L'Etat islamique n'est pas vaincu : il a rebasculé dans l'insurrection

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Matteo Puxton, édité par Maxime Macé
Publié le 07 février 2019 - 15:35
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L'insurrection de l'Etat islamique dans la province de Deir Ezzor montre que la perte son territoire n'entrave pas les capacités offensives du groupe.
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L'insurrection de l'Etat islamique dans la province de Deir Ezzor montre que les capacités offensives du groupe ne sont pas entravées par ses pertes territoriales.
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Si l'Etat islamique ne contrôle plus que des territoires éparses et réduits en Syrie, le groupe terroriste n'en reste pas moins dangereux. Matteo Puxton, spécialiste des questions de défense et observateur de référence de l'organisation terroriste, explique comment l'insurrection menée dans la province de Deir Ezzor montre que les capacités militaires de l'EI ne sont pas entravées malgré la perte de son territoire.

La province de Deir Ezzor, à l'est de la Syrie, est actuellement coupée en deux: la partie à l'ouest de l'Euphrate, avec les villes de Deir Ezzor, Mayadin et al-Boukamal, est tenue par le régime syrien, qui l'a reprise à l'Etat islamique suite à son offensive de l'été-automne 2017. A l'ouest de cette zone, l'EI maintient une présence dans le désert, qui se poursuit dans l'est de la province de Homs. A l'est de l'Euphrate, la province est sous le contrôle des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), descendues du nord contre l'organisation terroriste à partir de septembre 2017. La poche de Hajin, la dernière enclave territoriale de l'Etat islamique en Syrie, qui vit actuellement ses derniers moments se situe du côté est de l'Euphrate.

L'ancienne wilayat al-Khayr de l'EI, qui correspondait à la province de Deir Ezzor, à l'exception de sa partie la plus au sud (wilayat al-Furat dans l'ancien système des djihadistes), opère donc à la fois contre le régime syrien et ses alliés, et les FDS. Le 21 avril 2018, le groupe salafiste annonce avoir détruit trois véhicules du régime à l'ouest d'al-Mayadin. Le 25 mai, le groupe prétend avoir tué 23 "croisés" (Russes) et apostats dans les champs pétrolifères à l'ouest d'al-Mayadin. Le 30 mai, un poster vient rendre hommage à un membre de la branche médiatique, Abou Tarab al-Baghdadi (Irakien, ou plus probablement de la ville d'al-Baghdadi à l'est de l'Euphrate, en Syrie), tué au combat. Le 31 mai, un reportage photo montre l'exécution de deux prisonniers capturés suite au raid du 25 mai: l'un est égorgé, l'autre abattu avec un canon ZU-23 (23 mm) monté sur pick-up. Le 12 juin, l'Etat islamique annonce avoir tué 10 membres de la brigade palestinienne Liwa al-Quds et du régime au sud-ouest d'al-Mayadin.

31 mai: exécution d'un prisonnier capturé une semaine plus tôt à l'ouest de Mayadin avec un canon ZU-23. Au printemps 2018, l'EI lance encore des raids à la périphérie ouest d'al-Mayadin.

Il faut attendre plus de deux mois, le 18 août, pour trouver un nouveau communiqué de l'ancienne wilayat al-Khayr (le système de provinces en Irak et en Syrie a été abandonné par l'Etat islamique dans ses revendications le 10 juillet). Deux jours plus tôt, une vidéo de son agence de propagande Amaq montrait une attaque à l'IED, engin explosif improvisé, sur un véhicule sur la route de Kharafi, images qui sanctionnent donc l'insurrection lancée par l'EI dans la province de Deir Ezzor.

Les 11 communiqués du mois d'août concernent tous des attaques, cette fois-ci, à l'est de l'Euphrate, contre les FDS.

On voit donc que l'insurrection de l'Etat islamique dans la province de Deir Ezzor démarre en plusieurs endroits: les attaques se concentrent sur la rive est de l'Euphrate, en face de Mayadin, au nord et au sud, avec d'autres opérations plus excentrées (plus à l'est vers les champs pétrolifères ou gaziers; plus au nord-ouest avec une voiture piégée).

Il y a 28 communiqués de revendication du groupe terroriste, soit presque trois fois plus, en septembre 2018.

Au mois de septembre 2018, comme on le voit sur la carte, l'insurrection lancée par l'Etat islamique opère sur la rivière Khabour, au nord d'al-Busayrah et au nord d'al-Gharanij. Le mois passant, elle se concentre sur la rive est de l'Euphrate entre le village d'al-Sabkah au nord et le nord d'al-Gharanij au sud, sur un secteur d'environ 40 km.

En octobre 2018, le rythme se maintient avec 24 communiqués qui là aussi concernent tous des attaques à l'est de l'Euphrate.

En octobre, le secteur d'opérations du groupe djihadiste se précise. Les attaques sur le Khabour sont moins nombreuses; on relève une seule attaque au nord-ouest de Deir Ezzor. Le gros des opérations de l'Etat islamique se concentre entre la zone d'al-Busayrat au nord et Darnaj au sud, avec quelques opérations autour d'al-Gharanij. Ce secteur de 30 à 40 km, sur la rive est de l'Euphrate, au nord et au sud de Mayadin située en face sur la rive ouest, concentre manifestement l'activité de l'EI. Aux assassinats ciblés, embuscades et attaques à l'IED s'ajoutent désormais les assauts de checkpoints et l'emploi d'un véhicule kamikaze, qui est d'ailleurs montré dans une vidéo Amaq, après le succès remporté par l'organisation dans la poche de Hajin, plus au sud, les 25-28 octobre. Cette attaque kamikaze venait d'ailleurs probablement en soutien de la contre-offensive djihadiste, contre les renforts dépêchés par les FDS.

