Histoire d'une révision constitutionnelle - Le référendum d'octobre 1962, le général de Gaulle et le Président Larcher

Auteur(s)
Alain Tranchant pour FranceSoir
Publié le 14 décembre 2020 - 09:12
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de Gaulle 1963 voeux
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Voeux présidentiels
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Au cours des derniers mois, de nombreuses émissions de télévision ont été consacrées au général de Gaulle. Dans "Le monarque et le Parlement", l'année 1962 a été passée au crible. Rien que de très normal. C'est en effet une année décisive dans l'histoire de la Vème République. La guerre d'Algérie terminée, les partis qui occupaient l'Etat sous la IVème République n'attendent qu'une chose : le retrait du général de Gaulle et le retour aux "jeux, poisons et délices" de leur système.

De Gaulle ne voit évidemment pas l'intérêt de la France de cette manière. Certes, la Constitution de 1958 a fait ses preuves et mis un terme à l'instabilité chronique des Gouvernements antérieurs. Mais la nouvelle République doit s'enraciner, et être confortée sur un sujet majeur : la légitimité du chef de l'Etat, élément central dans la conduite des affaires publiques. Qui se souvient de Versailles et des 13 tours de scrutin nécessaires à l'élection de René Coty, dernier président de la IVème République ? Pour le général de Gaulle, l'Histoire était passée par là, et lui avait conféré une légitimité incontestable. Mais, soucieux de l'avenir du peuple français, de Gaulle considère que ses successeurs devront puiser cette légitimité dans la confiance populaire, par l'élection du président de la République au suffrage universel.

Le grand tournant

En 1958, la décolonisation n'étant pas accomplie, il n'est pas possible de faire élire le chef de l'Etat par l'ensemble des citoyens. En 1962, c'est le grand tournant. Le 8 juin, de Gaulle en parle aux Français : "L'accord direct entre le peuple et celui qui a la charge de le conduire est devenu, dans les temps modernes, essentiel à la République (...). Nous aurons, au moment voulu, à assurer que, dans l'avenir et par-delà les hommes qui passent, la République puisse demeurer forte, ordonnée et continue".

L'attentat perpétré contre lui le 22 août, au Petit-Clamart, le conforte dans l'idée qu'il faut apporter sans tarder cette innovation fondamentale dans notre vie démocratique. Pour cela, il faut réviser la Constitution. Et parce qu'il a fait adopter le référendum par les Français en 1945, parce qu'il a fait approuver la Constitution de 1958 par référendum, de Gaulle entend que l'élection du président de la République au suffrage universel soit décidée par référendum.

Du grand tournant, on passe à la grande confrontation. Le "cartel des non" se dresse contre lui. Aucun opposant ne fait défaut, d'un bout à l'autre de l'échiquier politique. Si l'article 3 de la Constitution indique que "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum", si l'article 11 prévoit trois domaines dans lesquels le président de la République peut soumettre un projet de loi au référendum : l'organisation des pouvoirs publics, les accords de communauté, la ratification des traités, l'article 89 constitue le titre XIV consacré à la révision de la Constitution. Après un vote dans les mêmes termes par les deux Assemblées, la révision doit faire l'objet d'une ratification par référendum ou, à défaut, par un vote du Parlement convoqué en Congrès, à la majorité des trois cinquièmes.

"De Gaulle me lit l'article 11"

A la fin du mois d'août, Michel Debré est à Montlouis. Quelques mois plus tôt, il a quitté l'Hôtel Matignon, après avoir été garde des Sceaux lors du retour au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958. A ce titre, c'est lui qui dirige l'élaboration de la Constitution de la Vème République. "Votre Constitution", lui dit parfois le Général au cours de leurs entretiens. Sur les bords de la Loire, le téléphone de Michel Debré sonne. Depuis Colombey, le général de Gaulle lui fait part de son souhait de le voir "dans la semaine qui vient".

Dans ses Mémoires, Michel Debré relate cet entretien avec de Gaulle : "Il me lit l'article 11 de la Constitution et me demande si cet article l'autorise à proposer directement par voie de référendum l'élection du président de la République au suffrage universel (...). Je crois pouvoir répondre que la réforme est compatible avec l'ensemble de la Constitution et son esprit". Michel Debré poursuit : "Demeure le choix de la procédure. L'article 89 prévoit le recours au référendum pour la modification de la Constitution, mais fixe un préalable : l'avis conforme des deux Assemblées. Inutile de s'engager dans cette voie. Le Sénat refusera".

Le Général déclare alors que, selon René Capitant, l'article 11 peut permettre une révision de la Constitution par le biais d'une organisation nouvelle des pouvoirs publics, puis il demande à Michel Debré pourquoi il a rédigé cet article "d'une manière si restrictive". "J'ai beau jeu, écrit Michel Debré, de lui rappeler ma première rédaction qui était très large (...), un article qui donne au seul président de la République le droit de soumettre au référendum "toute question fondamentale pour la vie de la nation". Cette rédaction n'est pas retenue. On méconnaît trop souvent que d'anciens présidents du Conseil de la IVème République participent au gouvernement du général de Gaulle en 1958. Il faut tenir compte des préventions des uns et des souhaits des autres ... Il en résulte une rédaction définitive de l'article 11 qui devait, en 1962, "faire couler beaucoup d'encre, mais comme la pratique le montrera, elle ouvre de grandes perspectives au dialogue entre le président de la République et le peuple".

