Sylvain Tesson, la "contrition" sur Poutine : "on n'a pas voulu voir qu'il y avait un satrape sous le tsar"
Comment dit-on mea culpa en russe ? Dans un riche entretien accordé au Point, l'écrivain-voyageur Sylvain Tesson, russophile impénitent, admet pourtant "faire contrition" d'un certain aveuglement sur Vladimir Poutine, par projection de sa vision du monde qui rejoignait celle proclamée par le dirigeant russe. Une sympathie qui l'a conduit à manquer de clairvoyance sur les desseins de l'ancien officier du KGB : derrière l'étendard d'un combat civilisationnel, le dévoilement d'une violence mésestimée le conduit à faire son "printemps de Prague". Une honorable confession, sans concession au simplisme ambiant.
« Le slavophile que je suis (et reste) est malheureux. Des frères des bulbes et des plaines se tuent. Poutine dans les années 2000 a été un archétype jungien. Une figure utile pour la pensée facile. Il incarnait pour les antimodernes (dont je suis) la résistance au progrès cyber-mercantilo-globalo-déconstructeur (les tirets, pour aller vite). En France, on parlait du « monde qui change » et de la nécessité de « l'accompagner ». Lui se réconciliait avec le patriarche de l'Église, sanctifiait Nicolas II tout en ne vouant pas l'URSS aux gémonies, exprimait son admiration à Soljenitsyne. Il faisait le continuum là où nos politiques faisaient l'inventaire. Alors oui, une certaine frange occidentale a voulu, trop complaisamment, le considérer pour ce qu'il incarnait symboliquement. Et nous sommes (moi le premier) passés paresseusement sur les exactions pour ne retenir que les argumentations. On n'a pas voulu voir qu'il y avait un satrape sous le tsar, un spetsnaz sous le starets. [ndlr : spetsnaz : forces spéciales russes, starets : patriarche d'un monastère orthodoxe]
S'il s'agit de faire contrition, je le fais. Oui j'ai été fasciné par le Poutine de décembre 1999, qui a redressé la Russie dépecée, oui je trouve inqualifiable, historiquement honteuse et humainement hideuse, la violence du Poutine de 2022, et oui je n'ai pas su voir que le Poutine de 2010 mènerait à ce qu'on voit : pillages, crimes, destructions, vandalisme. Je fais mon printemps de Prague, comme l'ont fait certains communistes en quittant le parti en 1968 et comme ne l'ont pas fait certains maoïstes qui continuent de rêver au grand timonier le soir, en tripotant leur boulier. »
A-t-il idéalisé une Russie fantasmée ? Difficile de lui faire ce procès : l'écrivain ne s'est pas contenté de six mois de cabane "Dans les forêts de Sibérie" (Gallimard). Il a sillonné la Russie lors de nombreux voyages dont plusieurs ont donné des livres, d'une marche "de la Sibérie à l'Inde sur les pas des évadés du goulag", ("L'Axe du loup", Robert Laffont), à sa "Berezina" (Guérin), épopée amicale qui revivait la retraite de Russie en side-car - ou plutôt en "panier adjacent", écrit-il avec la même aversion à l'impérialisme anglophone que... Vladimir Poutine.
Trêve de mauvais esprit : Sylvain Tesson explique finement pourquoi, à ses yeux, "nous n'avons pas saisi le sentiment russe du déclassement historique". Il relate une perception trop méconnue chez nous : "les Russes considèrent que 1945 structure tout. Ils ont le sentiment que nous sommes des débiteurs insolvables à leur égard", et répond, à la question de l'historique religieux :
« Poutine nous considère comme des schismatiques culturels, moraux, politiques et religieux, physiques même. Moindres biscotos, âme moins pure. Pas capables de tuer un ours. D'où sa certitude d'un Occident répulsif, vaguement inverti. 1054 est la grande date, celle du schisme. La Russie voit le schisme comme l'explication. Elle se considère comme le conservatoire culturel de la tradition et voit les orthodoxes comme les apôtres du Christ. Pour elle-même, la Russie signifie la doxa droite. En 2016, à Palmyre, les Russes ont libéré le site archéologique que les sapeurs mahométans de Daech dynamitaient. Alors Poutine a fait jouer Bach et Tchaïkovski dans l'amphithéâtre de la reine Zénobie pendant que l'Union européenne continuait à se demander s'il n'y avait pas un moyen de défaire Bachar el-Assad en soutenant l'État islamique. Comment voulez-vous que les Russes n'aient pas eu le sentiment, ce soir-là, que Moscou était le rempart de l'Occident perdu ? Ce soir-là, j'ai cru à tort que les suites de Bach dans les ruines masquaient le Poutine cruel. »
La "contrition" n'oblige pas à verser dans une délirante Inquisition : on aurait été surpris de voir Sylvain Tesson basculer dans cette "cancel culture" à l'œuvre, et il réserve des mots sévères à ceux qui rejettent la culture russe et s'abîment dans un boycott indifférencié :
« Oui, quel malheur que les intellectuels engagés de l'Ouest n'aient pas eu à l'encontre des dirigeants socialistes qui enfermaient les dissidents dans les goulags (jusqu'en 1991) les mêmes accents qu'aujourd'hui. Je ne renie pas mon admiration pour l'art, la culture slave, la langue, le sens du sacré (toutes choses qui se manifestent à Kiev autant qu'à Moscou). Je trouve absolument crucial de distinguer un peuple du monarque bouffi qui le dirige. Je croyais que nous autres, Français, avions été dressés à ne pas amalgamer (ce mot de dentiste) les phénomènes. Nous entendons répéter depuis les attentats islamiques de 2015 qu'il ne faut pas prendre pour un musulman le mahométan qui se fait exploser en criant pourtant la même chose que le muezzin. Je pense en conséquence qu'il ne faut pas prendre pour un psychopathe un individu aimant la poésie de Tsvetaïeva et la lumière de Chichkine. On peut être slavophile sans être russolâtre et russisant sans être poutinophile. Je m'étonne de voir qu'il y a des amalgames qu'il ne faut pas amalgamer au combat contre l'amalgame. La conduite du monde par impulsion cybernétique marche à très haute fréquence ! C'est difficile à suivre. »
Alors qu'il publie un recueil de textes et de dessins intitulé Noir (Albin Michel), Sylvain Tesson revient également sur l'origine, d'abord familiale, de sa passion pour la Russie, sur son rapport à la mort - et à la vie ! On terminera en livrant un dernier échantillon savoureux (l'entretien complet est accessible aux abonnés du Point) de ses réponses aux questions de Sébastien Le Fol et Saïd Mahrane, sur la notion "d'homme augmenté" :
« L'expression me consterne. Le désir de s'augmenter est une preuve de sa propre diminution mentale. Car la valeur de la vie tient dans sa brièveté - principe antique. Ils n'ont pas lu les stoïciens, les laborantins bioniques ? La vie est un jeu dangereux, fulgurant. On le joue vite, une seule fois, sur la corde - et nu. Si l'on commence à se doter d'organes clonés, de microprocesseurs implantés et de gènes codés, on ressemblera à des sapins de Noël. Il y a un oxymore, dans l'augmentation de l'homme par la machine. L'homme augmenté, c'est au contraire celui qui peut se passer de machines. »
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