État islamique au Nigeria : le nouveau champ de bataille des djihadistes
Avec le soutien de l'Etat islamique canal historique, la branche nigériane de l'organisation a fait scission de Boko Haram et ne cesse de se renforcer. Matteo Puxton, spécialiste des questions de défense et observateur de référence de l'Etat islamique, dévoile la montée en puissance de la "province Afrique occidentale" de l'Etat islamique ("Gharb Ifriqiyya") et la menace sérieuse qu'elle représente pour la sous-région.
Aux portes de la zone d'influence française en Afrique sahélienne, l'Etat islamique étend son influence. Depuis ma dernière analyse de la branche Afrique occidentale (Nigéria, et maintenant Sahel) de l'Etat islamique en octobre 2018 pour France-Soir, celle-ci a continué de voir sa place croître au sein de l'organisation, notamment en termes de propagande. Nous connaissons également un peu mieux les raisons qui ont conduit à son expansion. Retour sur ce qui constitue probablement un des terrains d'avenir de l'Etat islamique après la perte territoriale du groupe en Syrie et en Irak.
Depuis deux ans et demi, le paysage dans le nord-est du Nigéria et dans la région du lac Tchad a été complètement transformé par la montée en puissance de la province Afrique occidentale de l'Etat islamique (PAOEI), qui est devenu le groupe dominant au niveau local. La branche armée de la PAOEI n'a cessé de voir ses capacités renforcées. L'Etat islamique y a consacré des moyens non négligeables, et continue de le faire aujourd'hui. Le groupe a récupéré des enjeux locaux en y greffant son discours mondial, et la PAOEI a su s'attirer le soutien des populations en évitant les exactions contre les civils. Bien que focalisée sur des objectifs locaux, la PAOEI pourrait très bien s'en prendre à des objectifs occidentaux. Des indices tendent à prouver qu'elle essaie de préparer de telles attaques. Les forces militaires étatiques de la région, pour l'instant, n'arrivent pas à contenir ni à éliminer la menace.
Le groupe Boko Haram, dirigé par Aboubakar Shekau, avait connu d'importants débats internes sur l'opportunité de rallier l'Etat islamique proclamé en Irak en 2014. C'est finalement chose faite en mars 2015. Toutefois, des tensions demeurent. Shekau, partisan d'une ligne idéologique très dure, versait dans une interprétation radicale du takfir (excommunication), considérant tout musulman travaillant pour un gouvernement "non musulman" comme relevant du takfir, et donc à éliminer. Mamman Nour, un des compagnons historiques (au même titre que Shekau) du fondateur de Boko Haram Mohamed Yusuf, revient d'exil (au Soudan, en Somalie, on ne sait pas très bien). Il retourne dans la forêt de Sambisa, au Nigéria, une des bases du groupe. Avec Abou Musab al-Barnawi, fils de Yusuf, il s’oppose à Shekau sur l’emploi des kamikazes, y compris enfants et adolescents. Ceux-ci frappent de façon aveugle les lieux publics comme les mosquées, les marchés et les camps de personnes déplacées par les combats à Maiduguri, la capitale de l’Etat de Borno au Nigéria. Les deux personnages contestent également la position de Shekau consistant à dire que lui-même garde le contrôle effectif de la branche, sans forcément se soumettre complètement à l'autorité d'Abou Bakr al-Baghdadi.
Mamman Nur quitte Shekau dès la fin de l'année 2015. Les opposants à Shekau finissent eux aussi par abandonner la base du groupe et s'installent dans les forêts de l'est de l'Etat du Yobe et en bordure du lac Tchad. Ils mènent une première opération contre l'armée nigériane le 3 juin 2016, sur le modèle de ce que fera la PAOEI ensuite, avant même que l'EI sanctionne le changement de direction de la branche. Une équipe dépêchée par la branche libyenne de l'Etat islamique arrive alors pour déterminer s'il est possible de créer une province Afrique occidentale du groupe djijhadiste au Nigéria après un éventuel débarquement de Shekau. En août 2016, l'Etat islamique, dans sa lettre hebdomadaire al-Naba, annonce l'éviction de Shekau et son remplacement par Abou Musab al-Barnawi, nommé nouveau wali (gouverneur de province). La nouvelle direction peut compter sur un maximum de 2.000 à 2.500 hommes, mais doit faire face à Shekau, à l'armée nigériane, et aux armées du Niger et du Tchad qui opèrent aussi contre les djihadistes. La situation est donc particulièrement compliquée. Certains, comme Mamman Nour, privilégient même des négociations avec le gouvernement nigérian -ce qui lui coûtera probablement sa tête, pour partie, en 2018. Toutefois, la PAOEI n'aura pas à affronter Shekau, qui redonne à son groupe le nom original de la formation, Jamat Ahl al-Sunna li-l Dawah wal Jihad (JAS). L'EI encourage la PAOEI à ne pas attaquer Shekau, le rapport de forces lui étant défavorable. En outre, Shekau continue de se revendiquer de l'Etat islamique et de reconnaître pour chef Abou Bakr al-Baghdadi, reprenant même les codes du groupe dans ses vidéos de propagande. La PAOEI fera toutefois la chasse aux partisans de Shekau qui opèrent sur son territoire sans respecter sa propre ligne. Actuellement, des groupes de raiders, anciennement membres du JAS, opèrent encore en bordure du lac Tchad et jusqu'au Niger en dehors de l'orbite de la PAOEI.