Le Sénat ne saurait empêcher l'appel au peuple français

En cette fin d'année 2020, le texte de l'article 11 de la Constitution fait toujours parler de lui. Intervenant dans l'émission "Le monarque et le Parlement", le président du Sénat, M. Larcher, a même pu dire à propos du recours à l'article 11, c'est-à-dire au référendum direct pour la révision de la Constitution et l'adoption de l'élection du président de la République au suffrage universel : "Je crois que le Général a eu tort, un peu. Et c'est un gaulliste qui le dit, avec respect". Ajoutant cependant : "Je pense qu'il a fait passer l'intérêt général du pays avant toute chose".

Avec le même respect, je crois devoir répondre au second personnage de l'Etat que, non seulement le général de Gaulle a eu raison, mais aussi et surtout que l'impossibilité de recourir à l'article 11 pour réviser la Constitution aboutirait à donner au Sénat un véritable droit de veto en matière de révision constitutionnelle, qui ne serait conforme ni à l'esprit des institutions de la Vème République, ni moins encore à la pensée et à la pratique du général de Gaulle. Le fait est que les quatre référendums de la République gaullienne étaient tous relatifs à une révision de la Constitution, qu'il s'agisse des référendums d'octobre 1962 et d'avril 1969, ou même des deux référendums sur l'Algérie.

L'esprit des institutions ressort d'abord des travaux du Comité Consultatif Constitutionnel qui réunit, pendant l'été 1958, 45 participants : 16 membres désignés par la Commission du suffrage universel de l'Assemblée Nationale, 16 membres de la même Commission du Conseil de la République (le Sénat de la IVème République), 13 membres désignés par décret et 6 Commissaires du Gouvernement.

Il n'est "pas possible de limiter l'usage du référendum"

Dans la séance du Comité du 8 août 1958, et à propos de l'article 9 de l'avant-projet (le futur article 11), Monsieur Dejean "demande que l'on limite l'usage du référendum aux matières constitutionnelles". M. Waline va plus loin encore : "Je propose de supprimer les mots qui, dans le premier alinéa, suivent : "tout projet de loi". Ainsi le Gouvernement serait libre de soumettre au référendum n'importe quel projet". Voilà des intentions clairement affichées ! M. Monillon interroge le Commissaire du Gouvernement : "L'organisation des pouvoirs publics comprend-elle la loi électorale ?" La réponse est : "Oui". Ce bref échange n'est pas, non plus, dénué de signification. M. Teitgen est catégorique : "Décider qu'un référendum n'aura lieu que sur proposition des deux Assemblées revient à n'admettre que le référendum de ratification qui n'a guère d'intérêt". Ce n'est pas vraiment un éloge du référendum de l'article 89.

Le 18 août 1958, alors que le Comité Consultatif Constitutionnel s'apprête à rendre ses conclusions, M. Champeix "demande qu'il soit indiqué que, de l'avis de la majorité du Comité le régime électoral devrait être soumis au référendum". A l'évidence, M. Champeix s'exprimait à propos du mode d'élection des Députés. Mais, si le peuple peut être appelé à approuver, par référendum, le mode de scrutin régissant l'élection de ses représentants, pourquoi lui interdirait-on de déterminer lui-même les modalités de l'élection du président de la République ?

Que le champ d'application du référendum de l'article 11 soit aussi large que possible, cela résulte encore des propos tenus le 8 août 1958 par un autre membre du Comité, M. Chardonnet : "Comme M. Triboulet, je pense qu'après le vote de l'article 2 (l'actuel article 3), il n'est plus possible de limiter l'usage du référendum". En somme, puisque la souveraineté nationale appartient au peuple, il doit pouvoir l'exercer par le référendum.

Cet esprit des institutions se retrouve aussi dans les discours et les écrits des principaux acteurs du changement institutionnel intervenu en 1958 et 1962.

Relatant dans ses Mémoires cet entretien à l'Elysée avec le général de Gaulle - que l'on peut situer à la toute fin du mois d'août, ou au tout début septembre 1962 - Michel Debré est formel. Si les termes "organisation des pouvoirs publics" ne permettent pas de modifier l'organisation de l'exécutif et du législatif, la portée de l'article 11 est réduite au domaine de l'administration, par exemple les compétences des villes, communes ou départements. Ce n'est pas sérieux".  Le Général lui réplique que l'interdiction du référendum direct "pour régler des affaires essentielles" n'est pas acceptable : "Jamais il n'a pu être envisagé de restreindre de telle façon le droit du Président de saisir la nation". Michel Debré voit dans le référendum "une arme du président de la République. Elle permet le règlement de graves affaires" (...). Le président de la République ayant pour mandat d'assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, "il doit disposer, en propre, du droit de dissolution et du droit de faire appel au peuple par référendum".

