Pyrénées- Lâcher d'ours : l'animal, les éleveurs, la politique et le droit

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Jean-Marc Neumann, édité par la rédaction
Publié le 02 octobre 2018 - 17:22
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Un ours dans la forêt au-dessus du village de Markovec, le 27 juin 2018 en Slovénie
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© Jure Makovec / AFP
L'introduction de deux ours dans le Béarn prend des airs de course contre la montre.
© Jure Makovec / AFP
Le bras de fer se poursuit dans le Béarn entre le gouvernement et les opposants à l'introduction de deux ours slovènes dans les Pyrénées. Jean-Marc Neumann, juriste chargé d'enseignement en droit de l'animal à l'université de Strasbourg, revient en détail pour France-Soir sur cette "fable" moderne où il est question notamment de droit, et de courage en politique.

Le lâcher prochain de deux ourses slovènes dans le Haut-Béarn a fait naître une guerre, une guerre entre urbains et ruraux, une guerre entre écologistes et éleveurs, une guerre entre économie et écologie, une guerre de communication entre le ministère de la transition écologique et les opposants au lâcher, une guerre enfin entre l’Etat et les élus locaux dont certains sont même prêts à aller en prison.

La France est sans doute l’une des seules démocraties au monde dans laquelle l’Etat lorsqu’il prend une décision démocratique (une large majorité des citoyens approuve le lâcher) et justifiée par des contraintes juridiques peut être mis au défi par une poignée de frondeurs armés de fusils et par des propos guerriers de barons locaux dont des élus de la République.

Comment en sommes-nous arrivés là? Comment se fait-il que dans d’autres pays la cohabitation entre éleveurs et grands prédateurs est-elle possible?

Est-il excessif de parler de "guerre"? Le mot de guerre a été prononcé par des "acteurs" locaux comme en témoigne notamment cette inscription sur le bitume relevée dans le village de Sarrance par France Info dans son article du 30 septembre 2018: "Non à la colonisation slovène. Population déterminée, guerre déclarée". 

Des guetteurs armés prennent même position au bord ou à proximité des voies conduisant aux endroits susceptibles d’accueillir les deux ourses…

Le lâcher, selon certaines sources, devait avoir lieu lors premier week-end d'ocotbre mais fausse information rien ne s’est passé. Et pour cause! Le journal La République des Pyrénées dans son article du 30 septembre 2018 nous révèle l’information du ministère de la Transition écologique selon laquelle les deux ourses n’auraient pas encore été capturées. 

Il y a pourtant urgence désormais si l’on veut effectivement procéder au lâcher encore cet automne.

Selon l’article précité, le lâcher doit impérativement se produire avant le 20 octobre (date limite fixée par l’arrêté du 29 août 2018 autorisant le lâcher). Et si finalement la "difficulté" à sélectionner les deux ourses qui "conviennent" était une aubaine pour reporter au printemps cette mesure à "haut risque politique"?

Il est utile de rappeler le contexte dans lequel a été prise la décision de lâcher deux ourses dans le noyau occidental de la population ursine (I) avant d’aborder les oppositions fortes qui se sont manifestées localement (II) et enfin d’aborder les contraintes "juridiques" qui repose sur l’Etat (III).

> I - La décision de renforcer la population de plantigrades par le lâcher de deux ourses

Il convient de rappeler que le lâcher de deux ourses s’inscrit dans le Plan Ours 2018-2028 signé le 9 mars 2018 par Nicolas Hulot. Ce plan définit la stratégie sur une période de 10 ans permettant à la fois de garantir la conservation de l'espèce et donc la richesse biologique et de garantir l'avenir du pastoralisme pyrénéen. Il est utile de rappeler ici que le plan est articulé autour de trois idées force:

a) la consolidation de la population (ursine); 

b) la prise en compte des conditions de maintien d'un élevage pastoral dans des conditions économiques viables";

c) la poursuite, l'amélioration et l'harmonisation des mesures de prévention des dommages.

