Le taux d’immunisés au stade de l’immunité collective pourrait être surévalué dans le contexte épidémique
Tribune : La notion d’immunité collective est évoquée régulièrement dans divers articles de presse quotidienne (Le Monde, LCI, FranceInfo,etc.). Ces articles évoquent généralement un taux de 60% (vraisemblablement issu du dossier de presse de l’Institut Pasteur). Si on vaccine au hasard, c’est le taux de la population qu’il faut vacciner, au minimum, contre la Covid-19 pour atteindre l’immunité de groupe. Dans le contexte épidémique, il est faux de penser que, en l’absence de vaccin, l’immunité collective sera atteinte lorsque le nombre de personnes qui seront infectées naturellement aura atteint cette valeur. Ainsi, la notion d’immunité collective dépend du contexte (vaccinal ou épidémique) dans laquelle on la considère.
Précisons d’abord la définition de l’immunité collective. Cette notion trouve son origine dans le contexte de la mise en place de stratégies vaccinales (voir le chapitre 3 de Modélisation mathématique en épidémiologie, Marc Choisy, 2010). Par définition, une population rencontre une situation épidémique si, en moyenne, un individu infecte R>1 autres individus. On dit qu’une population a atteint le stade immunité collective dans le cas contraire. Ce stade rend impossible l’existence d’une “seconde vague” sans pour autant arrêter brusquement l’épidémie. En effet, lorsque ce stade est atteint, le nombre de nouvelles infections décroît mais n’est pas nul.
Dans le contexte vaccinal, on utilise un modèle, appelé modèle SIR, pour estimer le seuil minimal de couverture vaccinal nécessaire à garantir une immunité collective (sa valeur est 1 - 1 / R0). Comme dans toute modélisation, on fait des hypothèses simplificatrices (dont une est l’homogénéité de la population). Ces hypothèses ont des conséquences directes sur les conclusions numériques des modèles.
Dans le contexte vaccinal, si on vaccine une population hétérogène au hasard (i.e. de façon homogène), cette hypothèse d’homogénéité est justifiée.
Dans le contexte épidémique, en revanche, l’infection va toucher davantage les individus qui ont de nombreux contacts, sont situés dans des zones densément peuplées, etc. L’hétérogénéité tient alors toute sa place dans un modèle. On peut alors observer qu’à paramètre R0 égal, une hypothèse d’hétérogénéité diminue grandement le nombre de personnes qui seront infectées par rapport à une hypothèse d’homogénéité. C’est le constat que dressent de nombreuses publications scientifiques sur le sujet. À titre d’exemple, citons l’article Un modèle mathématique révèle l'influence de l'hétérogénéité de la population sur l'immunité collective contre le SRAS-CoV-2, publié dans la revue Science.
Pour éclaircir la différence entre le nombre de personnes qu’il faut vacciner contre une infection pour atteindre l’immunité collective et le nombre de personnes qui seront infectées en l’absence de vaccin, intéressons nous au modèle SIR. Rappelons que ce modèle découpe la population en trois groupes :
- les individus S (courbe en bleu)sont susceptibles d’être infectés ;
- les individus I (courbe en rouge)peuvent infecter les individus S et sont rétablis après un certain temps ;
- les individus R (courbe en vert)sont rétablis et immunisés.
Ce modèle fait apparaître un nombre de reproduction R(t) de l’épidémie qui dépend du temps. On peut l’assimiler au nombre d’individus qu’une personne infectera en moyenne à un instant donné. Le nombre de reproduction de base R0=R(0) est un paramètre du modèle. Lorsque R(t)>1, la population est en situation épidémique. Le stade immunité collective correspond au taux d’individus infectés ou rétablis lorsque R(t)=1, lorsque le nombre d’infections atteint son maximum et commence à décroitre spontanément.
Pour illustrer le fait que le taux d’infectés au stade immunité collective dépend de l’hétérogénéité, prenons deux exemples simples, de même paramètre R0=3.
Si on suppose que la population est homogène, alors une simulation numérique donne :
- une immunité collective au taux de 67% (100% - taux d’individus susceptibles) ;
- un nombre d’infectés final au taux de 94%.
Si on suppose, par exemple, que la population est hétérogène, répartie en deux groupes de même nombre d’individus, dont l’un est constitué d’individus ayant quatre fois plus de contacts que l’autre, alors une simulation numérique donne (toujours pour un R0=3) :
- une immunité collective au taux de 50% ;
- un nombre d’infectés final au taux de 75%.
L’évolution d’une épidémie suivant le modèle SIR dépend d’une unique valeur R0 à mesurer si on souhaite utiliser ce modèle d’un point de vue prédictif. Or l’hétérogénéité des populations (densité, démographie, comportements, etc.) et la diversité des mesures effectuées nous conduirait, dans le contexte épidémique de la Covid-19 à des valeurs de R0 comprises entre 1,5 et 6,68 (voir l’article Covid 19 R0 : Nombre magique ou énginme ? publié dans la revue médicale Infectious Disease Reports).
De plus, l’hétérogénéité de la population constitue un frein naturel à la propagation épidémique : certains individus sont plus susceptibles que d’autres d’être infectés. Une fois ces individus rétablis, l’infection circule moins (en mathématiques on parle d’un phénomène de percolation). En pratique, on ne connaît pas précisément la répartition des contacts entre les individus. Plus on complexifie le modèle pour qu’il soit proche de la réalité, plus il est nécessaire de faire intervenir de nouveaux paramètres. Le gain de précision apparent à la complexification d’un modèle peut être, en fait, perdu par les imprécisions de mesure des nouveaux paramètres introduits.
En conclusion, le taux correspondant à l'immunité collective dans le contexte épidémique est certainement inférieur au taux de couverture vaccinale nécessaire. Il est donc essentiel de préciser le contexte abordé lorsqu’on parle d’immunité collective. On l’aura compris, ce taux, dans le contexte épidémique, est difficile à estimer puisque des modèles très simples donnent déjà des taux très variés. Seules des constatations empiriques sur la population permettront, a posteriori, d’en estimer la valeur pour la Covid-19.
A propos de l’auteur
Benoit Loisel, est enseignant en mathématiques à l'ENS Lyon. Son domaine de recherche porte autour de l'algèbre et la théorie des groupes. Il a soutenu une thèse de doctorat en mathématiques Sur les sous-groupes profinis des groupes algébriques linéaires, à l’École polytechnique, le 11 juillet 2017.
Lors de la crise Covid-19, il s'est étonné d'une aberration d'un message politique qui vantait l'intérêt d'un étalement d'une courbe de mortalité devant faire plus de 500.000 mort puisqu'il aurait fallu plus d'un an de confinement si tel avait été le cas, étant donné les capacités d'accueil hospitalières. Il a eu l'occasion de discuter ou lire les écrits de quelques collègues modélistes, probabilistes ou simples vulgarisateurs (e.g. blog de David Madore) qui ont éveillé sa curiosité sur les modélisations épidémiques, notamment le modèle SIR. Ces modèles, s'ils permettent de mettre en avant des phénomènes de mathématiques bien connu (évolutions d'EDP, effets de seuil, phénomènes de percolation) sont souvent très éloignés de toute réalité numérique puisqu'il est peu vraisemblable de pouvoir en estimer les paramètres en l'état des connaissances scientifiques actuelles.
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