Exclu - Les animaux "doués de sensibilité" ? La souffrance du cheval Saphir non reconnue par la justice
C’est une affaire singulière qui ne manquera pas d’éveiller l’attention des juristes en droit animalier et qui vient de connaître son épilogue jeudi 11 octobre à la suite de la décision rendue par le tribunal de grande instance de Metz.
Ce dossier est, du moins à notre connaissance, l’un des deux seuls (avec l’affaire de l’épagneule Eden) dans lequel les juges auront été amenés à prendre position sur l’attribution d’un pretium doloris ou préjudice de douleur au profit d’un animal et ce, sur le fondement de l’article 515-14 du code civil qui, rappelons-le, déclare que "les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité".
L’article 515-14 précise toutefois que "sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens". Ils ne sont donc pas soumis au régime des biens dès lors que les lois qui les protègent s’appliquent à eux.
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Par cette modification du code civil souvent présentée comme purement "symbolique", voire cosmétique, les animaux ont été, cela ne fait pas de doute, extraits de la catégorie des biens.
Certes, ils figurent toujours dans le livre II du code civil ("des biens et des différentes modifications de la propriété") mais le placement de l’article 515-14 avant le titre Ier "de la distinction des biens" conduit les juristes à affirmer sans conteste que les animaux ne sont plus des biens.
L’animal n’étant désormais plus un bien et sa sensibilité étant reconnue par le code civil l’on attendait, pour en mesurer la portée pratique, que les avocats fassent œuvre de créativité et d’audace et que parallèlement les magistrats oubliant le conservatisme attaché à leur fonction fassent preuve de courage.
L’affaire de l’épagneule breton Eden avait soulevé un premier espoir parmi les juristes, celui de voir enfin les magistrats se prononcer sur l’épineuse question du préjudice de souffrance d’un animal en l’espèce d’une chienne victime d’une saillie non désirée. Hélas, par jugement du 4 avril 2017 le tribunal d’instance de Clermont-Ferrand ayant estimé qu’il y avait un doute sur la date de la saillie objet de la procédure engagée par le propriétaire d'Eden, n’eut pas l’occasion de se déterminer sur la question de la réparation des souffrances du chien.
Il n’y avait donc toujours pas plus de trois années après la modification du code civil, de décision de justice permettant de mesurer la portée réelle de l’article 515-14 du code civil à l’aune d’une demande d’indemnisation de la souffrance d’un animal.
Le jugement rendu le 11 octobre 2018 dans l’affaire du cheval Saphir constitue à cet égard une "première" intéressante permettant de tirer quelques enseignements. Après un rappel des faits nous aborderons la procédure et le jugement qui a été prononcé avant de conclure de façon prospective.
> Les faits
Qui est Saphir de Briera? Il s’agit d’un cheval de compétition qui a participé le 18 avril 2015 à une course d’endurance à Pleure au kilomètre 13 au cours de laquelle il a chuté. Aucune boiterie ou autre anomalie n’ayant été constatée par les vétérinaires, le cavalier est remonté en selle et Saphir a poursuivi l’épreuve. Ce n’est que le lendemain que le cheval a commencé à boiter de l’antérieur gauche. Une déchirure musculaire a été constatée par un premier vétérinaire contacté par le propriétaire de Saphir en l’absence de son vétérinaire habituel le docteur P.de la Clinique S-N. avec prescription d’un traitement anti-inflammatoire.
Le vétérinaire habituel le Ddocteur P. intervenu les 22 et 23 avril 2015 a confirmé le diagnostic et a de surcroît relevé un "écoulement séro-hémoragique diffus transdermique" qui l’a conduit à modifier le traitement. Les symptômes et la douleur persistant, le docteur P. a prescrit à Saphir des piqûres de Dexaméthasone durant trois jours à partir du 24 avril 2015.