Le plan prévoit notamment le renforcement des deux noyaux (occidental et central) de population par, notamment, le lâcher de deux ourses dans le département des Pyrénées-Atlantiques à l'automne 2018. C’est précisément ce sujet qui est à l’origine de la fronde des éleveurs et d’un certain nombre d’élus locaux.

Conformément à l’article L123-19-2 du Code de l’environnement, une consultation publique avait été lancée du 26 juin au 25 juillet 2018 par les services de l‘état des Pyrénées-Atlantiques.

La décision de lâcher deux plantigrades avait été approuvée par les citoyens consultés. Par ailleurs le renforcement de la population ursine jouit d’une très large adhésion du public ainsi que le révèle le sondage Ifop. Vingt communes du Béarn sont à ce jour potentiellement susceptible d'accueillir les deux ourses.

La démission de Nicolas Hulot avait un instant fait craindre que le projet ne soit abandonné ou reporté par son successeur. On attendait donc avec impatience quelle suite serait réservée par François de Rugy. Renoncer ou reporter la mesure aurait été un bien mauvais signe à l’adresse des écologistes et de la biodiversité. L’Etat y aurait perdu la face reniant par la même occasion ses engagements et cédant par une faiblesse coupable aux oppositions locales véhémentes certes mais circonscrites à un certain nombre d’éleveurs et d’élus.

François de Rugy lors de son déplacement dans les Pyrénées-Atlantiques le 20 septembre 2018 a confirmé le lâcher: "Après des années de tergiversations, après des mois de concertations, j'ai décidé de donner le feu vert à la réintroduction de deux ourses femelles dans les Pyrénées-Atlantiques... Je connais les polémiques et les tensions qui entourent ce projet. Je ne me dérobe pas devant les difficultés. J'assume ce choix ici devant les personnes concernées. Présenter cette décision et dialoguer avec tous les acteurs du territoire, qu'ils soient opposés ou favorables à l'ours dans les Pyrénées, c'est notamment la raison de ma présence ici".

> II - De fortes oppositions locales

La confirmation du lâcher a mis le feu aux poudres et réveillé les opposants locaux qui ont surenchérit par des propos véhéments voire guerriers dont notamment ceux d’une poignée d’élus.

Dès la fin de la réunion avec François de Rugy certains ont annoncé la couleur. Ainsi, Olivier Maurin, président de l'Association pour le développement durable de l'identité des Pyrénées (ADDIP), qui selon l’article paru dans L’Express aurait déclaré: "Par tous les moyens, nous refuserons la réintroduction des ours dans notre territoire où ils n'ont plus leur place". Et, toujours selon L’Express, un éleveur de brebis aurait même ajouté "Et s'il faut des armes et des fusils pour que notre message résonne aux oreilles de François de Rugy, on les sortira!". Le ton est donné.

Le député Jean Lassalle bien connu pour ses saillies verbales a même ajouté qu’il entrait en résistance contre le projet et était prêt à aller en prison

La députée Jeanine Dubié, également opposée au lâcher, explique qu’il ne s’agit pas de sauver l’ours des Pyrénées "en tant que sous-espèce endémique, puisqu'elle ne survit que dans 50% du sang du seul Cannelitto mais simplement d'introduire des ours bruns dans les Pyrénées" ce à quoi elle se déclarait opposée ne comprenant pas le sens de cette réintroduction.

Les principaux concernés, les éleveurs, ne mâchaient pas davantage les mots. Ainsi que le rapporte le journal La Dépêche l’un des éleveurs Bertrand Teysseyre a déclaré "même ça (l’effarouchement), ça ne marche plus. Avant, quand on l'effarouchait, on était tranquille pendant huit jours. Là, deux jours après, l'ours est de retour. On a recensé une prédation tous les deux jours sur ces estives. On se sent démunis. On fait de la prévention, de l'information, mais à un moment, il faut réagir et on va le faire".

La colère des éleveurs peut se comprendre dès lors que la population ursine étant désormais de 43 individus (l’objectif du plan Ours étant de l’accroitre jusqu’à 50 plantigrades au total), la prédation a augmentée ainsi que le note la DDT de l’Ariège (10).

