Syrie : comment Omar Omsen rallie les djihadistes français
Le 21 mai 2018, le Parti islamique du Turkistan (PIT), à travers sa branche médiatique Islam Awazi, met en ligne une vidéo d'une durée d'une heure et 19 minutes intitulée La Hijrah vers Allah.
Le PIT est un groupe djihadiste ouïghour né en Afghanistan/Pakistan vers 2006. Proche des talibans et du Mouvement Islamique d'Ouzbékistan (MIO), il développe son propre organe de propagande, Islam Awazi. Il semble que les premiers combattants ouïghours soient arrivés en Syrie dès 2012, toutefois ce n'est qu'en février 2013 que le magazine du groupe, Turkestan Islamique, appelle au djihad en Syrie. La branche syrienne du groupe est officialisée en juin 2014: elle est dirigée par Abou Ridha al-Turkestani, sans doute un Syrien (il est tué lors de la bataille de Jisr al-Shoughour en mai 2015).
Logo de la chaîne Telegram d'Islam Awazi, la branche médiatique du PIT.
Le PIT combat aux côtés du front al-Nosra, la branche d'al-Qaïda en Syrie, sans y être intégré formellement. Son rôle s'accroît en 2015 quand l'organisation participe à la conquête de l'essentiel de la province d'Idlib au sein de la coalition Jaysh al-Fateh (Armée de la conquête), dont fait partie le front al-Nosra, il déploie plusieurs kamikazes durant ces opérations. Le PIT va s'installer dans une partie de la province et développer ses camps d'entraînement, dont on voyait déjà les prémices en 2014. Il est ensuite lié à Jabhat Fateh al-Cham, qui remplace le front al-Nosra en juillet 2016, puis à Hayat Tahrir al-Cham (HTC) qui prend la suite du précédent en janvier 2017. Il participe à toutes les offensives importantes aux côtés de ces formations contre le régime syrien, notamment pour lever le siège d'Alep avant la chute de la ville en décembre 2016.
En 2017, il contribue aux offensives organisées par Hayat Tahrir al-Cham, comme dans le nord de la province de Hama en mars; auparavant il avait servi de médiateur dans le conflit avec Liwa al-Aqsa, groupe djihadiste qui finit par rejoindre le territoire de l'Etat islamique. Le Parti islamique du Turkistan est suffisamment puissant pour conserver son indépendance formelle par rapport à HTC; il ne s'est jamais fondu dans cette formation. Lors des tiraillements récents entre HTC et les partisans d'al-Qaïda, le PIT n'a pas pris position explicitement. En revanche, il a combattu avec Hayat Tahrir al-Cham face à la coalition Jabhat Tahrir al-Souriya née en février 2018 pour contester la domination du premier groupe dans la province d'Idlib et à l'ouest de la province d'Alep. Certains membres du PIT auraient toutefois rejoint Ansar al-Tawhid, groupe formé en février dernier autour d'anciens de Liwa al-Aqsa, et qui a depuis intégré la nouvelle coalition Nusrat al-Islam, qui se veut le bras armé d'al-Qaïda en Syrie, ayant prêté allégeance à Zawahiri (celui-ci n'a pas encore accepté l'allégeance).
Les combattants du PIT font ribat (sentinelle) dans les montagnes de la province de Lattaquié (reportage photo du 27 mars 2018).
C'est vers cette formation que s'est donc tourné le groupe d'Omar Diaby. Ce dernier, ancien délinquant niçois converti au djihad, est une figure centrale du recrutement en ligne de nombreux Français pour le djihad syrien, via ses vidéos publiées sous le label 19HH/Omar Omsen (pour Sénégal, le pays dont sa famille est originaire). Diaby arrive en Syrie dans la seconde moitié de 2013. Avec son comparse Mourad Farès, ils veulent créer une brigade francophone rattachée au front al-Nosra. De ce fait, ils sont très mal vus de l'EIIL (Etat Islamique en Irak et au Levant, prédécesseur de l'EI apparu en avril 2013) qui les pourchasse. Mais ils n'arrivent pas à intégrer le front al-Nosra, alors que leur propagande et leurs efforts de recrutement attirent de nombreux Français en Syrie dans les derniers mois de 2013 et dans les premiers mois de 2014. Il se brouille finalement avec Farès, qui contactera de lui-même les autorités françaises et sera interpellé en Turquie en août 2014.
La naissance de l'Etat islamique et la proclamation du califat entraînent de nombreuses défections de la brigade de Diaby vers l'EI. Dans une situation précaire, les restes de la brigade constituée autour du Niçois parviennent toutefois à s'enraciner et à survivre: on les revoit au printemps 2015 lors de la conquête de l'essentiel de la province d'Idlib, aux côtés d'autres groupes djihadistes participant à l'opération (notamment autour de Jisr-al-Shoughour).