Le 29 avril 2015, le docteur P. constate que le gonflement du sabot antérieur droit du cheval et, en parallèle, le dégonflement de l’antérieur gauche. Devant ce constat, une radiographie est pratiquée à l’issue de laquelle le docteur P. envisage l’hypothèse d'une fourbure mais sans en être certain. Un "soutien de fourchette" est mis en place à titre préventif et il est conseillé au propriétaire de limiter l’activité de Saphir à un "exercice au pas".
Un second vétérinaire, le docteur B. exerçant au sein de la même clinique, effectue une nouvelle radiographie les 5 et 7 mai 2015 et confirme les diagnostics déjà posés et traitements préconisés. Le 8 mai 2015, Saphir ne parvient pas à se lever. Le propriétaire du cheval fait alors appel au docteur M. qui diagnostique une fourbure du membre antérieur droit à la suite de quoi l’équidé est transporté le 9 mai 2015 vers des écuries spécialisées où il sera soigné.
En l’état actuel, Saphir ne peut plus envisager une carrière sportive et devra, au mieux, se contenter de promenades au pas.
> La procédure
A la suite des faits relatés ci-dessus, le propriétaire a, en date du 20 mai 2015 engagé une procédure le tribunal de grande instance de Metz considérant avoir subi un préjudice important résultant des mauvais soins prodigués par la clinique vétérinaire à laquelle il avait confié son cheval Saphir. Il a notamment sollicité, à l’initiative de son avocat que l’expert examine le degré de souffrance du cheval en vue de la reconnaissance d’un pretium doloris.
Ainsi que le confiait l’avocat du propriétaire de Saphir au quotidien Le Républicain Lorrain dans son édition du 2 septembre 2015: "Nous voulions dépasser la simple pétition de principe, la seule symbolique en demandant à la justice de statuer. Bref, donner du corps en droit à une avancée pour la reconnaissance des animaux. Cette lettre de mission à l’expert est un premier pas. Dans le cas d’espèce, on sait que la fourbure est extrêmement douloureuse".
Voyons maintenons de quelle façon la juridiction saisie a abordé ce dossier et l’audacieuse demande présentée par le propriétaire de Saphir.
- Le référé-expertise
En date du 24 juillet 2015, la juridiction saisie nomme par ordonnance de référé un expert judicaire auquel est confiée une mission d’expertise ayant, notamment, pour objet d’examiner le cheval, décrire son état de santé, détailler les troubles observés, rechercher les causes et les origines des troubles constatés, déterminer si les soins ont comporté des manquements aux règles de l’art et, plus étonnant, de "dégager en les spécifiant les éléments propres à justifier une indemnisation au titre des souffrances physiques du cheval et qualifier l’importance de ce chef de préjudice".
C’est précisément ce dernier point qui mérite toute notre attention car la juridiction ayant ordonné l’expertise parait envisager la possibilité d’une reconnaissance au profit du cheval d’un pretium doloris ou préjudice de souffrance.
Le rapport d'expertise a été déposé le 6 septembre 2016. Il conclut, notamment, "que lors de la consultation du 29 avril 2015 le docteur P. n'a pas satisfait à ses obligations de moyens notamment dans la réalisation approximative de la radiologie du pied ce qui l'a conduit à une interprétation erronée et à un retard dans la prise en charge de la pathologie ajouté au fait qu'il était nécessaire de mettre en place des traitements couramment employés et des conseils clairs et précis à savoir: repos absolu au box et litière épaisse si possible en sable; -que le docteur P. a manqué à son obligation d'information médicale".
Pour l’avenir de Saphir, l’expert estime que seule une "utilisation en promenade peut être envisagée à long terme en fonction de l'évolution de la locomotion".
S’agissant de la souffrance endurée par Saphir, l’expert estime que celle-ci a été maximale au début et a pu être soulagée par la sustentation dans un harnais et un traitement adapté. En revanche, l’expert a reconnu ne pas être en mesure d’estimer le préjudice y afférent ("Je ne dispose d’aucun élément qui me permette de chiffrer précisément ce poste de préjudice mais il appartiendra à Monsieur le Juge de l’estimer en fonction des éléments cités ci-dessus ").
