Emma Goldman, la flamboyante

Auteur(s)
Yannick Rolandeau, pour France-Soir
Publié le 09 septembre 2023 - 11:30
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emma goldman
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"Liberty will not descend to a people, a people must raise themselves to liberty." La tombe d'Emma Goldman.
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TRIBUNE - À notre époque contemporaine où devant son écran ou son portable beaucoup sont des anarchistes d’opérette qui lèvent le poing d’une façon grotesque ou cliquent sur le bouton "Je lutte" en admirant complaisamment leur pose dans le miroir, l’autobiographie d’Emma Goldman, Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions (1), est une plongée étourdissante et mouvementée dans l’existence d’une femme réellement combative à un moment où l’être n’allait pas de soi. Avec elle, on constate toute la différence des luttes d’antan avec celles d’aujourd’hui.

Danser 

Emma Goldman est une femme joyeuse, enflammée, très cultivée, déterminée, bonne vivante, collectionnant les hommes et aimant danser. On cite cette phrase étonnante : "Si je ne peux pas danser à la révolution, je n’irais pas à la révolution." Tentons de résumer cette vie en peu de mots même si dans ces 1.000 pages et plus de cette autobiographie, on est obligé d’élaguer nombre de propos et de détails. 

Née en 1869 en Lituanie, Emma Goldman subit un père violent. La famille déménage en 1883 à Saint-Pétersbourg. La pauvreté oblige les enfants à travailler. Emma exerce le métier de couturière et d'ouvrière dans une fabrique de corsets. Si son père veut la marier religieusement, Emma, elle, veut se marier par amour. Autodidacte, elle noue des relations avec un cercle d'étudiants anarchistes de Saint-Pétersbourg. Quand sa sœur Héléna veut rejoindre Lena, son autre sœur, et son mari à New York, Emma veut les suivre. Elle y parvient non sans mal. Le 29 décembre 1885, Héléna et Emma arrivent à Castle Clinton à New York avant de s'installer chez Lena à Rochester. 

Dès lors, tout change. Emma travaille comme couturière pendant plus de dix heures par jour pour deux dollars et demi par semaine. Elle fait connaissance de groupes de socialistes et d'anarchistes. Surtout, elle rencontre Jacob Kershner, un collègue. Ils se marient, puis divorcent moins d'une année après. Emma quitte Rochester pour New York et c'est à la suite des manifestations et du massacre de Haymarket Square à Chicago (4 mai 1886) qu'elle s'engage politiquement. 

Aimer

Ayant obtenu la nationalité américaine en 1887, elle rencontre deux hommes qui vont être décisifs pour son avenir : au Sach's Café, on lui présente Alexander (Sacha) Berkman, un anarchiste qui restera son amant-ami jusqu'à la fin de sa vie. Il l'invite à une conférence de Johann Most, fondateur du journal Die Freiheit. Most prend Goldman sous son aile. 

Sacha et Emma deviennent amants et déménagent dans un appartement communautaire, à Woodstock en Illinois. En juin 1892, suite aux négociations rompues entre la direction de la Carnegie Steel Company et le syndicat Amalgamated Association of Iron and Steel Workers, le directeur de l'usine, Henry Clay Frick ferme l'entreprise, mettant au chômage les salariés. Des briseurs de grève sont recrutés par des agents armés de la Pinkerton National Detective Agency.

Le 6 juillet, un affrontement violent a lieu où des ouvriers sont assassinés. Goldman et Berkman décident d’éliminer Henry Clay Frick. Berkman essaie, sans succès, de fabriquer une bombe, puis achète une arme. Goldman décide d'aider au financement du projet grâce à la prostitution, mais l'homme qu'elle a attiré, lui offre une bière et lui donne dix dollars en lui conseillant d'abandonner le plus vieux métier du monde ! Le 23 juillet, Berkman accède au bureau de Frick et lui tire trois fois dessus avant de le poignarder à la jambe. Il est arrêté par un groupe de travailleurs hostiles. À son procès, il est reconnu coupable et condamné à 22 ans de prison. 

