Que nous dit "Endsong", chef d'œuvre de The Cure, sur notre époque ?

Auteur(s)
Jean Neige, France-Soir
Publié le 12 mars 2023 - 22:30
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The Cure Robert Smith
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IDA MARIE ODGAARD / RITZAU SCANPIX / AFP
Robert Smith, The Cure, lors d'un concert à Copenhague (Danemark), le 14 octobre 2022.
IDA MARIE ODGAARD / RITZAU SCANPIX / AFP

CULTURE - Dans The Cure: retour gagnant, nous écrivions que la chanson "Endsong", un chef d’œuvre de requiem rock," marquera l’histoire comme un reflet sublime de la noirceur de notre époque".  En voici les raisons:

Cette chanson de dix minutes, à la fois des plus sombres et des plus lumineuses, est censée faire partie du prochain album du groupe intitulé "Songs of a Lost World"; comme la tournée entamée depuis octobre 2022 est elle-même appelée "Lost World Tour". Nous voilà prévenus.

À en juger par ce titre, le reste de l’album sera probablement aussi noir que Endsong. Ce morceau est sombre de par son texte, une ode absolument désespérée. Mais il reste lumineux de par la beauté transcendante de sa musique qui pénètre au plus profond de l’âme. Rares sont ceux qui comme Robert Smith ont ce talent exceptionnel qui consiste à transformer le désespoir en beauté sublime, en l’occurrence en magnificence sonore. 

Dans La Nuit de mai, le poète Alfred de Musset écrivait : 

« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux 

Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots ». 

Cela s’applique tellement bien à Endsong. Car non seulement cette chanson sera immortelle, mais elle déclenche aussi littéralement des larmes à son auteur et interprète, bien visibles dans la vidéo filmée à Zagreb, le 27 octobre dernier. 

Cette dernière, de très bonne facture pour une vidéo amateur, est assez bouleversante.  Pour beaucoup d’entre nous, qui en étions restés à l’image encore fringante du Robert Smith des années 90, on voit au premier regard que le temps n’a pas épargné l’icône - comme il n’épargne personne d’entre nous.

L’homme a pris du ventre, ses cheveux toujours hirsutes sont plus clairsemés, le visage s’est épaissi. Mais l’essentiel demeure: la voix est restée la même, claire et puissante, plutôt aigue, tellement unique.

La première partie de la chanson est une longue introduction musicale de 5 minutes 50. Elle commence juste avec les percussions, une descente de toms qui rythmera tout le morceau, et deux accords plaqués de synthétiseurs. L’ambiance est d’entrée solennelle et grave. Quelques notes de guitare jouées par Smith lui-même viennent focaliser l’attention dans ce décor sonore quelque peu minimaliste, comme des pensées sensibles et fragiles dans un monde presque oppressant, comme une expression de l’âme en quête de sens.  

Et puis viennent les premières notes du riff de guitare obsédant qui annoncent la deuxième partie musicale, le refrain. Les accords changent. La batterie se met en branle et produit un véritable rythme de rock, lent et lourd, ajoutant la caisse claire et un coup de grosse caisse en plus à la même descente de toms tout aussi obsédante.

La guitare basse et une autre guitare jouant des notes de fond accompagnent ce démarrage qui donne une dimension plus puissante et grandiose à l’œuvre. Cette descente de juste trois notes de guitare qui constitue la marque du refrain interpelle de par sa simplicité et de par son caractère indispensable à la chanson. Ces trois notes sonnent comme un cri, comme un appel au secours, comme les trois mots de SOS.

Elles nous pénètrent l’âme de manière extrêmement singulière, parce qu’elles sont comme l’expression bouleversante de l’âme en détresse de celui qui les produit. Il n’y a sans doute pas instrument plus adapté pour exprimer le tourment intérieur que la guitare électrique. Même si ce ne sont que trois notes, on peut voir Smith s’appliquer du mieux qu’il peut quand il double son deuxième guitariste qui joue ces notes.

C’est que la dernière est glissée le long du manche, le genre de nuance sensible impossible au piano et qui demande la perfection du geste. Ces trois notes collent parfaitement à l’environnement sonore qui les entoure. C’est là encore toute la magie, le savoir-faire, le don du compositeur. Et quand il les joue, ces notes l’habitent.  Penché sur sa guitare, plaçant ses doigts au plus haut du manche, tout son corps accompagne son geste. Le mouvement du cou après chaque note glissée trahit comme un frisson, un instant de plénitude indicible. Il y a quelque chose proche d’un micro-orgasme pour un musicien quand les notes sont parfaites, quand l’âme et le corps sont autant en symbiose.  C’est toute la puissance de la musique. Et aucun autre art n’atteint un tel niveau dans l’expression de l’émotion. 

