Marie Peltier : comment la mécanique complotiste gangrène le débat public
Un livre sur le complotisme. Mais garanti sans théorie de la terre plate ou sur les "chemtrails", ces traînées blanches que laissent les avions dans le ciel et dont certains assurent que ce sont des produits chimiques visant à asservir la population mondiale. Fi! également, et c'est presque dommage, de ce complot voulant que des extraterrestres ont remplacé les principaux dirigeants de la planète pour en prendre le contrôle... Car le complotisme moderne a évolué et n'a plus rien à voir avec ces théories farfelues. Pire, surfant sur la vague du "doute systématique" qui fait florès depuis le 11 septembre 2001, il se propage maintenant à grande échelle.
Au farfelu a succédé le dangereux. Ainsi, désormais, dire que les gouvernants obéissent à des maîtres cachés au détriment des peuples; que l’islam, entité homogène, aurait déclaré la guerre à l’Occident; ou encore que la Shoah ne serait qu’un coup monté, sont des discours considérés comme tout à fait recevables et censés par un certain nombre de nos contemporains.
Comment? Quels ressorts narratifs ont permis cet "exploit"? Marie Peltier, chercheuse belge spécialiste du complotisme, s'attache à répondre à ces questions dans son dernier livre, le deuxième sur le sujet: Obsession (éd. Incultes, 128p, 15,90 euros), sous-titré "dans les coulisses du récit complotiste".
La chercheuse décrypte dans son ouvrage les récits déployés par les différents acteurs autour de l'actualité française et internationale et l'analyse de cas concrets. Quels sont les visages du complotisme moderne, quelles sont ses sources profondes, ses mécanismes concrets? Marie Peltier apporte des réponses approfondies puis tente, pour finir, de proposer une autre narration collective à même de le combattre.
Premier constat saisissant: "pro" et "anti", entraînés dans leur valse de polémiques, se retrouvent sur les mêmes terrains. Mais "pro" ou "anti" quoi? Mennel, Charlie Hebdo, Tariq Ramadan, Donald Trump, Edwy Plenel? Le CRIF, le CCIF ou tant d'autres? Qu'importe, met très bien en exergue l'universitaire.
Qu'importe, en effet, tant les méthodes de chaque camp face à la polémique et à la controverse sont semblables. Dénonciation du "système", d’une justice "instrumentalisée" et de médias "aux ordres"; diffusion d'un contre-récit instrumentalisé; accusations de "fake news" ou d'indignation sélective, tout en pratiquant un relativisme forcené: voilà pour les outils. L'objectif restant de décrédibiliser "ceux d'en face" et de déporter le débat sur ce sujet (version moderne, et plus universelle, du "d'où tu parles, camarade?") plutôt que sur les faits eux-mêmes. Une arme redoutable et qui occulte totalement sur la recherche du débat ou de la vérité.
Sous la plume de la spécialiste il saute aux yeux que le récit complotiste a profondément pénétré le débat public, gangréné par sa mécanique de rejet de la "parole officielle" au profit de celle dite "alternative". La première y est ainsi discréditée par nature tandis que la seconde est érigée au rang de révélatrice des "secrets" que le "pouvoir" tenterait d'étouffer.
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Un exemple parmi d'autres: le voile porté par la porte-parole de l'Unef, Maryam Pougetoux, qui répondait à M6 en mai dernier. Immédiatement, la polémique s'est enclenchée, entraînant un festival de caricatures fondées sur le glissement sémantique entre "islam" et "islamisme". Le ministre de l'Intérieur du moment Gérard Collomb est même allé jusqu'à faire un lien entre le voile de la jeune femme et "un certain nombre de jeunes (qui) peuvent se laisser attirer par les thèses de Daech", rappelle Marie Peltier.
L'occasion était belle de mener un débat légitime sur la place du voile et du religieux dans la société, ou sur leur rôle -ou non- d'instrument d'oppression des femmes, voire même sur la (nécessaire?) "neutralité" d'une représentante d'organisation étudiante en fonction officielle. Mais non. Très majoritairement les échanges n'ont tourné qu'autour de la dénonciation d'un prétendu entrisme islamiste à large échelle dans notre société. Or cet argumentaire entraîne un écueil dangereux, et que Marie Peltier met bien en exergue: il renforce le sentiment d'oppression ressenti par les musulmans français qui ne cherchent qu'à vivre en paix dans leur pays en pratiquant leur religion, sans être essentialisés.
Musulmans et Juifs sont ainsi les deux grandes victimes des artisans de ces récits complotistes, nouveaux en ceci qu'ils essaiment désormais très largement. Les premiers car ils seraient un "problème" et dangereux, les seconds -et c'est tout sauf neuf- car ils tireraient prétendument les ficelles du "système".
Autant de discours vieux comme le racisme mais qui seraient devenus -magie de la rhétorique- "alternatifs". Leurs adeptes, à l'image d'Eric Zemmour, plaisent en outre à se dire "censurés" car "ils dérangent"... Et ce alors même qu'ils bénéficient d'un très large accès aux médias!
Une instrumentalisation de la liberté d’expression qui vise à la détourner pour en faire un argument qui permettrait de tout dire. Surtout le pire. Surtout l'illégal, car relevant de l’appel ou de l’apologie de la haine voire tout simplement du mensonge. C'est même devenu le "leitmotiv rhétorique pour des discours de propagande" des régimes les plus autoritaires, décrypte Marie Peltier.
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L'industrialisation du récit complotiste par certaines grandes puissances s'attaque désormais à la démocratie elle-même, à travers ses valeurs. Ces régimes dictatoriaux ou autoritaires, traumatisés par le printemps arabe, contre-attaquent en tentant d'influer sur les opinions publiques occidentales. Il s'agit d'inverser les valeurs, de brouiller la frontière entre opprimés et oppresseurs et, donc, d'inverser les valeurs pour paralyser le camp occidental. Un dictateur tel que Bachar al-Assad n'est-il pas érigé par certains au rang de rempart de la liberté face à des islamistes radicaux qu'il a pourtant lui-même fait sortir de prison?
L'entreprise rencontre ainsi un certain succès et le discrédit des "droits-de-l'hommistes" pénètre dans la population. A force de confusionnisme et de relativisme, certains en arrivent ainsi à rejeter la légitimité d'une intervention occidentale dans une Syrie où la Russie est bien présente, tout en réclamant à la communauté internationale de "faire quelque chose" pour le Yémen, attaqué par l'Arabie saoudite alliée des Etats-Unis. Et ils sont écoutés.
Mais qu'importe. Au nom du pragmatisme, l'universalisme des droits de l'Homme est rejeté par les complotistes modernes. Marie Peltier soulève bien l'importance de questionner l’imperfection des démocraties occidentales, qui peinent notamment à réduire les inégalités ou régler les rapports d’oppression anciens. Mais souligne que le débat est en réalité instrumentalisé pour discréditer ces démocraties plutôt que pour tenter de les améliorer. La guerre devient la paix, l'ignorance une force, la liberté un esclavage dans ce monde parallèle orwellien.
A l'arrivée, un constat assez sombre. Et, même si l'on peut ne pas partager toutes les positions de l'auteure, parfois presque péremptoires, son analyse des mécanismes est étayée et convaincante. Les solutions proposées, allant de la construction d'un discours plus humanisé (opposant le "je" aux obsessions complotistes du "nous" contre "eux") à la réaffirmation du "narratif des libertés" peuvent paraître simplistes mais ont le mérite de poser la bonne question: quel discours construire pour contrer ce complotisme moderne et redonner aux valeurs humanistes et d'émancipation leur place de grille de lecture du monde?
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