Emma regrettera sa participation en légitimant des méthodes qui mettent en péril des vies innocentes. Lors d’une conférence, Johann Most s'en prend à Berkman. Goldman monte sur l’estrade et demande que Most s'explique. Ce dernier l'exclut et agacée, Emma lui donne des coups de cravache. Femme de caractère, non ?

Parler

Lors de la grande crise de 1893, des "marches de la faim" débouchent sur des émeutes. Activiste et conférencière anarchiste redoutée, Emma prend la parole devant des foules de chômeurs à New York. Elle est arrêtée à Philadelphie puis extradée vers l’État de New York. La police lui propose de devenir indicateur pour éviter la prison, mais elle refuse. Elle est condamnée à un an de détention au pénitencier de Blackwell’s Island. Libérée en 1895, elle reprend ses conférences à travers l'Europe et les États-Unis. 

Emma Goldman est considérée par le directeur du FBI comme "l’une des femmes les plus dangereuses d’Amérique". Le 10 septembre 1901, elle est arrêtée avec neuf autres personnes pour participation à un complot d’assassinat contre le président McKinley. En fait, un jeune immigré polonais, Leon Czolgosz, s’est réclamé simplement d'elle. En 1903, une loi contre les anarchistes est votée par le Congrès de Washington. Emma publie en 1906 une nouvelle revue, Mother Earth, et un premier livre, Anarchism and Other Essays, en 1910. En août 1907, elle participe avec Max Baginski au Congrès anarchiste international d'Amsterdam où elle rencontre des délégués de quatorze pays dont Errico Malatesta, Pierre Monatte, Luigi Fabbri. Jusqu'à leur exécution, le 22 août 1927, elle participe à la campagne internationale autour de l'affaire impliquant deux anarchistes, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. 

Emma la rouge, comme elle est surnommée par la presse, en février 1915, signe le Manifeste L’Internationale Anarchiste et la Guerre. Elle s'oppose avec Errico Malatesta, Sacha Berkman, Rudolf Rocker, Voline ou Ferdinand Domela Nieuwenhuis au Manifeste des Seize, rédigé par Pierre Kropotkine et Jean Grave qui prend parti pour le camp des Alliés et contre l’agression allemande. Elle milite contre la conscription instaurée aux États-Unis. En 1917, elle est incarcérée pour la troisième fois. Après deux ans en prison, elle est déchue de sa citoyenneté américaine et expulsée, avec Sacha, vers la Russie en décembre 1919.

Voir

Dans son pays natal, elle se rend compte très vite que les bolcheviques ont confisqué la Révolution. Avec Sacha, elle voyage à travers le pays, rencontrant Gorki et Kropotkine. Elle découvre la répression, la corruption, réalisant que tous les opposants sont traités de "contre-révolutionnaires". Elle rencontre Lénine et face aux exécutions sommaires, elle aura cette phrase terrible : "Les oreilles de Lénine s’étaient habituées depuis près de quatre ans aux fusillades, et il s’était même entiché du bruit." Elle croise les communistes américains comme John Reed (l'auteur de Dix jours qui ébranlèrent le monde) et Louise Bryant, présents en Russie. Elle prononce un discours, le 13 février 1921, aux funérailles de Pierre Kropotkine. 

En février 1921, des grèves éclatent à Petrograd où des travailleurs manifestent dans les rues pour réclamer de meilleures rations alimentaires et plus de liberté. Goldman et Berkman soutiennent les grévistes. Le mouvement fait tache d'huile. Ayant tenté de négocier en vain, le 17 mars, l'insurrection est écrasée par l'Armée rouge. L'écrasement de la commune de Kronstadt, la dictature instaurée par les bolcheviques, la répression des courants anarcho-syndicalistes et antiautoritaires obligent Emma Goldman et Sacha à quitter la Russie en 1921. 

