L'Etat islamique en Afrique subsaharienne : la nouvelle menace

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La rédaction de France-Soir
Publié le 19 octobre 2018 - 14:14
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La branche subsaharienne de l'Etat islamique monte en puissance.
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La branche subsaharienne de l'Etat islamique monte en puissance.
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Depuis la scission de Boko Haram en 2015 en deux factions désormais rivales, la branche ayant obtenu le soutien de l'Etat islamique ne cesse de monter en puissance. Matteo Puxton, spécialiste des questions de défense et observateur de référence de l'Etat islamique, présente pour FranceSoir la "province Afrique occidentale" de l'Etat islamique ("Gharb Ifriqiyya") et la menace que les djihadistes font peser sur la sous-région.

La branche Afrique occidentale de l'Etat islamique, en cette année 2018, s'affirme comme l'acteur djihadiste majeur au Nigéria, débordant sur le Niger, le Tchad et le Cameroun. Plus discret auparavant que le groupe d'Aboubakar Shekau en termes de propagande, la fin territoriale annoncée de l'EI en Syrie, après celle en Irak, et le basculement de l'organisation dans l'insurrection au sein de ces deux pays, ont accru la visibilité des branches extérieures encore territoriales, comme l'Afrique occidentale, volontairement mise en avant dans la propagande globale de lu groupe djihadiste.

La dernière vidéo de la wilayat Gharb Ifriqiyya, la province Afrique occidentale de l'Etat islamique (PAOEI), remontait à février 2017. La vidéo du 11 juillet est la première de l'année 2018 et semble couvrir, au minimum, les entreprises du groupe depuis janvier 2018.

Depuis août 2016, le mouvement connu sous le nom de Boko Haram, qui avait rallié l'Etat islamique en mars 2015, en devenant ainsi une province (Gharb Ifriqiyya, ou Afrique occidentale), est coupé en deux. Le chef historique, Aboubakar Shekau, renié par l'EI, mène sa propre faction (baptisée Groupe sunnite pour la prédication et le djihad, Jamā’at Ahl al-Sunnah li-l-Da’wah wa-l-Jihād) qui se revendique toujours de l'organisation djihadiste, comme le montre l'utilisation des codes de l'Etat islamique dans ses vidéos de propagande. Abou Moussab al-Barnawi, fils du fondateur de Boko Haram, désigné par l'EI comme nouveau chef de la PAOEI, conduit depuis août 2016 la branche locale de l'organisation. Les deux groupes se sont affrontés parfois, tout en luttant contre les Etats qui les pourchassent, le Nigéria au premier chef, et les pays voisins où ils réalisent des incursions.

Abou Moussab al-Barnawi dans une vidéo de l'EI, février 2017 (capture d'écran).

La rupture entre Shekau et l'Etat islamique est sanctionnée en août 2016 mais elle trouve ses origines plusieurs mois plus tôt. Le Nigérian se voit reprocher sa direction dictatoriale, ses défaillances pour maintenir l'élan du groupe, qui accumule les problèmes, et surtout on condamne sa vision extrémiste du takfir (excommunication de tous ceux qui s'opposent au groupe djihadiste, qui perdent automatiquement leur statut de musulman et deviennent donc des cibles légitimes pour Shekau). Barnawi recentre l'action de la PAOEI sur les objectifs militaires, en particulier, ce qui ne l'empêche pas d'employer des kamikazes, tous masculins, contre des objectifs civils. En 2018, deux attaques montrent que l'organisation peut cibler d'autres objectifs que les militaires: en février, la province Afrique occidentale de l'EI enlève plus d'une centaine de jeunes filles dans le nord de l'Etat de Yobé, finalement relâchées après négociations. A Rann (Kala Balge, Borno, Nigeria) en mars, quatre humanitaires sont tués dans un camp militaire. Deux infirmières du CICR avaient alors été capturées et ont depuis été éxécutées. Shekau, de son côté, privilégie les attentats suicides avec des femmes ou enfants kamikazes. En parallèle, il attaque les convois militaires avec des IED (engins explosifs improvisés) ou lors de petites embuscades, et lance des raids sur les villages pour se ravitailler.

Aboubakar Shekau dans une vidéo de son groupe datée de mars 2017. Capture d'écran.