- Au fond
Sur la responsabilité contractuelle de la clinique le tribunal estime qu’il "est établi par les conclusions particulièrement circonstanciées, motivées et détaillées de l'expertise judiciaire un manque de précaution de la part du médecin vétérinaire ce qui caractérise une faute puisque si la précaution avait été prise, elle aurait pu avoir une influence favorable sur l'évolution de la pathologie de l'animal et son état séquellaire résultant de la fourbure de l'antérieur AVD".
Les juges considèrent que "l'erreur fautive de diagnostic imputable au docteur.P. qui a entraîné pour le cheval Saphir de Briera une perte de chance de guérison sera évaluée à 50%".
Cependant, le point principal qui nous intéresse ici est celui du préjudice de souffrance sur lequel on attendait avec impatience la décision du tribunal.
La partie défenderesse avait conclu au "rejet de la demande relative à la souffrance endurée au visa de l'article 515-14 du code civil, le cheval étant un bien meuble de telle sorte que son statut ne permet pas d'indemnisation directe".
On voit bien ici que le statut juridique de l’animal n’est pas clair pour tous puisque le conseil de la partie défenderesse considérait toujours l’animal comme un bien ce qu’il n’était manifestement plus depuis l’introduction dans le code civil de l’article 515-14 ainsi que nous l’avons précisé ci-dessus.
Quelle allait donc être la position des juges?
Par jugement rendu le 11 octobre 2018 le tribunal de grande instance de Metz a finalement débouté le propriétaire de Saphir de sa demande au titre de ce chef de préjudice. Les magistrats motivent ainsi leur décision:
"Attendu que monsieur F. réclame réparation pour la souffrance subie par l'animal durant 18 jours pendant lesquels il n'a pas reçu de soins appropriés par le docteur P. Attendu que, à l'issue de la loi n° 2015-177 du 16 février 2015, il résulte de l'article 515-14 dans le code civil, que «Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens»".
" Attendu cependant que la protection due à l'animal et à son habitat naturel ne peut toutefois conduire à lui reconnaître une quelconque personnalité juridique et à en faire un «sujet» de droits civils. Que les souffrances subies par l'animal en raison du défaut de traitement de sa fourbure aiguë ne saurait s'analyser à l'évidence comme des sévices ou actes de cruauté volontaires lesquels sont réprimés en tant que tels par le code pénal".
"Attendu en conséquence que dès lors que monsieur F. n'est pas lui-même la victime des souffrances endurées et qu'il ne peut représenter l'animal pour justifier du droit à une réparation indirecte ou par ricochet, il y a lieu de le débouter de sa demande d'indemnisation au titre des souffrances endurées".
La décision étant susceptible de recours, il reste désormais à voir si l’une des parties interjettera appel. A suivre.
Copie de la première page du jugement du TGI de Metz remis par le propriétaire de Saphir. ©FranceSoir.
> Conclusion prospective
La décision rendue par le tribunal de grande instance de Metz n’est en soi pas surprenante. On ne pouvait guère s’attendre, compte tenu des conséquences potentielles au plan pratique, à ce que les magistrats apprécient différemment le chef de demande original présenté par l’avocat du propriétaire de Saphir.
Ainsi que le rappelle cette juridiction si l’animal n’est plus un bien il reste néanmoins, sous réserve des lois qui le protège, soumis au régime des biens. Les juges estiment que "la protection due à l'animal et à son habitat naturel ne peut toutefois conduire à lui reconnaître une quelconque personnalité juridique et à en faire un «sujet» de droits civils".
Par "lois qui le protègent" les juges entendent les lois pénales sanctionnant des "sévices ou actes de cruauté volontaires". Or, en l’espèce les fautes avérées de la clinique vétérinaire à l’origine du préjudice de Saphir ne sauraient, selon les magistrats, être analysées en sévices ou actes de cruauté incriminations qui en tout état de cause aurait relevé de la justice pénale.