Au démarrage de la 5ème minute, pour le dernier refrain musical, la guitare wah-wah de Reeves Gabriel entre sur la scène sonore, comme le brouhaha, le va-et-vient du monde moderne. 

Sur les derniers refrains chantés, cette guitare de Gabriel devient sublime, tirant des notes aigues à foison, comme des cris de douleurs magnifiés, toujours avec une rythmique renforcée par cet effet wah-wah qui est la quintessence du rock. 

Peu de temps après avoir chanté ses premiers mots, les larmes coulent sur les joues de Robert. À quoi pense-t-il à ce moment ? À ce qui a pu lui inspirer cette chanson aussi désespérée et sublime ? Le mélange d’une telle douleur et d’une telle beauté doit bouleverser l’artiste. 

La chanson clôt la première partie du concert et laisse à la fois ému, ébloui et songeur. 

À noter que "Alone", la nouvelle chanson qui ouvre les concerts de cette tournée est dans le même registre, en plus lent, et commence par ces mots "This is the end of every song that we sing". Ensong renvoie à cette introduction. La boucle est bouclée. 

Je me souviens des commentaires de ma professeure de français, au lycée, un de ces professeurs qui vous marquent (positivement) à vie. Elle commentait ces vers de Musset cités plus haut en expliquant que les grands artistes avaient une plus grande propension au désespoir.

Ce qui les sauve, c’est la beauté de leur œuvre, qui seule donne un sens à leurs tourments, et même à leur vie. Mais ça, c’est moi qui le rajoute.

On espère que Smith continuera d’être sauvé par la beauté de ses créations, pour lui-même comme pour nous tous, car ces artistes exceptionnels nous offrent un miroir de nous-même, et nous aident collectivement à supporter nos désillusions, en nous rappelant que nous sommes tous frères et sœurs en humanité et que nous partageons les mêmes tourments intérieurs qui sont universels. 

Quelle interprétation ? 

Vient alors le temps de l’interprétation que l’on peut faire de cette œuvre magistrale, emblématique de ce monde perdu que pleure Robert Smith.  

Rappelons ces quelques phrases, qui sonnent bien mieux en anglais. 

« It's all gone (Tout est parti) 

Nothing left of all I loved (Il ne reste rien de tout ce que j'aimais) 

It all feels wrong (Je ressens que ce n’est pas normal) 

It's all gone (Tout est parti) 

No hopes, no dreams, no world (Plus d'espoirs, plus de rêves, plus de monde) 

No… I don't belong (Non... je n’ai plus ma place) 

No… I don't belong here any more » (Non… je n’ai plus ma place ici). 

Robert Smith exprime-t-il un désespoir sur sa vie personnelle, ou un désespoir par rapport à ce qu’est devenu le monde, notamment le monde occidental ? A-t-il été affecté par la dystopie du traitement du Covid, par l’idée de la guerre à nos portes, par l’effondrement économique qui vient, par les tensions raciales et sociétales qui montent autour du wokisme ? Par la déconstruction de notre humanité ? Par la crise énergétique ? Par les enjeux écologiques ? En d’autres termes, avec ces mots "no hopes, no dreams, no world", sent-il venir la fin de notre monde ? 

Smith n’est pas connu pour être un auteur engagé, bien qu’il ait confié en interview avoir du mépris pour la famille royale britannique. En 2012 et 2013, il avait collé en tournée un autocollant sur sa guitare portant la mention "citizens, not subjects". Plus récemment, en 2019, il a affirmé au magazine Rolling Stone avoir "un point de vue socialiste sur le monde". On peut donc conclure à minima que Smith n’est pas vraiment dans le courant mainstream. 

Une autre clef de compréhension se situe dans la chanson "Alone", qui est en quelque sorte la première partie de "Endsong". D’abord, Smith évoque ces "oiseaux qui tombent du ciel", ce qui est arrivé dans plusieurs endroits du monde en 2022, en Angleterre, au Mexique, mais aussi en Inde. Mais le phénomène avait déjà été observé en 2011 aux États-Unis, en Arkansas comme en Louisiane. À chaque fois, il s’agit de centaines, voire de milliers de volatiles qui chutent en même temps, laissant les scientifiques perplexes. Certains y voient des signes annonciateurs de la fin du monde.

