Déradicalisation : le rôle des "repentis" du djihad en balance
Ex-mentor des tueurs de Charlie Hebdo, Farid Benyettou travaille désormais pour un cabinet de "conseil en déradicalisation". Mais le recours à des "repentis" du djihad suscite la circonspection, voire la méfiance: peut-on leur faire confiance et quelle peut être leur utilité?
Presse, radio, télévision... L'ancien "émir" autoproclamé de la "filière des Buttes-Chaumont" a multiplié les apparitions pour la sortie cette semaine de son livre Mon djihad, itinéraire d'un repenti, coécrit avec Dounia Bouzar, figure -de référence hier, contestée aujourd'hui- de la lutte contre l'embrigadement djihadiste.
Farid Benyettou, 35 ans, avait eu parmi ses adeptes en 2003 et 2004 les frères Chérif et Saïd Kouachi, auteurs de l'attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Condamné à six ans de prison - quatre ans de sûreté -, il en est sorti en 2009.
L'un des "moments-clés" de sa sortie de la radicalité fut la tuerie de Montauban et Toulouse en 2012 par Mohamed Merah. "Il y a une part de moi qui disait +J'ai soutenu ces groupes, mais pas ce genre d'actions+, et une autre partie me ramenait vers la réalité" djihadiste, qui a "toujours la même finalité: tout ce qui est différent de nous, on doit le détruire", explique-t-il à l'AFP.
Aujourd'hui, l'ancien salafiste quiétiste passé au djihadisme, qui a troqué son turban-keffieh rouge pour une casquette grise, veut faire connaître le processus de son embrigadement. Et dire comment on peut en sortir, chemin "complexe". "Forcément ça peut être bénéfique à d'autres", veut-il croire, les yeux cachés derrière des lunettes noires.
Ne craint-il pas qu'on l'accuse de "taqiya", de ruse pour dissimuler la survivance en lui d'idées extrémistes? "Je suis sûr que plus jamais les discours djihadistes ne pourront m'atteindre", assure Farid Benyettou. Mais il sait que son exposition médiatique est critiquée. Deux ans après Charlie, dans un pays où le djihadisme a fait 238 morts depuis deux ans, "les plaies sont encore ouvertes".
Fondatrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), Dounia Bouzar travaillait à mettre en place les cellules antiradicalité des préfectures quand l'ancien djihadiste l'a contactée, en 2015. "J'ai eu une interdiction formelle du ministère de l'Intérieur qui m'a dit +pas Benyettou+ et m'a envoyée voir l'Uclat (Unité de coordination de la lutte anti-terroriste). J'ai demandé s'ils avaient une preuve (de sa possible dangerosité, NDLR), on m'a répondu +Non on n'a rien, mais un terroriste reste un terroriste, on a peur pour vous+".
"L'opinion publique française n'a pas accepté l'idée qu'il était possible de sortir définitivement de l'idéologie djihadiste, il y a une méfiance éternelle, même pour ceux qui seraient sincères", juge Mourad Benchellali. Cet ex-détenu de Guantanamo avait lui aussi décrit dans un livre son "voyage vers l'enfer" - un camp d'entraînement en Afghanistan, rejoint à l'été 2001 après avoir suivi les conseils d'un frère djihadiste. Aujourd'hui, à 35 ans, celui qui dit n'avoir jamais été un islamiste radical témoigne auprès de l'administration pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse, "quand c'est possible" l'Education nationale...
Il reste prudent sur la démarche de désembrigadement. "Que l'on ne s'y méprenne pas: un +repenti+ peut être utile comme exemple positif de désengagement individuel, mais je fais partie de ceux qui pensent que la déradicalisation n'existe pas, parce que justement c'est un processus personnel et non une chose qui se transmet".
Ancien des réseaux du GIA (Groupe islamique armé) algérien dans les années 1990, David Vallat, comme Mourad Benchellali, fuit le mot "repenti". "Je n'entends pas me repentir de quoi que ce soit: j'assume mon passé et j'ai payé ma dette à la société", en l'occurrence par quatre ans et demi de prison.
Le choc des attentats de janvier 2015 l'a poussé à "entrer dans le débat" sur la radicalité, "sujet sur lequel il y a pléthore d'experts: tous ont un avis, en revanche très peu savent de quoi ils parlent".
Fin 2016, il a participé à une vidéo de la plateforme Stop Jihadisme contre les "mensonges" des groupes radicaux, même s'il doute que cette campagne gouvernementale puisse "atteindre sa cible: les adolescents".
A 45 ans, ce vétéran parmi les "désengagés", qui lui aussi a témoigné dans un ouvrage (Terreur de jeunesse), peut mettre en avant le succès au long cours de sa réinsertion. Pour lui "il faut une bonne décennie" pour sortir et parler de manière crédible de sa radicalité. "Vous ne faites pas le trajet retour aussi rapidement que l'aller..."
Psychanalyste actif dans la prévention de la radicalité, Fethi Benslama accueille avec bienveillance la démarche de David Vallat ou Mourad Benchellali, moins celle de Farid Benyettou, employé depuis septembre au sein du cabinet d'expertise de Dounia Bouzar.
"Que des gens puissent témoigner par écrit ou in vivo, c'est une bonne chose. Mais les transformer en experts de la déradicalisation alors qu'ils n'ont de savoir que leur expérience à eux, qui peut être mise en doute, le pas franchi me paraît assez grave", dit-il, validant la prudence voire la méfiance des pouvoirs publics.
Dounia Bouzar, elle, ne regrette pas d'avoir invité Farid Benyettou à témoigner devant des personnes en proie à la radicalisation. Il a "sauvé la vie d'une trentaine de jeunes pendant ces quelques mois de bénévolat", affirme-t-elle. Maintenant qu'elle ne bénéficie plus de fonds publics, elle le salarie "afin qu'il contribue à construire des outils plus efficaces pour la police, les éducateurs, les psychologues".
"Habituellement, les chercheurs et les journalistes parlent avec les djihadistes quand leur vision du monde est déjà radicalisée: ils ont accès à ce qu'on voit de l'iceberg. Ce qui est intéressant, avec un repenti, c'est de déconstruire le processus qui a amené à cette déshumanisation", fait-elle valoir. "Si Farid Benyettou peut nous donner les secrets du djihadisme, je ne vais pas les refuser parce qu'avant il faisait partie de l'autre camp. D'ailleurs, il nous le doit".
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