Emma Goldman publie à ce propos plusieurs textes d’une lucidité exemplaire, Ma désillusion en Russie (2) (1925) et Il n’y a pas de communisme en Russie (3) (1934). Étant donné qu’elle y a vécu et a vu ce qui se passait concrètement, elle tente d’expliquer que le mot est dévoyé et qu’il ne cache qu’un capitalisme d’État. On peut même considérer que le système soviétique (l’épouvantail pour aller dans l’autre sens) ne sort pas plus de l’imaginaire industriel d’exploitation que le système du capitalisme privé. N’est-ce pas camarade Stakhanov ? 

Emma Goldman n'en continue pas moins à voyager dans l'Europe, à critiquer le gouvernement bolchevique et à soutenir les anarchistes russes emprisonnés. Elle meurt en 1940 à Toronto, victime d'un accident vasculaire cérébral. Elle est enterrée aux côtés des condamnés du massacre de Haymarket Square à Chicago. 

Dans toute son activité, Emma Goldman tient des positions iconoclastes. Dans les nombreux textes que l’on trouve en grande partie en ligne (4), hélas en anglais, y compris son autobiographie, deux retiennent l’attention à ce propos. 

S'émanciper

Dans une telle existence si engagée, et même férocement engagée, la lionne rouge n’appartient pas au cercle de l’émancipation féminine traditionnel. Dans La Tragédie de l’émancipation féminine (5), toutes griffes dehors, elle prend à rebours tout le mouvement. Pire : elle va même plus loin avec un aplomb sidérant. "La femme, actuellement, se trouve dans la nécessité de s’émanciper de l’émancipation si elle désire s’affranchir. Ceci peut sembler paradoxal, ce n’est pourtant que trop exact." Il faut souligner cette phrase : s’émanciper de l’émancipation. Un véritable coup de tonnerre dans le ciel. D’ailleurs, malgré sa relative notoriété, on continue d’enfermer Emma Goldman dans le dogme féministe sans soulever sa critique de cette émancipation. Horreur ! Malheur ! Vite,  sortons dans la rue et actionnons la pétitionnite à censure contre cette anarchiste ! 

Pour Emma Goldman, les femmes ne regardent pas la liberté en face. En tant qu’anarchiste authentique, elle n’est pas dupe que l’émancipation est truquée et tronquée. Évidemment, ce n’est pas très catholique et guère orthodoxe de le dire. Emma Goldman est une anarchiste de l’anarchie. Tout pouvoir suscite intuitivement sa suspicion. 

Ce qui affleure dans sa critique impitoyable, et ce qui la rend touchante, est le manque d’amour, ou du moins, l’attachement sentimental indéfectible qui peut se nouer entre êtres humains à l’inverse des tractations au comptant. C’est le socle fondamental pour elle afin de parvenir à une société un tant soit peu respectable. Emma Goldman prend les hommes et les femmes tels qu’ils sont. Étant donné que les femmes donnent naissance aux enfants, elle se demande bien en quoi cela serait une abominable corvée si elles en veulent. Dans le même texte, elle écrit : "Après tout, notre indépendance si hautement vantée n’est qu’une méthode lente d’endormir et d’étouffer la nature féminine dans ses instincts de l’amour et de la maternité." Elle y revient à plusieurs reprises. 

