50 ans après, le rouge et le noir de Mai 68 teintent encore les contestations
Un monde à repenser, des cadres politiques et économiques à briser, une parole libérée: l'esprit contestataire de Mai 68 n'a cessé d'essaimer dans les décennies suivantes dans la galaxie d'extrême gauche et anarchiste, jusqu'aux ZAD et à Nuit Debout.
"Mai 68. Ils commémorent, on recommence". Le slogan, tagué sur la statue de la place de la République lors de la manifestation du 22 mars dernier, résume l'héritage paradoxal de Mai 68 dans la nébuleuse "rouge et noire".
Au-delà du récit "fait par des leaders qui font figure, aux yeux de cette mouvance, de renégats", "la dimension de mythe de 1968, une révolte partant de l'espace académique qui s'étend rapidement jusqu'à une crise de régime, avec le plus grand mouvement de grève du XXe siècle en France, est une référence pour tous les militants", explique Isabelle Sommier, professeure de sociologie politique à l'université Paris-I.
"Les conquêtes de Mai 68, comme les accords de Grenelle ou les accords de Varenne, sont complètement réformistes donc c'est un échec dans une perspective de subversion radicale", souligne l'historien Pascal Ory: "Mais ça a laissé tout un imaginaire dans lequel puisent les radicalités de gauche depuis".
En avril 2018, à l'instar du tagueur de la République, ils sont encore nombreux à imaginer une "convergence des luttes" similaire entre la contestation étudiante actuelle et celle des cheminots et des fonctionnaires.
Mais, au-delà des mobilisations, Mai 68 a constitué une formidable chambre d'écho pour ces idées, jusqu'alors limitées à des cercles restreints.
"C'est le début d'une évolution significative de ces groupes (...) avec un renforcement des idées, de l'audience, mais aussi des organisations", affirme le chercheur indépendant Jacques Leclercq, auteur de "Extrême gauche et anarchisme en Mai 68".
- "Gauchismes spécialisés" -
Une génération de militants s'est formée dans les manifestations et les débats foisonnants - parfois sectaires - des assemblées générales étudiantes.
Dans un contexte d'individualisme émergent, "la dimension libertaire a pris le dessus", relève Pascal Ory, et la contestation s'est faite moins monolithique.
"Dans la continuité de 1968, on passe du gauchisme généralisé, type Gauche prolétarienne, à des gauchismes spécialisés, qui restent radicaux mais influencés par des perspectives libertaires: écologiste avec Les amis de la Terre par exemple, féministe avec le MLF, la lutte pour les minorités sexuelles avec le Front homosexuel d'action révolutionnaire..."
ONG, collectifs ou simples citoyens engagés dans ces diverses causes convergeront au printemps 2016 dans le mouvement Nuit Debout "contre la loi Travail et son monde", qui a fait figure de descendant de Mai 68 avec ses "agoras", ses "commissions" et sa multitude d'initiatives, de l'éducation populaire au journal Gazette Debout.
"Il y a quelque chose qui perdure du mouvement de 1968: ne pas se laisser embrigader, refuser l'enfermement par des organisations bureaucratiques", ajoute Jacques Leclercq: "Nuit Debout en est une preuve, les dirigeants politiques ont dû y venir en catimini". Certains anciens de 1968, comme Alain Finkielkraut, en ont également été chassés sans ménagement.
Pour beaucoup, les ZAD comme Notre-Dame-des-Landes, où confluent plusieurs luttes (écologiste, anticonsumériste, antinucléaire), incarnent aussi l'esprit de mai.
Parmi ceux qui ont été "les militants ordinaires de 1968", une bonne partie de "militants gauchistes", souvent septuagénaires aujourd'hui, "sont engagés de manière significative sur les ZAD", souligne Isabelle Sommier: "Ça leur rappelle le fourmillement de jeunesse, d'individus divers, l'expérimentation d'un mode de vie alternatif."
D'autres rejoignent le "cortège de tête" des manifestations: depuis 2016, lycéens, étudiants et collectifs d'extrême gauche, autonomes, anarchistes et antifascistes s'y retrouvent, en amont des carrés syndicaux traditionnels, n'hésitant pas à affronter la police et à dégrader des commerces.
"C'est un espace de contestation libre, libertaire, revigorant", confiait Michel, retraité soixante-huitard, lors d'une manifestation à l'automne. Au milieu d'une jeunesse qui se revendique "ingouvernable" et de ses slogans à la poésie insurrectionnelle ("La France qui se soulève tôt", "Je vous salue ma rue"...), "ça a un petit parfum de Mai 68".
Cinquante ans après, ce "cortège de tête" appelle à un nouveau "mai sauvage".
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