Blessé à l'été 2015, Diaby se fait passer pour mort, selon ses dires, afin de se soigner en dehors de la Syrie. Il refait surface en 2016: le reportage tourné par l'émission Compléments d'enquête de France 2 auprès de la brigade (mai-juin 2016) montre par ailleurs que celle-ci dispose désormais d'un camp fixe, bâti en dur. C'est dans la seconde moitié de 2015 que la brigade de Diaby semble se lier de plus en plus au PIT. Le fait est confirmé par les propres productions vidéos de Diaby, qui se poursuivent: la vidéo Comme des lions, mise en ligne en février-mars 2017, offre le portrait de six tués de la brigade, dont le jeune frère et le cousin de Diaby. Quatre d'entre eux sont morts aux côtés du Parti islamique du Turkistan en 2015-2016. Le PIT a même reconnu la mort de l'un d'entre eux en février 2017, comme faisant partie de la formation (Reda Layachi). En outre, certains de ces morts apparaissent dans les vidéos du groupe djihadiste, comme Ubayd'Allah, tué le 3 juillet 2016, protagoniste de la vidéo Comme des lions, qui apparaît dans un nasheed vidéo du PIT en novembre de la même année.
Ubayd'Allah, combattant français de Firqatul Ghuraba tué le 3 juillet 2016 dans la province de Lattaquié, apparaît dans un nasheed vidéo du PIT (novembre 2016).
La brigade d'Omar Diaby, nommée Firqatul Ghuraba (la brigade des étrangers), essayait encore en 2017 de maintenir une présence en ligne publique via des comptes Twitter, des pages Facebook et des chaînes Telegram ouvertes par lesquels les vidéos étaient diffusées, sous le nom du groupe. En mai 2017, deux Français du groupe de Diaby apparaissent dans une vidéo du PIT, Terre de ribat (2). Après le montage Comme des lions, Diaby consacre d'autres montages aux attentats de Charlie Hebdo, la série "Il était une fois Charlie", jusqu'en novembre 2017.
Une bande-annonce pour une vidéo intitulée Dans la peau d'un moujahid est également diffusée en septembre 2017, mais la vidéo elle-même ne suit pas. Finalement, en décembre 2017, une chaîne en français sur Telegram, le Parti islamique turkistanais, apparaît, ce qui semble confirmer, de même que la vidéo du 21 mai 2018, que la brigade de Diaby est totalement intégrée désormais au sein du PIT, y compris sur le plan de la propagande en ligne. En dépit du contexte relativement difficile pour les djihadistes en Syrie l'an passé, il faut noter qu'Omar Diaby a réussi à attirer un certain nombre de personnes pour se rendre sur place. Un homme belge radicalisé, Mehdi Atid, qui avait enlevé sa petite fille de trois ans pour rejoindre la brigade de Diaby en mai 2017, a été tué au combat, laissant sa fille seule sur place. Une femme partie avec son nourrisson en août 2017 est finalement revenue en novembre dernier. Par ailleurs, dans une tentative d'attentat déjouée en janvier 2018 à Rennes, l'homme arrêté avait manifesté l'intention de rejoindre le groupe d'Omar Diaby, ce qui laisse penser que la planification de l'attentat a pu être discutée avec ce dernier; si cela se confirmait, l'évolution est inquiétante.
Ubayd'Allah saute d'un barrage dans une retenue d'eau, capture d'écran de la vidéo du PIT (21 mai 2018). Les images ressemblent à celles vues dans le documentaire de France 2.
Selon les informations de Matthieu Suc, journaliste à Mediapart, Omar Diaby aurait bénéficié du recul territorial de l'EI l'an passé, et récupéré un certain nombre de combattants français de l'organisation rivale. Firqatul Ghuraba fait donc figure d'alternative crédible pour certains djihadistes désireux de faire leur hijra ou pour une reconversion après un passage de l'EI – la circulation entre les groupes étant fréquente, malgré les antagonismes, ce que l'on voyait dès 2013-2014.
La vidéo commence, dans une première partie (un peu moins de 40 minutes) par montrer des personnes rejoignant l'islam, dans différents pays, puis rappelle les malheurs rencontrés par les musulmans: création de la Turquie et disparition du califat après la Première Guerre mondiale, l'alliance de l'Arabie Saoudite avec les Américains, la naissance d'Israël et les guerres israélo-arabes... Le passage suivant présente la supposée décadence morale de l'Occident: braquages, violences gratuites, crimes sexuels contre les enfants, effets dévastateurs des drogues (comme le Fentanyl, un analgésique, utilisé comme drogue) puis la persécution supposée des musulmans. La vidéo montre aussi un reportage français sur un cours suivi par des imams, en France, sur la notion de laïcité.