Il sera impossible de dire qu’elle enferme la femme dans des "rôles" vu non seulement le courage et la combativité dont Emma Goldman a fait preuve en tant que femme tout au long de sa vie (risquant prison et exclusion sans se tromper de cible), mais que la femme n’est pas au monde pour être capitaine d’industrie en copiant l’homme puissant (ce que disait Marguerite Yourcenar) et qu’il vaut mieux, à ce titre, qu’elle perpétue l’espèce avec amour qu’un système d’exploitation qui se sert d’elle en l’enfarinant de pouvoirs qui ne serviront qu’une petite caste. La femme doit donc aussi considérer son destin de mère sans exclure l’homme et avec le soutien de celui-ci alors qu’à l’inverse, des femmes aujourd’hui s’assurent le territoire ou la main-mise dans un double jeu permanent (critique de leur essentialisation et réalisation effective de ce destin) en faisant tout pour écarter le père (divorces en pagaille, chantage affectif, garde quasi exclusive de l’enfant). La pilule doit mal passer. Si Emma militait aussi pour la contraception, c’était principalement pour éviter une plus grande misère à des enfants dans un foyer pauvre et non pour s’arroger de beaux enfants avec les gènes des hommes dominants soigneusement sélectionnés à cet effet.

Abandonner 

De fait, Emma Goldman constate plusieurs choses. Le premier point est que prendre l’entité masculine comme responsable unique de leur oppression ne sert qu’à dissimuler une prédation larvée comme on le verra. Ajoutons que les hommes sont bien plus violents envers leurs congénères dans le monde. Si 95% des crimes sont le fait des hommes, ils les touchent à 80%. "Leur point de vue puritain, hypocrite, bannit l’homme de leur vie émotionnelle comme un perturbateur et un suspect ; c’est tout juste si on l’a toléré comme père de l’enfant, parce qu’on ne pouvait guère s’en passer. Heureusement que les puritains les plus rigides ne seront jamais assez forts pour tuer l’aspiration innée à la maternité. Or, la liberté de la femme est étroitement liée à celle de l’homme ; et nombre de mes sœurs soi-disant émancipées paraissent négliger le fait qu’un enfant né dans la liberté réclame l’amour et le dévouement de tous les êtres humains qui l’environnent, de l’homme comme de la femme." Constat parfaitement juste vu les relations actuelles. 

Voilà qui sonne fort différemment des discours habituels. Elle ose affirmer avec une constance têtue qu’il faut abandonner les concepts de dominant et de dominé et qu’au fond, ce mouvement féministe n’est pas un mouvement inclusif du genre humain, mais d’exclusion. De division pour le plus grand bonheur des possédants et pour le plus grand malheur des unes et des autres. "Si l’émancipation féminine partielle doit se transformer en une émancipation complète et véritable de la femme, c’est à condition qu’elle fasse litière de la notion ridicule qu’être aimée, être amante et mère, est synonyme d’être esclave ou subordonnée. Il faut qu’elle se débarrasse de l’absurde notion du dualisme des sexes, autrement dit que l’homme et la femme représentent deux mondes antagonistes." En somme, pourquoi être féministe quand on est humaniste ?

Le second point est que se déclarer perpétuellement dominé en reportant l’intégralité de la faute aux hommes est une ruse habile pour effacer comme sur un tableau noir les classes sociales, oblitérant ainsi subtilement les décideurs et les possédants. Emma Goldman a tout à fait compris que l’émancipation féminine est un mouvement bourgeois. Sans même parler des hommes qui servaient de viande de boucherie à la guerre, fait qui suscite sa verte indignation, elle voit bien, après avoir travaillé elle-même en usine, que les hommes sont autant exploités que les femmes et que l’on ne résoudra rien à les bannir d’autant que cette exploitation éhontée crée des conditions de vie accablantes et miséreuses qui renforcent la violence entre les sexes et l’hégémonie des possédants. On lira aussi avec profit le texte L’Anarchie et la question sexuelle (6)

Changer

Emma Goldman ne s’en laisse pas conter. "Quant à la grande masse des ouvrières, quelle indépendance ont-elles gagnée en échangeant l’étroitesse de vues et le manque de liberté de l’usine, de l’atelier de confection, du magasin ou du bureau ? Qu’on y ajoute pour bon nombre de femmes le souci de retrouver un chez elle froid, sec, en désordre et inaccueillant, au sortir de leur rude tâche journalière. Glorieuse indépendance en vérité !", écrit-elle. 