Sur le plan géographique, la faction de Shekau, le Groupe sunnite pour la prédication et le djihad, est présente dans le centre et le sud de l'Etat du Borno au Nigéria, en particulier dans son bastion de la forêt de Sambisa, et à la frontière avec le Cameroun.

La province Afrique occidentale de l'EI est plutôt basée dans le nord de l'Etat du Borno, dans la région du lac Tchad, mais elle a étendu son rayon d'action au sud, jusqu'aux alentours de Damboa, et vers l'ouest dans l'Etat du Yobé. Elle opère également au nord du Cameroun comme la faction de Shekau, mais elle domine au sud-est du Niger et au Tchad. Les routes dans le secteur du groupe de Shekau sont considérées comme peu sûres, car il n'hésite pas à monter des embuscades à l'IED ou plus classiques, alors que la frange fidèle à l'EI ne vise que les objectifs militaires. Shekau cible fréquemment Maiduguri, sa ville natale, avec des attentats kamikazes, au sud et à l'est. Boko Haram avait mené des incursions au Cameroun et au Niger avant même le ralliement à l'EI. Comme le confirme la vidéo de juillet 2018, c'est surtout la province Afrique occidentale de l'EI qui opère désormais au sud-est du Niger, depuis maintenant deux ans. La ville de Bosso, par exemple, fournit un vivier de recrutement au groupe.

La carte montre bien l'implantation des deux factions. Depuis le lac Tchad, la PAOEI (points jaunes) se projette jusqu'au Yobé, au sud-est du Niger et au nord du Cameroun.

Le 24 mars, la province Afrique occidentale de l'EI fait une incursion dans la région de Diffa au Niger et tue cinq civils, en blessant sept autres. Il est possible que l'organisation forme les artificiers de la branche de l'Etat islamique au Grand Sahara, pour la confection d'IED plus sophistiqués. Les Américains reconnaissent d'ailleurs avoir combattu la le groupe en décembre 2017.

D'avril à juin 2018, la PAOEI tente manifestement d'étendre son champ d'action à l'ensemble du Nigéria, et non plus de se limiter à sa base traditionnelle au nord-est. Le 5 mai, deux de ses membres sont arrêtés à Abuja (captiale du Nigéria). En six mois, le groupe a frappé dix installations militaires ou unités de l'armée dans la région du lac Tchad. La branche médiatique al-Zikra de la province Afrique occidentale de l'EI publie désormais des documents dans pas moins de 15 dialectes parlés au Nigéria ou au Niger. Début juin, les forces nigérianes et camerounaises démantèlent une cellule de collecte de taxe hebdomadaire des djihadistes dans une région du Borno. Le 25 juin, plusieurs soldats camerounais et nigériens sont tués lors de l'attaque d'un convoi. La PAOEI se déplace de jour dans la province du Borno avec un convoi, par exemple, de 11 véhicules.

Le 14 juillet 2018, une semaine après la mise en ligne de la vidéo, elle attaque une nouvelle base de l'armée nigériane à Jillil, en utilisant des uniformes de prise et en camouflant des technicals pour les faire passer pour des véhicules de l'armée. Sur les 730 soldats de la 81ème brigade cantonnée sur place, plus de 500 sont portés disparus, 62 auraient été tués. La 81ème brigade avait été installée à Jillil moins d'un mois plus tôt pour entraver les déplacements des djihadistes. Les soldats nigérians, pris par surprise, se sont enfuis: parmi les morts, trois officiers. Il y aurait au moins 50 blessés. Après avoir attaqué de petites installations militaires, la province Afrique occidentale de l'EI a visé cette fois un objectif plus conséquent. Cette attaque peut aussi témoigner du fait que le groupe aurait déplacé une partie de ses effectifs de la région du lac Tchad vers la province de Yobé au Nigéria, où elle a de toute façon multiplié les attaques ces deux dernières années. Il semblerait que la PAOEI ait accéléré son recrutement depuis le début de l'année, avec un certain succès. Ses recruteurs seraient particulièrement actifs sur Telegram. Le 20 juillet, un soldat nigérien est tué par le groupe dans la région de Diffa.

