Etat islamique au Nigéria : les djihadistes ont "tiré les leçons de l'expérience irako-syrienne"
Loin d'être un "parent pauvre" des branches de l'organisation Etat islamique, la province d'Afrique orientale du groupe djihadiste s'est structurée en tirant les leçons de l'expérience irako-syrienne, explique Matteo Puxton, spécialiste des questions de défense et observateur de référence de l'Etat islamique.
S'affranchissant de la tutelle de Boko Haram, la branche nigériane de l'Etat islamique a su monter en puissance au point de devenir une menace d'envergure pour la sous-région. Indépendante financièrement, puissamment armée et jouissant de soutien locaux, elle étend son emprise sur de vastes zones en renforçant ses capacités de propagande.
La province d'Afrique de l'Ouest de l'Etat islamique (PAOEI) est comme on l'a dit fortement intégrée à la structure centrale de l'EI. Son objectif est de garder le contrôle sur sa base du lac Tchad et de s'étendre au-delà. Mais les leçons ont été tirées de l'expérience syro-irakienne: la PAOEI ne cherche pas, ainsi, à tenir les villes qu'elle peut prendre. C'est aussi une leçon tirée des revers subis par la branche en 2015, juste après l'allégeance: le groupe nigérian sait qu'elle ne peut pas combattre de façon conventionnelle face à une armée régulière appuyée par l'aviation. Si la PAOEI n'a pas encore fomenté d'attaques terroristes contre les intérêts occidentaux, il n'en demeure pas moins que le ton s'est durci en 2018 contre les acteurs humanitaires ou l'ONU et ses représentants dans le secteur.
Lire le premier épisode- État islamique au Nigeria: le nouveau champ de bataille des djihadistes
Depuis l'an passé, la PAOEI a vu son commandement reconfiguré, en parallèle du lien plus étroit avec le commandement central de l'Etat islamique. Le 19 février 2018, le groupe avait enlevé 112 petites filles et un petit garçon à Dapchi, dans le Yobe. Le 21 mars, suite à des négociations avec le gouvernement nigérian, 107 otages sont relâchés, un seul restant en captivité (quelques-uns sont morts en détention). Mamman Nour, qui a été accusé à la fois de négocier avec le gouvernement nigérian et de vouloir sortir du conflit, est éliminé suite à ce "geste de bonne volonté", selon la présentation que le groupe en fait. Il semble que ce soit des hommes partisans d'une ligne dure, formés en Libye, donc plus proches du commandement central de l'EI, comme Aboubakar Mainok et Mustapha Kirmima, qui aient pris le dessus. A l'automne, la PAOEI exécute deux sages-femmes du Comité international de la Croix-Rouge, ce qui confirme le rejet d'une ligne de négociations avec le gouvernement nigérian (ou l'absence de volonté pour payer la rançon pour les récupérer...). En mars 2019, c'est Abou Musab al-Barnawi, fils de Mohamed Yusuf, le fondateur de Boko Haram, qui est renversé et remplacé par Abou Abdullah ibn Umar al-Barnawi, un changement qui n'est pas sanctionné par l'EI et que nous connaissons uniquement par des informations locales. En plus de ses querelles de commandement, le groupe est aussi traversé par des tensions liées à son recrutement. Au début, la PAOEI recrutait surtout dans l'ethnie kanourie; avec son installation au lac Tchad, elle compte de plus en plus de Boudouma, peuple pêcheur, qui tente de se faire entendre au sein du groupe – par exemple en récupérant le marché aux poissons de Baga après la prise de la ville.
L'analyse de la propagande de l'Etat islamique nous montre à la fois les liens resserrés entre le commandement central du groupe et son appareil de propagande, et la PAOEI. Depuis juillet 2018 et jusqu'en mai 2019, sur une période de 9 mois, quatre vidéos longues ont été diffusées sur la PAOEI, ce qui en fait la branche extérieure au Levant la plus représentée avec le Yémen et le Sinaï dans ce domaine. Sur le plan des reportages photos, la poussée, qui commence en juillet 2018, s'accélère avec l'année 2019 pour atteindre un pic depuis avril. De la même façon, le nombre de communiqués de revendication concernant la PAOEI dans la propagande s'accélère fortement en novembre-décembre 2018.