Suit une critique, également, de l'homosexualité, intégrée dans la dénonciation de la "corruption" de l'Occident. La vidéo dénonce aussi les massacres de musulmans comme celui de Srebrenica (Bosnie, juillet 1995) commis sans aucune intervention internationale, selon le discours. Le montage utilise aussi des prêches d'Anwar al-Awlaki, référence pour al-Qaïda au sein de la branche yéménite du groupe (tué en 2011). Après avoir rebasculé sur le thème de la violence dans les pays de la "mécréance", la vidéo insiste sur les cataclysmes naturels frappant ces mêmes pays (en particulier les Etats-Unis). Tout cela conduit nombre de personnes à se suicider, d'après les djihadistes (la vidéo montre des images de personnes se jetant des ponts aux Etats-Unis). Parmi les autres personnes citées dans la vidéo, on trouve Souleïman al-Alwani, Sayyid Qutb, Abdallah Azzam, Abou Qatada al-Filistini, références classiques des vidéos d'al-Qaïda. Rien de très original.
Sur ce cliché, qui apparaissait déjà dans la vidéo Comme des lions d'Omar Diaby l'an passé, on reconnaît au centre le Mauricien acccompagnant, à gauche, le frère d'Omar Diaby, Moussa, lors de son départ pour la Syrie en septembre 2013.
La deuxième partie de la vidéo repose sur des témoignages de combattants étrangers du PIT. Un premier combattant étranger s'exprime dans la vidéo, visage masqué: Abou Mansour al-Muhajir. Il parle en anglais, avec un fort accent (proche-oriental?), c'est un Canadien. Le deuxième combattant étranger qui s'exprime à visage découvert vient de l'île Maurice, et parle en français: c'est un membre du groupe d'Omar Diaby qui répond à la kounya (nom de guerre) de Abou Haroun al-Faransi que l'on pouvait déjà voir dans une vidéo du PIT en 2017 (Terre de ribat (2), mise en ligne le 4 mai) et auparavant dans des vidéos montées par Omar Diaby, et dans le documentaire de France 2.
On peut voir ensuite un combattant marocain, visage masqué. Puis apparaissent deux Français, membres du groupe d'Omar Diaby: le premier, comme son collègue de l'île Maurice, apparaissait déjà dans une vidéo du PIT l'an dernier, sa kounya est Abou Mouhammad al-Faransi; le second est un membre bien identifié du groupe d'Omar Diaby, que l'on voyait aussi, comme le précédent d'ailleurs, dans le reportage de France 2 tourné avec la brigade en 2016. Tous ces combattants racontent leurs parcours, selon en gros le même schéma: ils décrivent leur situation avant la conversion, certains sont issus de familles pratiquant le christianisme, ils ont en général de bonnes situations (selon leurs dires en tout cas). La conversion vient, pour l'un, de l'interrogation sur la religion, pour l'autre d'un questionnement sur la vie après la mort. Les Français expliquent que l'islam en France est vécu "sous contrainte". Les musulmans français sont dans "l'ignorance", ou "l'hypocrisie", à cause, selon l'un des Français, des imams et de l'Etat. Ils auraient une existence "à mi-chemin entre l'Occident et l'islam".
Les deux Français reconnaissent que la décision de faire la hijrah a été difficile: l'un parce qu'il avait peur de la réaction de sa famille, qui selon lui se rapprochait de l'islam, l'autre parce qu'il avait du mal à se détacher d'une situation stable. La vidéo insère des images sans doute tournées par Diaby montrant les hommes de sa brigade sauter dans l'eau à partir de ce qui semble être un barrage; on reconnaît d'ailleurs Ubayd'Allah, tué en juillet 2016. On reconnaît aussi le Mauricien sur une photo déjà vue dans le montage de Diaby l'an passé, Comme des lions, qui montrait notamment les tués au combat de la brigade, dont le jeune frère de Diaby, Moussa, tué le 26 août 2016 aux côtés du PIT. Le Mauricien est arrivé avec Moussa en Syrie à l'automne 2013. Les Français expliquent qu'en Syrie, ils peuvent pratiquer leur religion plus librement. Le djihad et la hijra sont légitimés par les "massacres des musulmans".
Après 10-15 minutes de témoignages de ces combattants étrangers, la vidéo se focalise sur les Ouïghours. Parmi d'autres visages de combattants morts qui sont ensuite montrés dans la vidéo, on reconnaît celui du kamikaze utilisé par le PIT lors de l'offensive dans le nord de la province de Hama en mars 2017, menée par Hayat Tahrir al-Cham notamment. La fin de la vidéo insiste sur les massacres de musulmans à travers le monde. Abdallah al-Turkistani prend la parole. On peut voir aussi le témoignage d'un combattant ouïghour, Abou Abderrahman al-Turkistani.
Ainsi, alors que la phase territoriale de l'EI est quasiment terminée en Syrie, les dernières enclaves étant pour la plupart reprises ou menacées de disparition à court terme, les djihadistes français de Firqatul Ghuraba, intégrés au sein du PIT, continuent d'appeler à la hijrah et au djihad. Omar Diaby, éclipsé par la montée en puissance de l'Etat islamique à partir de 2014, retrouve finalement le rôle qui était le sien au départ, à savoir attirer les candidats au djihad, anciens de l'EI sur place ou personnes à l'extérieur de la Syrie. Il faudra voir si oui ou non le personnage a pu influencer des projets d'attentats déjoués comme celui de janvier dernier.
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