Et les juges de conclure au débouté de la demande du propriétaire de Saphir au titre du pretium doloris car il n'est pas lui-même la victime des souffrances endurées et qu'il ne peut représenter l'animal pour justifier du droit à une réparation indirecte ou par ricochet.
En conclusion, le cheval n’ayant pas la personnalité juridique (l’animal n’est pas encore un "sujet de droit") et ne pouvant dès lors faire valoir ses droits à réparation de son préjudice via un représentant légal, il ne peut se voir reconnaître par la justice un quelconque préjudice personnel et en obtenir l’indemnisation par son auteur.
On voit bien ici les limites posées par l’article 515-14 du Code civil.
Ce dernier, et c’est d’ailleurs son principal intérêt, pose un jalon déterminant pour l’évolution du statut juridique de l’animal (extraction des animaux de la catégorie des biens) mais ne leur reconnait pas encore la personnalité juridique et des "droits". En quelque sorte, pour reprendre l’expression utilisée par la députée Cécile Untermaier au sujet de l’amendement n˚59 (dit amendement Glavany) qui a donné naissance à l’article 515-14, ce dernier constitue "un pied dans la porte" ouvrant le champ d’une réforme plus profonde et plus audacieuse.
L’attribution de la personnalité juridique aux animaux (différente de celle des humains et qui ne concernera que certains animaux) est précisément l’étape suivante et indispensable tant attendue par tous ceux attachés à l’amélioration de la condition animale. Et attention: attribuer la personnalité juridique aux animaux ne signifie pas leur reconnaître des droits identiques à ceux des humains (dont ils n’auraient d’ailleurs que faire pour la plupart). C’est simplement leur reconnaître certains droits qui leur apporteront une protection meilleure et plus efficace et permettre à une personne humaine ou personne morale de les faire valoir en leur nom devant les juridictions compétentes.
Le professeur Jean-Pierre Marguénaud de l’université de Limoges, à l’origine de la création en 2016 du diplôme universitaire de droit animalier, soutient depuis près de 40 ans cette évolution envisagée dès 1909 par le professeur René Demogue dans un article intitulé "La notion de sujet de droit. Caractères et conséquences" (article cité par Jean-Pierre Marguénaud dans son ouvrage Le Droit animalier, Presses Universitaires de France 2016).
L’attribution d’une personnalité juridique pour certains animaux ne pose aucune difficulté technique les outils existants le permettant parfaitement sans pour autant porter atteinte au sacro-saint principe de la Summa Divisio distinguant d’un côté les personnes et de l’autre les biens.
Certains animaux (animaux de compagnie et grands singes dans un premier temps) seraient ainsi classés parmi les "Personne" dans une catégorie nouvelle, celle des "Personnes non humaines". Ce n’est, en réalité, qu’une question de volonté et de courage politique. Pour "favoriser" cette volonté politique la pression de l’opinion publique sera bien évidemment déterminante.
La Fondation 30 Millions d’amis a récemment lancé une pétition à ce sujet et mobilise ses sympathisants pour faire aboutir le projet. Le député Olivier Falorni a annoncé, dans un entretien accordé au quotidien Sud-Ouest paru le 15 septembre 2018 qu’il allait prochainement déposer une proposition de loi en ce sens.
Force est de constater que tant que la personnalité juridique ne sera pas reconnue aux animaux l’article 515-14 restera pour ces derniers une avancée essentiellement symbolique qui ne leur confère aucun droit particulier. Les droits principaux dont ils disposent et qui les protègent à ce jour sont ceux de ne pas être maltraités, blessés ou tués sans nécessité ou d’être victimes de sévices graves ou d’actes de cruauté.
> Remerciements: nous tenons à exprimer notre profonde gratitude à J-V.F. le propriétaire de Saphir pour nous avoir confié les éléments de son dossier et notamment la copie du rapport d’expertise judiciaire et du jugement rendu par le TGI de Metz.
Voir:
Fudji, chien martyr symbole de la lutte contre les actes de cruauté envers les animaux
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