La première vidéo longue, "Tribulations et bénédictions", diffusée le 11 juillet 2018, nous montre pour la première fois un atelier de fabrication de SVBIED (véhicules kamikazes) au Nigéria, dans le territoire contrôlé par la PAOEI. La vidéo documente également plusieurs SVBIED jetés sur l'armée nigériane: ces véhicules, renforcés de plaques de blindage découpées dans des tôles, munis d'un blindage appelé SLAT (en grillage, pour faire exploser prématurément les charges antichars) sont directement inspirés du modèle syro-irakien de l'EI. Il y a donc eu communication entre l'appareil central et la PAOEI pour cette transmission de savoir-faire: on mesure combien l'Etat islamique s'est impliqué dans la construction de la branche.
Atelier de fabrication de SVBIED dans la vidéo du 11 juillet 2018 au Nigeria. C'est la première fois que l'EI montre un tel atelier en dehors de la Syrie et de l'Irak.
SVBIED jeté contre l'armée nigériane dans la vidéo du 11 juillet 2018. Le blindage en plaques de tôle, la protection des roues, le blindage SLAT (grillage) à l'avant; tout rappelle le modèle syro-irakien des SVBIED de l'EI.
La deuxième vidéo longue baptisée "Inflige-leur un châtiment exemplaire" en référence à une sourate du Coran, est du modèle "court" de vidéo inauguré en juin 2017 (elle ne dure qu'un peu plus de cinq minutes). Parue le 8 septembre 2018, elle couvre l'attaque d'une base nigériane à Zari, le 30 août précédent, juste avant l'assaut et la capture de la ville de Gudumbali en septembre. Cette vidéo est la première, quasiment, à montrer les troupes de la PAOEI munies d'un semblant d'uniforme, que l'on peut voir dans une scène de groupe avec plus de 75 combattants, ce qui confirme l'importance des effectifs de la formation. Cet uniforme se repérait déjà dans la dernière séquence de la vidéo du 11 juillet, qui montrait l'assaut d'une base de l'armée nigérienne à Toumour, en janvier 2018. Là encore, c'est le modèle syro-irakien de l'EI qui est calqué. L'assaut submerge la position de l'armée nigériane: l'Etat islamique filme de nombreux cadavres de soldats, plusieurs sont abattus à bout portant.
Plus de 75 combattants réunis avant l'assaut sur Zari. Ils portent désormais un semblant d'uniforme, inspiré du théâtre syro-irakien.
La troisième vidéo paraît le 15 janvier 2019. Elle porte le titre "Emigration (hijra) et combat", reprenant les paroles d'un discours audio d'Abou Bakr al-Baghdadi. C'est la plus longue parue dans la série de 4 (plus de 27 minutes). Elle couvre les assauts de bases de l'armée nigériane par l'Etat islamique entre celui sur Jili (juillet 2018) et Gudumbali (septembre 2018). Dans cette vidéo, la PAOEI montre de nouveau des effectifs conséquents (plus de 50 hommes rassemblés avant l'attaque sur Gudumbali; une autre scène de propagande filme plus d'une centaine de combattants). Les fantassins portent toujours le semblant d'uniforme observé dans les vidéos précédentes. La plupart sont équipés de fusils d'assaut Type 56, mais on remarque des Zastava 21 S qui semblent réservés aux cadres ou au personnel spécialisé. Dans la séquence montrant l'assaut sur Jili (juillet 2018), on peut voir, de manière furtive, un chef de groupe qui n'est probablement pas africain, indice de la présence de combattants étrangers venus de Libye, ou d'ailleurs, pour encadrer et entraîner les troupes de la PAOEI.
Vidéo du 15 janvier 2019: pendant l'assaut sur la base nigériane de Jili (juillet 2018), un homme à barbe rousse, non africain très probablement, mène un groupe d'assaut débarqué d'un pick-up. Jili est la première attaque d'envergure lancée par la PAOEI.
Le 23 février 2019, une vidéo Amaq montre pour la première fois un tir de roquettes de 122 mm (Grad) sur la capitale de l'Etat du Borno, Maiduguri, en pleine élection. La PAOEI avait déjà montré des tirs de mortier sur des bases nigérianes. Toutefois, à partir de ce moment, les opérations de harcèlement par tir indirect (mortier, de nouveau des roquettes Grad récupérées à Baga probablement en décembre 2018) vont se multiplier, laissant entrevoir le développement des capacités militaires de la PAOEI.
