Exclu- Syrie : comment l'Etat islamique envoie des adolescents au combat à Hajin
Le 12 décembre 2018, les Forces démocratiques syriennes (FDS) récupèrent une vidéo prise par une caméra GoPro récupérée sur le corps d'un combattant de l'Etat islamique (EI), lors de combats autour de la poche de Hajin. Ce document, que nous avons pu consulter, en rappelle un autre: la vidéo mise en ligne le 27 avril 2016 par Vice News, également récupérée sur le corps d'un combattant de l'Etat islamique, et qui témoignait d'un assaut mécanisé réduit à l'échec au nord de Mossoul, en décembre 2015. Ce document-ci permet encore une fois d'appréhender le combat d'une escouade de djihadistes en dehors des productions de propagande livrées par le groupe terroriste.
Le document que nous avons ici est une vidéo d'une durée de 11 minutes et 39 secondes, si l'on enlève le bandeau introductif rajouté par l'organe de presse des FDS. La vidéo aurait été récupérée le 12 décembre ou un peu avant, ce qui semble l'hypothèse la plus logique. Dans la vidéo, aucun indice ne permet de localiser précisément la scène. Toutefois, le paysage désertique, la présence d'une position défensive avec levées de terre et fossés prouvent qu'il s'agit d'un endroit dans la zone désertique autour de la poche de Hajin (est de la Syrie) probablement, en tout cas pas dans une agglomération comme Hajin où les combats ont fait rage entre les 7 et 14 décembre. Le 3 décembre, l'Etat islamique avait lancé une contre-attaque au nord-est d'al-Shafaah: il s'agit peut-être d'images tournées durant cette contre-attaque, qui correspondrait bien aux moyens engagés ici par l'EI et au paysage.
Le combattant de l'Etat islamique sur lequel a été retrouvé la caméra avait pour kounya (nom de guerre) Abou Ayman al-Iraqi. Il s'agit donc d'un Irakien, qui portait une caméra GoPro sur la tête, comme souvent pour la propagande djihadiste, et qui a filmé la scène avant d'être tué. Abou Ayman est manifestement un chef d'escouade, l'unité tactique de base de l'EI qui regroupe en général de 7-8 à 10 combattants, parfois plus pour les troupes d'élite (jusqu'à 15 ou plus pour les inghimasiyyi).
Abou Aisha, avec le RPG-7 à sa gauche et le sac transportant les roquettes à sa droite, vu par Abou Ayman al-Iraki qui porte la caméra Go Pro. Au fond, le véhicule blindé improvisé. Capture d'écran.
L'escouade a débarqué d'un véhicule blindé improvisé construit sur un châssis de pick-up (Toyota Hilux ou Land Cruiser) que l'on distingue à l'arrière-plan, puis d'un peu plus près à la fin de la vidéo. Ce genre de véhicules, que l'EI a commencé à aligner plus fréquemment à partir de 2017, permet le transport rapide sur le champ de bataille des escouades du groupe djihadiste. Avec le temps, ces véhicules se sont perfectionnés: renforts de blindage pour protéger les roues, meurtrières en ronds dans le compartiment de transport à l'arrière pour tirer depuis le véhicule en restant protégé, échelle fixée sur les flancs pour franchir les éventuels fossés autour des positions défensives attaquées ou autres obstacles. Ces véhicules ont été utilisés lors des trois contre-attaques que l'Etat islamique a conduites depuis la poche de Hajin contre les FDS à partir du 10 octobre jusqu'au 23 novembre. La dernière vidéo de Daech du secteur al-Barakah, mise en ligne le 10 décembre, et qui couvre les deux dernières contre-attaques majeures de l'EI (25-28 octobre, 21-23 novembre) montrent un certain nombre de ces véhicules.
Véhicule blindé improvisé sur châssis de pick-up vu dans la dernière vidéo de l'EI du secteur al-Barakah (10 décembre). On note l'échelle sur le flanc pour passer les fossés, les meurtrières à l'arrière d'où pointent les tubes d'AK-47/AKM, et la mitrailleuse M2HB (12,7 mm) qui équipe ici l'engin, protégée par un bouclier. Capture d'écran.
Il semble que la colonne d'assaut de l'Etat islamique, qui visait une position défensive des Forces démocratiques syriennes, ait été surprise par la disparition d'une tempête de sable qui devait protéger son attaque. Le véhicule blindé improvisé transportant la section d'Abou Ayman al-Iraqi paraît bien seul: c'est inhabituel, l'EI attaquant toujours avec des colonnes mécanisées comprenant plusieurs véhicules de ce type, des technicals, des motos, des pick-up, pour concentrer ses forces sur un point plus faible. Il est probable que le véhicule a été surpris par la levée de la tempête de sable et que l'escouade fasse office d'arrière-garde, comme semble le suggérer Abou Ayman al-Iraki dans son discours.
Colonne mécanisée de l'EI dans cette même vidéo. Les colonnes comprennent toujours de nombreux technicals (pick-up armés) et des véhicules blindés improvisés comme celui visible au premier plan qui ressemble à celui de la vidéo mise en ligne par les FDS, ainsi que des motos, des pick-up, d'autres véhicules. Capture d'écran.