Pour aider le groupe nigérian à survivre et à s'installer, l'Etat islamique transfère, dès 2016, des sommes de 500.000 dollars tous les quatre mois. Menacée dans sa base par l'armée nigériane, la PAOEI se tourne vers le lac Tchad, dont la configuration permet le ravitaillement en eau et en nourriture, protège davantage de l'armée nigériane via le camouflage naturel ou artificiel, tout en autorisant le groupe à s'entraîner et à se réorganiser. Par ailleurs, Shekau y a stocké des armes lourdes dont la PAOEI a cruellement besoin. Ce dernier n'y a pas laissé des forces très importantes, ses bases principales étant dans la forêt de Sambisa et les montagnes Mandara. Dès janvier 2017, la PAOEI prend le contrôle du lac Tchad. En décembre 2016, deux groupes de combattants partis s'entraîner au sein de la branche libyenne de l'EI en 2015 reviennent au Nigéria. Un autre groupe part en Libye en janvier 2017, accompagné de cadres du groupe djihadiste. Ce dernier contingent va recevoir des formations militaires spécialisées. Dans l'autre sens, des combattants libyens, nigérians et d'autres pays d'Afrique subsaharienne arrivent au Nigéria pour servir d'instructeurs. L'EI a déjà injecté 1,5 millions de dollars pour soutenir la province Afrique occidentale de l'Etat islamique et continue encore ses envois de 500.000 dollars tous les quatre mois. La PAOEI s'imbrique dans le tissu local du lac Tchad, établit des liens avec les marchands, les officiers corrompus de l'armée, l'économie informelle, et elle recrute dans les communautés peule, kanouri, boudouma, visant en particulier à trouver des forgerons, des fondeurs, des hommes doués en mécanique ou tout autre compétence technique. A partir de février 2017, la PAOEI peut ouvrir des "écoles" de de formation spécialisées: fabrication d'IED, snipers, génie, infirmiers, opérateurs média... Le groupe privilégie en outre les attaques contre l'armée ou les civils liés à l'Etat, et ne frappe pas la population civile en elle-même, contrairement au JAS de Shekau.
La carte, qui s'arrête ici en avril 2018, montre bien l'implantation des deux factions (PAOEI en orange, JAS en foncé). Depuis le lac Tchad, la PAOEI se projette jusqu'au Yobé, au sud-est du Niger et au nord du Cameroun.
Au début de l'année 2018, le commandement central de l'Etat islamique estime que sa branche nigériane est suffisamment puissante pour sortir de sa base du lac Tchad. Six caravanes de recrues locales ayant suivi un entraînement spécialisé, d'instructeurs/formateurs et de soutien technique sont décomptées tout au long de l'année, venant de Libye, de retour au Nigéria. Elles comprennent notamment les cadres qui déposeront le commandement de "vétérans" de la branche, comme Mamman Nour en mai-juin 2018, puis Abou Musab al-Barnawi lui-même en mars 2019 – remplacé par Abou Abdullah al-Barnawi, dont on sait encore peu de choses. En juin 2018, plusieurs centaines de combattants de Shekau rejoignent la PAOEI. A partir de juillet 2018, les djihadistes lancent une série d'attaques contre les bases nigérianes dans le nord-est du Borno, dans l'Etat voisin du Yobe, descendant également au sud de part et d'autres de Maiduguri. Depuis fin 2016, la PAOEI borde déjà la frontière camerounaise au niveau du nord du département Logone-et-Chari. Le groupe harcèle également l'armée du Niger le long de la frontière et au-delà, notamment dans la préfecture de Diffa.