Tous ces éléments montrent à l'évidence que la province Afrique occidentale de l'EI constitue un adversaire beaucoup plus menaçant, à long terme, que la faction de Shekau. Elle a désormais la capacité de s'attaquer à des installations militaires importantes, en plus des petites installations nigérianes ou nigériennes précédemment visées. En outre, elle a veillé à se rallier les populations locales et à exercer une forme de contrôle territorial. Le fait que le groupe soit capable de se projeter, depuis sa base dans la région du lac Tchad, jusqu'au Yobe, au nord du Cameroun et dans le Logone-et-Chari au Tchad, en est la preuve. Enfin, la PAOEI est plus à même de recevoir un soutien extérieur de par l'organisation de l'Etat islamique sur le plan mondial.

Infographie d'al-Naba 131 (11 mai 2018) montrant les opérations de la PAOEI autour du lac Tchad.

L'activité de propagande de la PAOEI augmente fortement à partir du 13 août. On voit aussi que l'EI n'a pas renoncé complètement au format court de vidéo pour évoquer des événements d'actualité, avec quelques jours de décalage, puisqu'une nouvelle vidéo, le 8 septembre, traite d'une attaque récente de la branche subsaharienne.

Le 5 août, la province Afrique occidentale de l'EI affronte l'armée nigériane dans le district de Geidam, près de la frontière entre les provinces de Yobe et Borno. Le 17 août, une infographie présente les pertes revendiquée du 15 juin au 17 août contre les forces nigérianes et de la force multinationale mixte: 320 tués, trois prisonniers, 12 véhicules, trois bases détruits et 18 véhicules capturés. La PAOEI participe à la série de reportages photos de la propagande de l'Etat islamique sur l'Aïd, qui couvre toutes ses provinces de l'organisation.

Infographie de l'EI sur les pertes infligées par la province Afrique occidentale de l'EI entre le 15 juin et le 17 août.

Le 31 août, la province Afrique occidentale de l'EI lance une attaque sur une base de l'armée nigériane près de Zari, à la limite du lac Tchad. L'aviation nigériane intervient avec un J-7NI (version chinoise améliorée du MiG-21) et un hélicoptère de combat Mi-35M, sans doute ceux filmés par les combattants de l'EI dans la vidéo, qui revendiquent avoir détruit des véhicules des djihadistes, en tout cas pour les hélicoptères, car les avions n'ont pas tiré de peur de toucher leurs propres troupes. Ces frappes aériennes auraient tué trois cadres de la PAOEI expérimentés. Trente soldats au moins ont été tués (on voit 15 corps dans la vidéo). Depuis le 20 juin, il s'agit du 10ème assaut de base militaire par le groupe salafiste: celui de Zari, qui frappe le 145ème bataillon, aurait finalement causé 48 tués et 19 blessés dans les rangs nigérians.

Le 8 septembre, la province Afrique occidentale de l'EI s'empare de la ville de Gudumbali, un peu plus au sud, quasiment sans combats, l'armée nigériane s'étant pour partie enfuie avant l'assaut. L'armée nigériane contre-attaque dès le lendemain, sans pouvoir reprendre la localité d'emblée. Pour détourner l'armée de son objectif, la PAOEI attaque, le 10 septembre, une base nigériane sur le lac Tchad, à Baga (Kukawa). En tout état de cause, l'organisation terroriste a récupéré un matériel conséquent en emportant les positions susnommées. L'armée nigériane reprend finalement le contrôle de Gudumbali.

Le renforcement des capacités militaires de la province Afrique occidentale de l'EI depuis le début de l'année est manifeste. Mieux organisés, mieux structurés, capables de déployer des véhicules kamikazes calqués sur le modèle de ceux déployés en Syrie et en Irak (avec un atelier pour les fabriquer, comme le montrait la vidéo de juillet), ses combattants (dont certains sont maintenant munis d'un semblant d'uniforme, comme lors de la phase territoriale de l'Etat islamique en Syrie et en Irak) représentent sans doute, plus que la faction d'Aboubakar Shekau, une vraie menace pour le Nigéria. Le reportage photo du 9 septembre, montre les combats à Garunda, sur la route de Gudumbali, avec là encore de nombreux soldats tués côté nigérian et un important butin matériel.

Discours d'encouragement aux troupes avant l'assaut (capture d'écran de la vidéo de septembre 2018). Les troupes d'assaut de la PAOEI sont désormais équipées d'un quasi uniforme, à l'image des troupes de choc du théâtre syro-irakien pendant la phase territoriale de l'EI.