Elle voit bien que cette émancipation ne sert que les petites bourgeoises qui perpétueront la classe possédante à travers elles. Il suffit de nos jours de jeter un œil distrait sur celles qui officient dans les médias. "L’émancipation extérieure a simplement fait de la femme moderne un être artificiel qui fait penser aux produits de l’arboriculture française avec ses arbres et ses arbustes fantaisistes taillés en pyramides, en cônes, en cubes, etc. Et c’est spécialement dans la soi-disant sphère intellectuelle de notre vie qu’on peut rencontrer en grand nombre des plantes féminines artificielles." Le costard est taillé et le milieu aussi. 

D’autant plus que pour elle, anarchiste rappelons-le, on ne change pas un tel système par des "changements de mentalité" mais par des modifications économiques qui seules peuvent ébranler les structures de pouvoir alors que dans le premier cas, celles-ci ne sont en rien modifiées à l’évidence. "Or, s’il est vrai que la femme économiquement indépendante ou se subvenant à elle-même surpasse sa sœur des générations passées dans la connaissance du monde et de la nature humaine, c’est précisément à cause de cela qu’elle ressent profondément l’absence de l’essentiel à la vie : l’amour, qui peut seul enrichir l’âme humaine et la faute duquel la majorité des femmes sont devenues de simples automates professionnels." On a envie de traduire : ces femmes sont devenues des banquières sentimentales agitant frénétiquement de la main leur carte bancaire non pour devenir des Hannah Arendt, des Marguerite Yourcenar, des Virginia Woolf, mais des Nabila ou assimilées rampant à plat de couture vers le CAC 40 ! Zola écrit dans Au bonheur des dames, quand il fait dire à Octave Mouret : "Ayez donc les femmes, vous vendrez le monde."

Mettre à jour

Emma Goldman s’en prend donc à la "femme idéale", belle, émancipée et trace un portrait comique de cette "nouvelle beauté" "aussi froide que les murs et les parquets auxquels elle rêve." On pourrait faire le parallèle avec aujourd’hui tant elle a vu juste : une jeune fille doctoresse, l’écolo-bobo-bio, qui palabre doctement sur la façon d’élever ses enfants, raisonnable, bien élevée, forcément charitable, presque immaculée avec ses habits et pénétrée de son savoir. En fait, une femme glacée de magazine mise en pot. 

Emma Goldman a eu du nez. Depuis, les plantes vertes ont pullulé. C’est devenu une jungle que l’on peut vérifier en faisant une balade sur les applications (Tinder, Instagram, Onlyfans) où elles s’effeuillent complaisamment sous prétexte de liberté mais qui deviennent épouvantées tel un vampire devant un crucifix quand les hommes les considèrent dans la façon dont elles se représentent elles-mêmes objectivement avec parfois une vulgarité époustouflante. Pour Emma Goldman, Simone de Beauvoir aurait même été un cactus, celle qui, par opportunisme et cynisme, haïssait la féminité, que la femme soit élevée comme un garçon, sortait avec ses élèves en tant que professeur, voire les refilait à Sartre, collabora avec les nazis et fut employée à la Radio de Vichy comme le relate minutieusement, sources à l’appui, l’historien Gilbert Joseph dans Une si douce occupation (Albin Michel). Elle n’en devint pas moins la papesse du féminisme en France. Étonnamment, elle est rarement attaquée alors que des hommes dans des affaires médiatiques retentissantes ont subi les foudres des féministes. C’est dire l’hypocrisie. 