Plus loin, Smith écrit "We were always sure that we would never change, And it all stops (Nous étions toujours sûrs que nous ne changerions jamais, et tout s’arrête), Wе were always sure that wе would stay the same, But it all stops (Nous étions toujours sûrs que nous resterions les mêmes, mais tout s’arrête)".

Difficile de ne pas penser aux mots de Klaus Schwab, le maitre de cérémonie du Forum Économique mondial dont le motto, dans "La grande réinitialisation", sorti en pleine crise du Covid en juin 2020, est qu’il n’y aurait pas de retour au monde d’avant. 

Un autre indice explicite se trouve dans une interview de 2019 donnée au magazine Rolling Stone. À 10 ans, Smith regardait la Lune quand les médias relataient l’alunissage d’Apollo 11.  Il se demandait alors comment le monde serait 50 ans plus tard. On reconnaît que ce souvenir constitue le démarrage de "EndSong". La Lune est d’ailleurs projetée sur l’écran derrière la scène pendant toute la durée du morceau. Smith ajoutait : "Honnêtement, depuis le début de The Cure, je constate un glissement imparable vers le bas, vers les abîmes."

Si la chanson était déjà écrite en 2019, avant le Covid, ce qui s’est passé par la suite n’a pu qu’accentuer le désespoir de l’artiste. Il était en quelque sorte prophétique, au-delà même de ce qu’il avait pu imaginer. 

Quoi qu’il en soit, le propre des chansons, c’est que bien souvent, on est libre de les interpréter à sa manière. Ce n’est pas seulement ce qui les a inspirées, c’est aussi la manière dont elles sont perçues qui compte. Elles reflètent ainsi l’air du temps.  Et dans cette optique, Endsong peut tout à fait illustrer la fin que beaucoup sentent proches du monde occidental, si ce n’est du monde.  D’ailleurs, sous la vidéo du concert de Paris, on peut lire ce commentaire de Cafard Naûm qui ne s’y trompe pas "Le mal-être de l'époque qu'on ressent toujours sur ces chefs d'œuvres de noirceur." 

Et de nombreux internautes acquiescent. Nous sommes nombreux à être conscients de ce sentiment de fin des temps qui approche, de notre décadence qui s’accélère à tous les niveaux. 

La spiritualité peut-elle aider à supporter ce sentiment de fin du monde qui approche, et même à lui donner un sens ? Heureux sont ceux qui en sont dotés.

Au premier abord, quand on parcourt ses textes, on pourrait penser que Smith ne croit en rien et certainement pas à l’au-delà, d’où son désespoir. Mais ce n’est pas certain. Dans le concert parisien, avant d’entamer le nouveau titre "I Can Never Say Goodbye", écrit pour son frère décédé, il dit regarder au ciel, parce qu’il s’adresse à lui. Confronté à la mort de leurs proches, les gens peuvent aussi évoluer sur ces questions.

Smith n’est peut-être qu’agnostique. Il semble avoir une ouverture vers le spirituel. Du reste, son œuvre est tellement inspirée qu’il serait étonnant qu’il n’ait pas cette connexion, même inconsciente ou épisodique. Sa page Wikipedia le décrit comme un athée ayant rejeté son éducation catholique. Mais l’interview citée pour justifier ce jugement, datant de 1989, est plus nuancée "there have been moments when I've felt the oneness of things, but they never last, they fade away (Il y a des moments où j’ai ressenti l’unité des choses, mais cela ne dure pas, et se dissipe)". Un pur athée ne connait pas ce type d’expérience. On perçoit d’ailleurs que quand il a écrit "Just like Heaven", qui est une chanson parfaite sur la plénitude, même seulement rêvée, Smith s’est approché d’un de ces moments de grâce absolue. 

On peut difficilement le souhaiter, et pour ma part, je continuerai contre vents et marées à tenter de contrer ces tendances autodestructrices de notre société occidentale devenue folle. Mais si notre monde devait malgré tout s’écrouler, nous pourrions être tentés de réécouter Endsong, et de remplacer ces trois notes du refrain, par ces trois mots "Save Our Souls". Cela collerait si bien. Si des anges nous écoutent et ont pitié de nous, ce serait notre prière, pour sauver ce qui peut l’être. 

De même que The Cure a le bon goût de ne pas terminer son concert avec une chanson aussi dramatique et impactante que Endsong, mais avec ses chansons les plus enjouées, cet article ne saurait oublier cette leçon que la lucidité sur l'état gravement préoccupant du monde ne doit pas empêcher de célébrer la joie à chaque occasion qui se présente. Et rappelons-nous que le monde d'après - parce qu'il y aura toujours un monde d'après - sera ce que nous en ferons collectivement.   

 

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