La PAOEI est désormais capable de s'autofinancer. Elle prélève 2 à 3 millions de dollars par mois dans les territoires où elle a installé un véritable système de gouvernement parallèle. Elle domine la production et la distribution du poisson séché pêché dans le lac Tchad, tire aussi des bénéficies de la production de poivre séché et de riz. Les taxes comptent pour 45% des revenus, loin devant celles sur les productions alimentaires. L'Etat islamique central a arrêté d'envoyer des sommes conséquentes depuis 2017; la PAOEI se finance elle-même à hauteur de 24 à 36 millions de dollars annuels. La base du groupe est la zone du lac Tchad, où elle exerce un contrôle direct sur la population. Au-delà, dans le nord du Borno, dans le Yobe, et plus au sud, la PAOEI est présente par un réseau d'émissaires et d'envoyés: toutefois la population peut aussi payer les taxes, ramener les fugitifs, y compris dans une zone proche d'installations militaires ou gouvernementales, ce qui montre l'emprise du groupe. La PAOEI glisse aussi vers le sud, comme on l'a dit, et a mené des attaques dans le Logone-et-Chari au Cameroun. Depuis le mois de mars, la propagande de l'EI incorpore également, dans sa propagande, les opérations de l'Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), la branche sahélienne de l'organisation, sous le nom de la PAOEI. Bien qu'ayant prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi en mai 2015, l'EIGS n'avait pas été reconnu officiellement par l'EI avant octobre 2016 dans la propagande (!).
L'Etat islamique au Grand Sahara a sa propre production médiatique, non relayée par l'appareil de propagande de l'EI. Tout change à partir de mars 2019: une photo au Burkina-Faso, sous le nom de la PAOEI, puis un numéro d'al-Naba présentant les opérations de l'EIGS depuis un an et demi. Vient ensuite la vidéo du média al-Furqan de l'EI (29 avril), où Abou Bakr al-Baghdadi reconnaît formellement l'allégeance de l'EIGS et appelle le groupe à intensifier ses attaques, en particulier contre la France.
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L'appel a été entendu: le groupe a multiplié les opérations, notamment au nord du Niger, toujours revendiquées sous le label de la PAOEI. Il semble que l'appareil de propagande ait choisi ce moyen pour sanctionner la meilleure connexion avec l'EIGS, ce qui ne veut pas dire que ce dernier soit subordonné à la branche nigériane. L'EI attend peut-être que la branche sahélienne soit suffisamment structurée et consistante pour la reconnaître comme province à part entière. On a ici l'exemple d'une branche de l'EI mal reliée au commandement central, évoluant dans une très grande indépendance, jusqu'à ce que le commandement central cherche à la placer dans son orbite, au vu de la perte territoriale en Syrie et en Irak. Pour le moment les indices de liens "physiques" entre l'EIGS et la PAOEI restent très parcellaires...
En vert, la zone actuellement tenue ou sous l'influence de la PAOEI, en marron celle du JAS, le groupe de Shekau.
Sur le plan de la gouvernance, la province Afrique occidentale de l'EI applique sa propre interprétation de la loi islamique, mais satisfait certains besoins qui pour la population locale n'étaient pas résolus par le gouvernement. Elle punit sévèrement le banditisme et notamment le vol de bétail. Elle interdit à ses hommes de commettre des exactions contre les civils et châtie cruellement les fautifs. Les peines les plus sévères concernent les atteintes à sa base fiscale (pêche illégale, refus de payer les taxes) ou à sa sécurité (utiliser des téléphones portables dans les zones interdites, ce qui est vu comme de l'espionnage). En termes de santé, le groupe fournit une aide médicale, pourvoit à la construction de latrines, et tolère des campagnes de vaccination par des organisations humanitaires contre la polio –du jamais vu dans la région du lac Tchad. Les taxes levées par le groupe, qui ne sont pas uniformes d'un endroit à l'autre (bien qu'en hausse en 2018), sont acceptées. La PAOEI cherche à encourager le commerce, ce qui est un moyen de se procurer notamment de l'essence, dont elle a grandement besoin pour ses raids motorisés. Les vidéos de propagande sont diffusées dans les camps de déplacés pour tenter de les faire revenir dans le lac Tchad. Le groupe finance des micro-prêts aux agriculteurs, fixe un maximum des prix pour les produits de base, relativement accessibles par rapport à Maiduguri. Le groupe creuse des puits, distribue des graines et du fertilisant aux agriculteurs. La PAOEI bénéficie d'un véritable enracinement local et la réponse pour la vaincre ne pourra donc être uniquement militaire.