Un reportage photo de l'Etat islamique, daté du 30 septembre, montre l'attaque, survenue quelques jours plus tôt (26 septembre), contre une base de l'armée nigériane à Gashikar, près du lac Tchad. La première photo montre au minimum 32 combattants réunis autour d'un pick-up Land Cruiser, avec fusils d'assaut AK et au moins deux lance-roquettes RPG-7. Le groupe d'attaque étant probablement encore plus nombreux. Une autre photo montre une quinzaine d'hommes en colonne progressant en file indienne. Le groupe engage dans l'assaut les habituels technicals, mais on distingue aussi un char Vickers Mk 3 de l'armée nigériane, qui semble bien avoir été capturé précédemment et que les djihadistes utilisent pour fournir un appui-feu à l'infanterie. Sur une autre photo, en plus du pick-up à gauche, on observe à l'arrière-plan à droite un véhicule Otokar Cobra de l'armée nigériane, lui aussi probablement capturé plus tôt et utilisé pendant l'attaque.

 Le char Vickers Mk 3 de l'armée nigériane que la PAOEI semble bien utiliser lors de l'assaut à Gashikar.

L'armée nigériane avait communiqué dès le 27 septembre sur l'assaut montré dans ce reportage photo, affirmant que le 145 Battalion, qui occupe le secteur, avait repoussé l'attaque à Gashikar. Les documents publiés par l'EI invitent peut-être à un peu moins d'optimisme.

Le 9 septembre, la province Afrique occidentale de l'EI annonce une attaque à Baja, près du lac Tchad, où elle aurait détruit un char de l'armée nigériane. Le 26 septembre, elle revendique sept soldats nigériens tués et blessés près de la ville d'Adam (lac Tchad). Le 5 octobre, la PAOEI revendique le tir de cinq obus de mortiers sur un QG de l'armée nigériane à Liatry, près du lac Tchad (un reportage photo montre d'ailleurs les tirs, avec un mortier léger, 50-60 mm). Le 9 octobre, un communiqué revendique la mort de 31 soldats nigérians et la capture de cinq autres lors d'une attaque près du lac Tchad, dans le secteur de Kanguri. Le lendemain, le groupe attaque une base de l'armée tchadienne à Kaiga Kindji: huit soldats sont tués, 11 gravement blessés, mais dans la contre-attaque, suivie de frappes aériennes nigérianes, une quarantaine de djihadistes périt.

Ce regain d'activité de la province Afrique occidentale de l'EI depuis le début de l'année, et la sophistication de son appareil militaire, est mise par certains analystes sur le compte d'un durcissement du groupe, qui aurait exécuté son numéro deux, Mamman Nur, en août, et Ali Gaga, le numéro trois, en août. Abou Musab al-Barnawi incarnerait donc une ligne plus dure, opposée notamment au dialogue avec le gouvernement nigérian, et peut-être aussi un contrôle plus fort du commandement de l'Etat islamique en Syrie-Irak sur la formation africaine subsaharienne -des liens rapprochés expliqueraient aussi, peut-être, la récente transformation de l'appareil militaire du groupe, assez marquée. La PAOEI a ainsi exécuté en septembre une infirmière nigériane faite prisonnière lors d'un raid en mars dernier. L'exécution récente de deux sages-femmes du CICR capturées en début d'année semble marquer un durcissement de la direction du groupe.

Le développement des capacités militaires de la province Afrique occidentale de l'EI cette année, et son surcroît de visibilité dans la propagande du groupe djihadiste, ne sont donc guères rassurantes. Contrairement à ce qu'affirmait le président nigérian, Muhammadu Buhari, l'organisation terroriste ne semble pas encore vaincue au Nigéria. Le chemin paraît encore long avant la défaite d'un adversaire dont les capacités ne semblent pas affaiblies.

Voir aussi:

Guerre au Yémen: l'Etat islamique profite du conflit pour s'implanter

"Le djihad médiatique, c'est la moitié du djihad": comment l'EI fait évoluer sa propagande en vidéos militaires

Wilayat Khorasan: comment l'Etat islamique s'est implanté en Afghanistan et au Pakistan

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