Avec l'opération "Revanche pour le Sham" (avril 2019), la PAOEI dévoile, à travers un reportage photo (10 avril), un premier commando inghimasi, qui s'en prend à la gendarmerie de Diffa, au Niger, à la frontière. C'est la première fois que de telles troupes, bien connues en Syrie-Irak, sont utilisées dans la PAOEI et mises en valeur dans la propagande (plusieurs des hommes du commando posent avec des fusils d'assaut AK-74 customisés pris aux forces spéciales nigérianes). Ici, le commando inghimasi répond à la deuxième utilisation de ce type de combattant, non pas comme troupes de choc sur le champ de bataille, mais comme élément d'infiltration pour frapper un objectif de valeur sur les arrières adverses. L'utilisation d'inghimasiyyoun confirme, si besoin était, l'alignement de l'organisation de l'appareil militaire de la branche nigériane sur celui de l'appareil central.
Deux des quatre inghimasiyyoun qui vont attaquer la gendarmerie de Diffa au Niger, reportage photo du 10 avril 2019. L'homme de gauche tient un AK-74 des forces spéciales nigérianes. Ce type de combattant a été importé du théâtre syro-irakien de l'EI au Nigéria.
La dernière vidéo longue, intitulée "Et tuez-les, où que vous les rencontriez", titre là encore issu d'une sourate du Coran, a été mise en ligne le 22 mai 2019. D'une durée d'un peu plus de 21 minutes, elle couvre la tranche chronologique courant de novembre 2018 à mars 2019, se focalisant en particulier sur la bataille de Baga (décembre 2018-janvier 2019). On peut y voir, de nouveau, une séquence montrant plus de 80 combattants réunis ensemble, nouvelle preuve des effectifs importants de l'appareil militaire -toujours avec le même uniforme. La vidéo montre également deux SVBIED en colonne pendant la préparation de l'attaque sur Baga: l'un d'entre eux est celui saisi plus tard, en janvier 2019, par l'armée nigériane. Là encore, le modèle est inspiré du théâtre syro-irakien. Pour l'assaut sur Baga, la PAOEI avait donc déployé des moyens conséquents, dont des SVBIED – l'utilisation semble en être limitée non pas faute de moyens humains ou d'ateliers de fabrication, mais par manque d'explosifs en quantité suffisante... La vidéo insiste particulièrement sur l'abondant butin matériel saisi lors des investissements de bases militaires nigérianes, notamment à Baga. Elle met en scène des djihadistes qui tiennent des discours, arborant les armes les plus sophistiquées récupérées dans le butin (ghanima): AK-74 des forces spéciales nigérianes, fusil de précision Armalite AR-10 A-Series SuperSASS jusqu'ici jamais vu entre les mains de la PAOEI... la vidéo met également en scène des exécutions, une collective de soldats nigérians par armes à feu, une autre où un militaire est déchiqueté au lance-roquettes antichars RPG-7, calquant, là encore, des procédés vus dans des vidéos de l'Etat islamique sur d'autres parties du globe. Enfin, on peut y voir des équipes de deux opérateurs médias procéder au tournage des vidéos, exactement de la même façon qu'en Syrie/Irak, preuve qu'un schéma a été là encore repris du commandement central.
Deux SVBIED en colonne avec des pick-up Land Cruiser et technicals avant l'assaut sur Baga. L'exemplaire de tête sera saisi par l'armée nigériane. La facture de ces SVBIED, de nouveau, est celle du théâtre syro-irakien de l'EI.
Au terme de cette analyse, on mesure combien il serait erroné de croire que des groupes locaux prêtant allégeance à l'EI ne font que récupérer un "label" ou succomber à un "effet de mode", espérant une publicité faisant avancer leur cause. La PAOEI est à l'exact opposé: depuis 2016, elle a été soutenue et formatée par le commandement central de l'Etat islamique, qui y a injecté des moyens financiers, un soutien humain (via la branche libyenne) et a veillé à la connexion avec l'appareil de propagande. Si la PAOEI conserve l’initiative des actions sur le terrain, elle est étroitement liée à l'EI global, qui décide des orientations stratégiques à suivre. En misant sur des branches extérieures à la Syrie et à l'Irak au sein de théâtres offrant des opportunités, l'Etat islamique a pris une option pour garantir sa survie.
Voir:
L'Etat islamique en Afrique subsaharienne: la nouvelle menace
En Libye, l'Etat islamique profite de l'offensive du maréchal Haftar sur Tripoli
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