Il est toujours en effet déplaisant de constater que cette émancipation recèle des arrière-plans frauduleux qu’ils soient économiques ou symboliques. Cette voie ne fait qu’accentuer la division et s’est tellement ancrée dans l’inconscient collectif comme progrès absolu ou indépassable qu’il est extrêmement difficile de le remettre en cause ou d’en voir les leurres pour faire valoir une autre vision. Pourquoi ? Parce que cette émancipation joue sur cet égoïsme interne et carabiné des êtres humains étant donné que le libéralisme frénétise cet égoïsme jusqu’à l’ébullition quitte à l’atomiser et à le faire imploser au point qu’il est devenu irréversible. Pour Emma Goldman, il faut en rabattre précisément sur cet égoïsme vendu en émancipation. Quelle jeune femme vivant dans le confort des grands centres urbains et se mirant dans le miroir confortable et complaisant savamment entretenue et poétisée par les médias et magazines de mode, a la capacité ou va pouvoir critiquer sa "libération", sûre et fidèle à son image, qu’elle en ferait mentir les miroirs les plus fidèles alors qu’Emma Goldman vend la mèche du système en nous révélant qu’elle s’opère sur les femmes plus populaires à tout le moins.

Oser

Emma lui oppose une femme qui n’a peur de rien, qui ose, qui fait front dans l’adversité pour réellement savoir ce qu’elle veut sans s’habiller et s’enturbanner de chinoiseries. Et vive les frissons, la sueur passionnée, les emportements fougueux, les papillons dans le ventre ! "Je préfère les ballades amoureuses des siècles romantiques, Don Juan, les enlèvements au clair de lune, les échelles de corde, les malédictions paternelles, les gémissements de la mère et les commentaires des voisins indignés, à cette correction et à cette netteté mesurées au cordeau. Si l’amour ne sait pas comment donner et prendre sans restriction, ce n’est pas de l’amour, mais une transaction qui ne manque jamais de considérer en premier lieu le bénéfice ou la perte qui doit résulter de l’opération." Autrement dit, gain et profit, le contrat libéral où chacun et chacune signeront un bout de papier pour savoir quelle opération sexuelle ils doivent accomplir. 

Aucune générosité ici selon elle et c’est dire le fourvoiement opéré depuis lors. "La mesquinerie sépare ; la largeur réunit. Soyons larges et généreuses. Une conception véritable des relations sexuelles n’admet ni vainqueur ni vaincu ; elle ne reconnaît qu’une chose : le don de soi, illimité, afin de se retrouver plus riche, plus affirmée, meilleure. Cela peut combler le vide et transformer la tragédie de l’émancipation féminine en une joie, une joie sans bornes." En bref, si l’amour n’est pas ce don de soi charnel et intellectuel avec les risques et les avantages qui lui sont attachés, il devient une simulation tel le Freehug qui mime l’affection de ce qui a réellement disparu. 

Second texte tout aussi incendiaire et fracassant, et toujours logique comme anarchiste authentique, Emma Goldman bat en brèche dans Le Droit de vote des femmes (7) l’idée que le droit de vote changera quoi que ce soit par la seule volonté des femmes et de l’imagerie doucereuse qui lui est accolée. 

C’est le troisième point. Emma Goldman n'espérait rien du droit de vote accordé aux femmes à l'intérieur de la démocratie représentative de papier, étant certaine que cela ne ferait que reproduire les mêmes effets déjà constatés chez les hommes. Avec la perpétuation inexorable des logiques hiérarchiques et la confiscation du pouvoir par des oligarchies. Les faits lui ont entièrement donné raison. Pour elle, le suffrage universel dans cette société précise est un fétiche, une divinité. Un totem qui ne donnera nullement vie, bonheur, joie, liberté, et indépendance. "Dans sa dévotion aveugle, la femme ne voit pas ce que les gens éclairés aperçurent il y a cinquante ans. Elle ne se rend pas compte que le suffrage est un mal, qu’il a seulement aidé à asservir les gens, qu’il leur a fermé les yeux, afin qu’ils ne voient pas le subterfuge grâce auquel on obtient leur soumission." Ne sentez-vous pas ici les relents amers du vote de 2005 relatif au Traité de Lisbonne ?