Un principe de base de la Vème République

Dans ses "Mémoires d'espoir", le général de Gaulle écrit que "le principe même d'une décision du peuple est odieux à toutes les anciennes catégories politiques". Par opposition, il définit en quelques mots très forts les fondements du régime instauré en 1958, et complété en 1962 : "C'est un principe de base de la Vème République et de ma propre doctrine que le peuple français doit trancher lui-même dans ce qui est essentiel à son destin". Tout en découle.

Evoquant la "frénétique campagne, apparemment inspirée par la défense du Droit (...) et tendant à faire croire (...) que le général de Gaulle viole la Constitution pour instaurer sa dictature", le fondateur de la Vème République interroge son lecteur : "Y a -t-il quoi que ce soit qui, par nature et par définition, puisse plus évidemment porter sur l'organisation des pouvoirs publics que la Constitution et, notamment, ce qu'elle fixe quant au mode d'élection du chef de l'Etat ?"

Il insiste encore : "Par-dessus tout, la Constitution de 1958 procédant d'un vote direct du peuple, au nom de quoi lui refuserait-on d'apporter lui-même un changement à ce qu'il a fait ?" Enfin, et surtout : "Le 26 et le 30 juin 1958, en Conseil réunissant Michel Debré et les Ministres d'Etat (MM. Mollet, Pflimlin, Jacquinot, Houphouët-Boigny), j'avais insisté sur ce point qu'il fallait laisser au pays dans tous les domaines, et d'abord dans celui de la Constitution, tout le pouvoir que le référendum lui permettait d'exercer".

Avec Alain Peyrefitte, le général de Gaulle va plus loin encore, et ses propos sont rapportés dans "C'était de Gaulle".

"Ce n'est pas ce qu'ont voulu les constituants de 1958 !"

Quand il évoque avec son ministre, et confident, la révision constitutionnelle de 1962, de Gaulle porte un jugement sans équivoque à l'endroit de la Haute Assemblée : "Si on admet que l'article 89 est le seul moyen de modifier la Constitution, on donne au Sénat le privilège incroyable de bloquer à lui seul la Constitution. Le Président ne pourrait rien faire sans le Sénat, ni à plus forte raison contre lui. Cela n'est pas possible. Ce n'est pas ce qu'ont voulu les constituants de 1958 ! Je m'honore d'être l'un d'eux".

Le 28 octobre 1962, le peuple français approuve, à 62 % des suffrages exprimés, l'idée d'élire le chef de l'Etat au suffrage universel. La Constitution est révisée. Le "cartel des non" est défait. Trois mois après l'attentat du Petit-Clamart, la question de la légitimité des futurs présidents de la République est réglée. Dans la foulée, le général de Gaulle prononce la dissolution de l'Assemblée nationale. Le peuple français lui apporte une très large majorité de Députés au Palais-Bourbon. Une jurisprudence commence à se dégager : pour le pouvoir en place, les meilleures élections législatives sont celles qui suivent une dissolution. La France peut poursuivre sa marche en avant.

La leçon du grand tournant intervenu à l'automne 1962 est tirée par René Capitant, dernier garde des Sceaux du général de Gaulle, dans son cours de doctorat en droit public : "L'organisation des pouvoirs publics inclut-elle la révision constitutionnelle ? La controverse a été tranchée par le précédent de 1962 : le peuple a révisé la Constitution après avoir été saisi en vertu de l'article 11". Ainsi, "dans l'article 11 se trouve donc une seconde voie de révision constitutionnelle, parallèlement à celle de l'article 89. Cet article vise donc essentiellement la révision du texte fondamental, car toute la Constitution est consacrée à l'organisation des pouvoirs publics".

Dès lors, l'article 89 trouve application pour les révisions de la Constitution de moindre importance, comme le régime des sessions parlementaires. Le Comité Consultatif Constitutionnel avait aussi envisagé le recours à l'article 89 dans des situations d'urgence, où il est plus facile de convoquer le Parlement en Congrès que de se tourner vers le suffrage universel. René Capitant juge "suspecte et illégitime l'interprétation constitutionnelle qui aboutit à empêcher que l'on consulte le peuple : elle révèle la crainte de cette consultation et même l'hostilité à la démocratie directe". A ses yeux, "le référendum, c'est la grande nouveauté de la Vème République".

Aujourd'hui, il n'est que trop évident que le référendum est tombé en désuétude. La "grande nouveauté" de la République est passée à la trappe, du moins dans la pratique. Il y a bien longtemps qu'il n'est plus question pour nos gouvernants de se tourner vers le peuple pour lui demander de trancher une question vitale pour son avenir.

Si les institutions permettent la consultation directe des électeurs, en revanche le niveau d'impopularité des gouvernants est tel, 18 mois après leur arrivée au pouvoir, qu'ils sont dissuadés d'en appeler au pays par la voie du référendum. Il y a là une vraie question pour l'avenir de la démocratie française : comment redonner vie au référendum dans la "certaine idée" que s'en faisait le général de Gaulle, celle d'une question de confiance posée au peuple français ?

 

Alain Tranchant est président-fondateur de l'Association pour un référendum sur la loi électorale

 

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