Le sujet, ainsi que nous l’avions souligné dans notre article du 6 août 2018,est éminemment politique et générateur de tensions difficiles à apaiser, certains acteurs locaux ne voyant dans l’opération qu’une idée des politiques éloignés des réalités du terrain, celles que vivent des centaines d’éleveurs chaque jour. La visite à risque de François de Rugy dans les Pyrénées-Atlantiques le 20 septembre a, en partie, eu lieu par voie aérienne le ministre s’étant rendu sur les estives par hélicoptère. Une "escapade" narrée de façon croustillante par le Canard Enchaîné dans son édition du 26 septembre 2018: "histoire d’éviter de croiser des manifestants en route,le déplacement est programmé dans les airs.. Tout danger est écarté! Le lieu a été tenu secret, sauf pour la presse".

Cette tragi-comédie de lâcher d’ourses prêterait à sourire si elle n’était pas révélatrice d’une façon bien française de gérer la faune sauvage et les grands prédateurs en particulier. Manifestement cette gestion manque à la fois de véritable dialogue et de fermeté.

Dialogue car on ne peut imposer une mesure telle que celle-ci sans l’expliquer longuement et l’accompagner de mesures de nature à apaiser les parties concernées. Et fermeté car l’Etat doit remplir ses engagements et obligations juridiques.

Dernier épisode en date, l’annonce révélée par le journal La République des Pyrénées) le 2 octobre 2018 selon laquelle Olivier Maurin, président de la fédération transpyrénéenne des éleveurs de montagne, s’agissant de l’arrêté autorisant le lâcher, aurait "confirmé ce week-end son intention de déposer un recours pour excès de pouvoir contre cet arrêté du ministre de la Transition écologique" compte tenu de ce que "l’arrêté ministériel autorisant l'introduction de deux ourses slovènes en Béarn est paru au bulletin officiel du samedi 29 septembre". "Le document est daté du 29 août et signé par... Nicolas Hulot" lequel avait annoncé sa démission la veille de la signature de l’arrêté.

> III - Les contraintes juridiques reposant sur l’Etat

Ainsi que précisé ci-dessus le lâcher des deux ourses s’inscrit dans le cadre du plan ours mais il résulte aussi et avant tout de contraintes juridiques pesant sur l’Etat. 

A vrai dire l’Etat n’a pas réellement le choix: il doit veiller à garantir la survie de l’espèce dans les Pyrénées nonobstant les oppositions locales.

Rappelons que le plantigrade, dont 43 individus sont encore présents dans nos montagnes pyrénéennes, est protégé au niveau international et national. Il est protégé au niveau international par divers textes: 

- Le Règlement (CE) n° 338/97 du Conseil du 9 décembre 1996 relatif à la protection des espèces de faune et de flore sauvages par le contrôle de leur commerce pris en application de la Convention "sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction" du 3 mars 1973 (dite Convention de Washington);

- La convention européenne du 19 septembre 1979 relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe (dite Convention de Berne) en son annexe II;

- La Directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages (dite directive Habitats) stipulant une protection stricte en son article 12. Il est expressément visé aux annexes II et IV en tant qu’espèce prioritaire pour le maintien de son habitat et espèce protégée.

Il est également protégé au niveau national par les arrêtés du 9 juillet 1999 "fixant la liste des espèces de vertébrés protégées menacées d'extinction en France et dont l'aire de répartition excède le territoire d'un département" et par celui du 23 avril 2007 "fixant la liste des mammifères terrestres protégés sur l'ensemble du territoire et les modalités de leur protection". Le plantigrade est considéré comme une espèce protégée au titre de l’article L. 411-1 du code de l’environnement

Rappelons aussi que l’ours brun en France est classé par l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) comme "espèce en danger critique d'extinction".

En dépit cependant des textes auxquels la France est soumise, la protection du plantigrade a été jugée inefficace par la Commission Européenne qui, alertée sur le mauvais état de conservation de l’ours dans les Pyrénées, avait même ouvert en décembre 2012 une "procédure d’infraction" contre la France pour "manquement à ses obligations de protection de l’ours brun des Pyrénées" issues de la directive "Habitats".