Piquer

Pour elle, ce droit est donc une imposture, celle de posséder les mêmes droits égaux à ceux de l’homme dans les affaires de la société. Oui, les affaires. Mais quelles affaires ? Certainement pas celles du lèche-vitrine seulement mais les vraies affaires. À qui cela profite-t-il ? "Comment, sinon, expliquer l’énorme et fascinant mouvement engagé par ces courageuses militantes pour un misérable petit bout de papier qui ne profitera qu’à une poignée de femmes bien loties, sans aucun bénéfice pour la grande masse des femmes qui travaillent ?", écrit-elle. 

Le processus est finalement simple à comprendre si on retire toute l’imagerie sucrée dont on l’enrobe. "Une partie de la population fait des lois, et l’autre partie est contrainte par la force à obéir. N’est-ce pas là la plus brutale tromperie ? Cependant, la femme pousse des clameurs vers cette 'possibilité dorée' qui a créé tant de misères dans le monde et dépouillé l’homme de son intégrité, de sa confiance en lui-même et en a fait une proie dans les mains de politiciens sans scrupules." Léo Ferré vient alors nous murmurer à l’oreille : "Ils ont voté et puis après ?" 

L’autre idée que met en lumière l’anarchiste des rues et non des salons est celle que les femmes allaient purifier ce monde de la politique d’un léger coup de jupon. Comme elle le dit, elle ne s’oppose pas au suffrage des femmes par le fait qu’elles sont inférieures ou indignes. Point du tout.  Mais que les femmes dans le système actuel ne peuvent réussir là où l’homme a échoué : "Donc, c’est la doter de pouvoirs surnaturels que d’affirmer qu’elle réussirait à purifier ce qui n’est pas susceptible de purification. Puisque le plus grand malheur de la femme est d’être considérée comme un ange ou comme un diable, son véritable salut repose sur le fait d’être considérée comme un être humain, c’est-à-dire sujette à toutes les folies et erreurs des hommes. Devons-nous alors croire que deux erreurs feront quelque chose de juste ? Pouvons-nous penser que le poison inhérent à la politique sera diminué, si les femmes entrent dans l’arène ?" L’analyse devient particulièrement piquante, voire un tantinet venimeuse, si on considère que les féministes voulant l’égalité, se considèrent magiquement comme étant plus douées, donc supérieures moralement (sexistes comme on dit de nos jours), que les hommes pour abattre l’hydre de Lerne. 

Emma Goldman a compris que cela ne faisait que prolonger par une croyance idyllique le même système. "Telle est la raison pour laquelle l’attitude bornée et puritaine des femmes à l’égard de la vie fait d’elles un plus grand danger pour la liberté, quand bien même elles accèdent à un pouvoir politique." Car il serait illusoire comme on a pu le constater à travers de dizaines de dirigeantes (on pourrait remonter à Cléopâtre et redescendre jusqu’à Ursula von der Leyen) que la politique n’est pas devenue "aussi douce, gentille et pure qu’un agneau". "Comme si les femmes n’avaient pas déjà vendu leurs votes, comme si les politiciennes ne pouvaient pas être achetées ! Si l’on peut acheter leur corps en échange d’une solide rétribution, pourquoi ne pourrait-on pas acheter leur vote ?" Argument imparable. Elle parle même de leur parasitisme économique. Anarchiste, elle est, anarchiste, elle fut. 

Dans Le suffrage féminin caméléon (8), elle rue dans les brancards contre cette imposture. "Les suffragettes ont immédiatement oublié toutes leurs vantardises sur la supériorité et la bonté de la femme et ont immolé leur parti sur l'autel du gouvernement même qui a déchiré leurs vêtements, tiré leurs cheveux, et nourris de force pour leurs activités militantes. Mme Pankhurst et ses hôtes sont devenus plus passionnés dans leur manie de guerre, dans leur soif du sang de l'ennemi que les militaristes les plus endurcis. Elles ont tout consacré, même leur attirance sexuelle, comme moyen d'attirer des hommes réticents dans le filet militaire, dans les tranchées et dans la mort." La guêpe rouge pique dur.