Sur le plan militaire, justement, la PAOEI partait, en 2016, avec un contingent de 2.000 à 2.500 hommes, dépourvus d'armes lourdes au-dessus des canons antiaériens KPV/ZPU-2 de 14,5 mm. Après s'être équipée par des attaques sur l'armée nigériane qui menaçait sa base dans le Yobe, la PAOEI récupère dans le lac Tchad les stocks d'armes de Boko Haram: canons antiaériens ZU-23 de 23 mm, mortiers, canons sans recul. La PAOEI aurait grimpé à 4.000 combattants dès les premiers mois de 2018; un an plus tard, au début 2019, elle aurait aligné 12.500-13.000 hommes (une autre source donne 3.500 à 5.000 hommes à la PAOEI, il est difficile d'établir le chiffre exact mais on peut sans trop se tromper estimer qu'il dépasse les 5.000 hommes). L'objectif militaire de l'EI est de rendre intenable pour l'armée nigériane le maintien de ses bases dans le nord-est du Borno. La stratégie choisie est donc de combiner une tactique de harcèlement, typique de la guérilla, avec des assauts plus conventionnels. La PAOEI, pour démanteler une base, commence par détruire les convois de ravitaillement qui y parviennent, pour isoler la garnison. Suivent des attaques de harcèlement pour maintenir la garnison affaiblie sous pression. Les attaques de harcèlement servent aussi à déterminer le temps de réaction de l'aviation nigériane basée à Maiduguri, la capitale du Borno, puisque l'aviation est la seule arme véritablement efficace contre les djihadistes. Une fois ces objectifs atteints, la PAOEI lance un assaut de grande échelle avec des troupes fraîches, qui généralement emporte la base, avec mort, fuite ou capture des hommes de la garnison.
Depuis juillet 2018, la PAOEI a été capable de monter des attaques contre des bases abritant au moins un bataillon (Jili, juillet, environ 700 hommes), voire une brigade ou plus (Baga, décembre), ce qui témoigne à la fois d'un bon renseignement local et d'une coordination interne efficace avec des assauts impliquant parfois plusieurs centaines d'hommes. A Baga, contrairement à l'habitude, les djihadistes ont tenu le terrain, quite à subir des pertes par frappe aérienne, mais l'armée nigériane a été contrainte d'évacuer ses avant-postes sur le lac Tchad, notamment Kangarwa, qui avait été farouchement défendue en 2016-2017. L'armée nigériane souffre de problèmes chroniques qui l'empêchent d'être efficace face à la stratégie imposée par la PAOEI; l'aviation a souvent été déterminante pour repousser les assauts. Le gouvernement nigérian nie ou minimise trop souvent ses pertes et gonfle celle des djihadistes. Le Nigéria bénéficie pourtant de l'aide des pays voisins (Tchad, Niger, Cameroun) via la Multinational Joint Task Force (MNJTF), qui lance régulièrement des opérations, sans grand succès jusqu'ici. La dernière, baptisée Yancin Takfi, a vu les troupes tchadiennes entrer au Borno pour tenter de déloger la PAOEI de ses bases dans le lac Tchad. En face, la branche libyenne de l'Etat islamique continue de servir de base arrière pour l'instruction des recrues et la formation militaire spécialisée de la branche nigériane. Un convoi de combattants serait encore parti en Libye en février 2019, après la chute de Baga. L'armée nigériane, qui a subi depuis juillet 2018 un nombre conséquent de revers, a choisi par ailleurs de couper le commerce entre les zones tenues par la PAOEI et celles tenues par le gouvernement, quand elle ne les met pas en coupe réglée. Les populations locales, en colère contre ces mesures qui les privent de revenus, passent donc parfois d'un soutien passif à un soutien actif aux djihadistes.
Cette reconfiguration militaire va de pair avec un resserrement des liens entre la PAOEI et le commandement central de l'EI, documenté par des événements locaux, mais aussi via les documents de propagande du groupe que nous analyserons dans la prochaine partie.
Voir:
L'Etat islamique en Afrique subsaharienne: la nouvelle menace
En Libye, l'Etat islamique profite de l'offensive du maréchal Haftar sur Tripoli
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