La Commission reprochait à la France de ne pas faire ce qu’elle devait faire, c’est à dire une fois le plan 2006-2009 terminé, de prendre des mesures de sauvegarde du plantigrade. Cette procédure s’inscrivait à la suite d’une plainte déposée auprès de la Commission en 2010 par une vingtaine d’associations de protection de la nature unies au sein de la structure CAP-Ours.

Le tribunal administratif de Toulouse a jugé le 6 mars 2018 que les actions de l’Etat pour le maintien de la population ursine étaient insuffisantes. Ce à la suite d’une requête et d’un mémoire enregistrés les 17 avril 2015 et 5 janvier 2017 par l’association Ferus – ours, loup, lynx, conservation laquelle avait sollicité que l’Etat soit condamné à lui verser la somme de 50 000 euros en réparation du préjudice moral "subi du fait de la carence de l’Etat français dans son obligation de maintenir la population d’ours bruns dans un état de conservation favorable".

Le tribunal administratif a donné gain de cause à Ferus et a retenu la "carence fautive" de l’Etat en rappelant entre autres les obligations de la France résultant de la directive "Habitats" de 1992.

Le Tribunal précise en particulier deux points essentiels sur le sujet: l’insuffisance de la population actuelle pour "assurer la pérennité de l’espèce" et "que l’existence même du noyau occidental est menacée à court terme". Que, s’agissant des "tensions locales", "si les tensions ainsi rencontrées nécessitent effectivement l’organisation d’une concertation avec le public concerné, ainsi que le prévoit d’ailleurs l’article 22 de la directive du 21 mai 1992, elles ne sauraient toutefois suffire à justifier, en l’espèce, les huit années de retard constatées dans la définition du nouveau plan d’actions relatif à la conservation de l’ours; qu’il n’est au demeurant pas établi que les oppositions locales feraient obstacle à toute opération de réintroduction efficace depuis 2006, alors qu’il apparaît que les dégâts imputés aux ours sur les troupeaux et les ruches restent relativement mesurés et que l’Etat a pris des mesures adaptées en faveur du pastoralisme, parmi lesquelles figure notamment l’indemnisation systématique des pertes d’animaux".

Pour enfoncer le clou, le tribunal conclut, pour retenir la carence fautive de l’Etat, que "les actions mises en œuvre par l’Etat ne peuvent pas être regardées comme suffisantes au regard des enjeux identifiés pour le maintien durable de l’espèce ursine dans le massif".

On voit bien au regard des contraintes juridiques pesant sur l’Etat que ce dernier n’a en réalité pas le choix, peu importe les oppositions pouvant se manifester localement, les menaces proférées par certains de prendre les armes et les risques politiques de l’opération. Il se doit de renforcer la population ursine dans le massif pyrénéen pour se conformer à ses obligations et ne plus faire preuve de "carence fautive" dans la gestion du plantigrade.

Quant à la "gestion des opposants" la France étant un état de droit, les autorités doivent se faire respecter. Il est utile de rappeler que l’on ne peut impunément proférer des menaces, prendre les armes (ou menacer de le faire) ou détruire une espèce protégée (ou menacer de le faire). L’association Ferus a d’ailleurs à cet égard publié un article rappelant très justement les sanctions pénales encourues par les contrevenants.

A l’Etat désormais de faire le nécessaire. Il ne reste plus que quelques jours pour procéder au lâcher car le délai pour y procéder tel que résultant de l’arrêté autorisant le lâcher fixe comme date limite celle du 20 octobre. A défaut, l’arrêté précise que le lâcher sera reporté au printemps entre le 15 février et le 30 juin 2019.

Reste à voir si la date du 20 octobre est "tenable" eu égard d’une part au fait que les deux ourses ne seraient toujours pas capturées en Slovénie et d’autre part compte tenu du recours en excès de pouvoir qui risque fort d’être engagé sous peu contre l’arrêté du 29 août publié au Journal officiel le 29 septembre…

Affaire à suivre.

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