Contextualiser

Emma Goldman a des positions surprenantes mais parfaitement cohérentes et logiques que l’on peut constater près d’un siècle plus tard. On n’est pas étonné que dans des conférences à des clubs de femmes où elle critique les revendications démagogiques des suffragettes, qu’elle soit dénoncée comme une ennemie. Mais elle fait valoir que les premières responsables sont les femmes elles-mêmes en cela qu’elles font tout pour garder leur enfant mâle dans un double jeu : "Elle idolâtre en lui précisément les traits qui la rendent esclave : sa force, son égotisme et sa vanité exacerbée. Les incohérences propres à mon sexe maintiennent le pauvre mâle suspendu entre l’idole et la brute, le chéri et la bête, l’enfant vulnérable et le conquérant. C’est en réalité l’inhumanité de la femme à l’égard de l’homme qui fait de lui ce qu’il est. Quand elle apprendra à être aussi égocentrique et déterminée que lui, quand elle trouvera le courage de se jeter dans la vie comme il le fait et d’en payer le prix, alors elle se libérera et, ce faisant, l’aidera lui aussi à se libérer. Sur quoi mes auditrices s’étaient dressées contre moi, s’écriant : "Vous êtes une femme à hommes, vous n’êtes pas des nôtres." (9)

Le syndrome classique : si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes forcément contre nous. Emma Goldman était ravie d’avoir de telles opposantes, ce qui renforçait sa combativité. Tirez les premières mesdames ! 

Si le mot égocentré est sans doute mal choisi, on a envie imaginairement de faire se rencontrer à un banquet richement garni de vin, de victuailles Emma Goldman, Rosa Luxemburg (10) et Pier Paolo Pasolini qui, sur la même ligne à peu près, avaient saisi ce qui arrivait après la Révolution industrielle, même si réunir des marxistes et des anarchistes authentiques crée les habituelles bisbilles. Comme ils sont sensibles et intelligents, je ne doute pas qu’ils sauraient dépasser leurs différends pour viser l’ennemi commun et de finir par une danse joyeuse. 

On ne comprend les positions d’Emma Goldman que si on les replace dans le contexte d’une certaine société qui a pris son essor à la Révolution industrielle avant de se fourvoyer dans un considérable dérapage anthropologique. Peut-être saisit-on pourquoi cette même société a mis en avant, au moment de la société de consommation, les bourgeoises féministes telles Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi et Elisabeth Badinter (qui n’ont jamais été exploitées dans leur salon) et a remisé aux calendes grecques une femme anarchiste comme Emma Goldman. Si on considère les dernières en date, après la tragédie de l’émancipation féminine, voici la farce ! 

Que viva Emma !

  • Yannick Rolandeau est scénariste, cinéaste, professeur et auteur.
 
Notes : 

(1) https://www.lechappee.org/collections/hors-collection/vivre-ma-vie 

(2) https://www.calameo.com/read/0000868666f95250853ef 

(3) https://infokiosques.net/spip.php?page=lire&id_article=1452 

(4) https://www.marxists.org/reference/archive/goldman/index.htm 

(5) http://endehors.net/news/la-tragedie-de-l-emancipation-feminine-par-emma-goldman 

(6) https://www.marxists.org/reference/archive/goldman/works/1896/anarchy-and-the-sex-question.html 

(7) Emma Goldman, De la liberté des femmes, Payot, 2020. 

(8) https://www.marxists.org/reference/archive/goldman/works/1917/woman-suffrage-chameleon.html 

(9) Emma Goldman, Vivre ma vie, Éditions de l’Échappée, 2018, p. 625.

(10) Lire Rosa Luxemburg en 1912, Suffrage féminin et lutte des classes https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1912/05/suffrage.htm 

 

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