L'escouade d'Abou Ayman est répartie le long d'une levée de terre en face de la position attaquée. Lui-même est sur le flanc droit. A ses côtés, Abou Aisha al-Iraki, un jeune combattant qui est le tireur sur lance-roquettes RPG-7 du groupe. On voit qu'il transporte aussi le sac contenant les roquettes pour l'arme. Abou Aisha demande à son chef de se replier, mais Abou Ayman al-Iraki refuse et encourage ses hommes à continuer de tirer. Lui-même montre l'exemple en ouvrant le feu avec son M-16A4, une arme de prise qui est souvent la propriété au sein de l'Etat islamique des chefs d'escouade ou cadres dirigeant de petites unités. Abou Ayman obtient, à force d'insister, qu'Abou Aisha saisisse le M-16A2 (arme de prise également, plus répandue chez les fantassins de base de l'EI) dont il est équipé en plus du RPG-7, et qu'il ouvre timidement le feu. Mais bientôt Abou Ayman doit menacer Abou Aisha qui essayait de se replier vers le véhicule en abandonnant le RPG-7 et le sac contenant les roquettes.
Abou Ayman al-Iraqi se dirige alors vers le flanc gauche de la levée de terre où se trouve le reste de l'escouade. Il s'étonne de l'absence des autres hommes. Le véhicule blindé semble inoccupé; les combattants de l'Etat islamique n'utilisent même pas la mitrailleuse lourde bien visible, montée sur le véhicule, pour se couvrir par un tir de suppression. Sur le flanc gauche, il y a au moins cinq hommes (l'escouade comprendrait donc au moins sept hommes en comptant son chef) qui eux aussi demandent à Abou Ayman de se replier. Celui-ci y consent finalement, en ordonnant aux fantassins de gagner un par un le véhicule. Un des hommes tire avec un fusil d'assaut AKMS; un autre a lui aussi un M-16A2, comme Abou Aisha. Abou Ayman est finalement le seul à ouvrir le feu pour couvrir le repli de ses hommes vers le véhicule.
L'escouade d'Abou Ayman se replie vers le véhicule. Capture d'écran.
Abou Ayman rencontre alors un incident de tir avec son M-16A4. Il ne semble pas comprendre qu'il faut actionner le levier de culasse et il s'acharne sur la poignée de chargement; toutefois, à force de secouer l'arme, il arrive à régler l'incident de tir. L'épisode nous montre que l'Irakien ne connaît manifestement pas très bien le fusil d'assaut M-16A4, soit qu'il n'ait pas été formé correctement à son utilisation, soit qu'il ait l'arme depuis peu de temps, ce qui peut aussi être le cas. En tout état de cause, l'entraînement ne semble pas poussé au maximum dans les rangs de l'EI, ce qui est assez logique vu le contexte de position défensive du groupe djihadiste, matraqué dans la poche de Hajin.
Incident de tir: Ayman al-Iraqi tire sur la poignée de chargement puis frappe le côté droit du M-16A4 pour tenter de surmonter l'enrayage. Capture d'écran.
Alors qu'Abou Aisha est en train de grimper dans le véhicule blindé, Abou Ayman lui aussi se dirige vers l'engin quand il est touché, manifestement au bras droit. Le véhicule quitte alors le secteur, abandonnant Abou Ayman à son sort. Abou Aisha a oublié le sac de transport des roquettes sur le terrain. Blessé au bras droit, Abou Ayman finit par se mettre en position assise, cale son M-16A4 entre ses pieds pour le réarmer du bras gauche. La vidéo s'arrête à ce moment-là.
Comme celle de Vice News, la vidéo en fera incontestablement sourire certains. Pourtant, elle en dit plus long. Il faut noter d'abord que l'Etat islamique, qui s'accroche en Syrie à ses derniers lambeaux territoriaux autour de Hajin, n'a plus le temps de former correctement ses troupes. Le niveau général des combattants a baissé, hormis les troupes d'élite, et c'est une constante depuis au moins deux ans et demi.
C'est bien ce que l'on voit avec cette petite escouade isolée: l'agressivité verbale d'Abou Ayman ne compense pas le manque d'entraînement de ses hommes qui sont au niveau des miliciens d'en face au sein des FDS.
Un adolescent débarque d'un véhicule blindé improvisé de l'EI. Capture d'écran de la vidéo du 10 décembre.
On note par ailleurs le jeune âge d'Abou Aisha. Et encore, puisque comme le confirme la dernière vidéo de l'EI dans le secteur (10 décembre), des adolescents figurent régulièrement dans ses escouades, et certains meurent au combat comme cela est visible dans ladite vidéo. Rien que dans la province de Deir Ezzor, en secteur libéré par les FDS ou les forces du régime, 80.000 enfants seraient passés par les "écoles" de l'Etat islamique, et actuellement, faute de reconstruction économique et de stabilité politique, on leur propose rarement une autre vision, un autre discours élaboré...
Plus largement, l'emploi de véhicules blindés improvisés prouve que l'organisation terroriste parvient, toujours, à dissimuler des véhicules aux drones et aux appareils de la coalition, et à les ressortir par mauvais temps pour ses raids mécanisés. Malgré les problèmes du contingent djihadiste signalés ci-dessus, nul doute que la réduction de la poche de l'EI, en dépit de l'appui aérien massif de la coalition (plus de 30 bombardements quotidiens depuis début décembre), sera coûteux pour les FDS, qui ont dû batailler durement pour reprendre Hajin, le 14 décembre.
Même vidéo, capture d'écran. Plusieurs adolescents dans cette escouade, on note le jeune âge de celui à l'extrême-gauche.
Loin de la propagande officielle du groupe djihadiste, qui ne montre évidemment jamais ses défaites, l'acharnement d'Abou Ayman illustre cette phrase prêtée au général des débuts de l'islam, Khalid ibn al-Walid, répétée comme un mantra par Oussama Ben Laden quand il livrait une interview dans sa grotte en Afghanistan, et par de nombreux djihadistes de l'EI ensuite: "Nous aimons la mort autant que vous aimez la vie".
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