L'Etat islamique produit encore 32 communiqués en novembre, là encore sur la rive est de l'Euphrate contre les Forces démocratiques syriennes. On y trouve une première image, mais qui n'est qu'un poster en hommage à un "martyr", Abou Omar al-Sukhrawi (26 novembre).[[{"fid":"1314208","view_mode":"default","fields":{"format":"default","field_file_image_alt_text[und][0][value]":"","field_file_image_title_text[und][0][value]":""},"type":"media","attributes":{"style","class":"media-element file-default"}}]]

En novembre, on peut constater sur la carte que la zone d'opérations de l'insurrection terroriste se rétrécit encore: les actions le long du Khabour sont moins nombreuses. Le gros des attaques a lieu entre le nord d'al-Busayrah et Darnaj, au sud de Mayadin sur la rive est de l'Euphrate, avec une attaque au nord de Gharanij. Le cœur de l'insurrection EI est donc bien situé sur une bande de 30 à 40 km le long de l'Euphrate.

Il y a 29 communiqués en décembre 2018.

Sur la carte, la distribution des attaques confirme l'implantation de l'insurrection de l'Etat islamique sur la bande de 30 à 40 km de long sur la rive est, en face de Mayadin, au nord et au sud. Le nombre d'attaques sur le Khabour et au nord de Gharanij est désormais très limité.

L'activité de l'EI grimpe en janvier 2019 avec 46 documents publiés par le groupe, dont, pour la première fois, des images illustrant l'activité insurrectionnelle. Comme dans les autres provinces où l'organisation terroriste a démarré l'insurrection en 2018, Raqqa, le secteur de Manbij, les images viennent ainsi confirmer, au fil des mois, l'activité djihadiste. Le 12 janvier, deux reportages photos montrent ainsi l'assassinat d'un "apostat du PKK" dans le village d'al-Sabkah (secteur d'al-Busayrah) et un autre l'exécution d'un prisonnier, lui aussi "apostat du PKK", à Darnaj, plus au sud. Au mois de février 2019, pour la période du 1er au 6, l'Etat islamique a déjà publié cinq communiqués de revendication. Le groupe reste actif à l'ouest de l'Euphrate, contre les forces du régime syrien. Le 26 janvier 2019, le groupe tend une embuscade à un convoi au sud d'al-Mayadin, provoquant la mort de plus de 20 hommes; deux pick-up sont capturés. Ce n'était pas la première attaque dans le secteur contre des véhicules.

Le secteur d'opérations de l'insurrection de l'EI dans la province de Deir Ezzor. Les opérations se concentrent sur une bande de 45 km le long de l'Euphrate, en face de Mayadin tenue par le régime syrien et ses alliés, où les attaques sont quasiment quotidiennes.

Comment expliquer ce basculement très rapide de l'Etat islamique à l'insurrection après la perte de son territoire?  En mars 2018, l'EI a dissous son organisme qui s'occupait de la dimension économique et l'a réorganisé en un "comité des affaires de guerre". C'est ce comité qui structurerait les réseaux clandestins en Syrie: il choisit les chefs, arme et finance les cellules, donne les instructions pour celles-ci, si elles doivent rester "dormantes", ou non. L'organisation djihadiste revient donc à sa dimension clandestine qui était celle de l'époque de l'Etat Islamique d'Irak, avant 2013; mais il a des moyens infiniment supérieurs, hérités de la période territoriale, et une organisation plus aboutie.

L'Etat islamique a fait passer des milliers d'enfants dans ses écoles: faute de reconstruction de la part du régime syrien, par exemple, 80.000 enfants dans la province de Deir Ezzor ont peu ou pas d'accès à l'éducation, et n'ont parfois connu que celle de l'organisation. La situation n'est pas meilleure dans les zones tenues par les FDS. L'EI a utilisé des intermédiaires pour camoufler une partie des revenus accumulés sous la période territoriale. La politique des Forces démocratiques syriennes, qui a cherché à se concilier les tribus pro-EI dans les provinces de Raqqa ou de Deir Ezzor, en les intégrant dans leur structure contre une amnistie, a provoqué la colère des populations locales qui ne voient dans ces chefs que des "chevaux de Troie" de l'organisation, prêts à se retourner à la moindre opportunité. Au point que dans la province de Deir Ezzor, les habitants, sur les réseaux sociaux, n'osent plus se revendiquer pro-FDS ou pro-américains par peur de représailles. Certains habitants regrettent même le système mis en place par l'Etat islamique, qui, bien que très coercitif, offrait certains avantages économiques et permettait de satisfaire certaines revendications. Sous la férule du régime syrien ou sous le système très imparfait mis en place par les FDS, la situation est parfois plus mauvaise que ce qu'elle était sous l'EI. Ce dernier, bien qu'il ait perdu son territoire, parvient encore à contrôler des puits de pétrole dans l'est de la province de Deir Ezzor, face aux FDS.

N'en déplaise à ceux qui ne regardent que la carte, où le territoire de l'Etat islamique a effectivement quasiment disparu en Syrie, après l'Irak, le groupe djihadiste n'est pas vaincu. Après avoir opéré son retour à l'insurrection en Irak il y a un an, il a fait de même en Syrie dans le second semestre 2018. L'exemple de la province de Deir Ezzor l'illustre bien: les attaques sont quasiment quotidiennes, et ne ralentissent pas, bien relayées par une propagande toujours active.

Voir:

Syrie: l'EI inflige un revers aux FDS dans l'est, mais reste acculé

Syrie: l'Etat islamique inflige une lourde défaite aux FDS

Syrie: les "Lions de la Sécurité militaire", une milice des mukhabarat qui se bat à Deir Ezzor

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