La Macronie de Juillet, la bourgeoisie de masse au pouvoir
TRIBUNE/OPINION - Comment un homme sans expérience politique et sans mandat a pris le pouvoir et l’a absolutisé. Il existe des phénomènes qui tirent leur existence d’un concours de circonstances exceptionnelles, qui rendent possible l’apparition d’une expérimentation insolite, non viable, et qui pourtant prospèrent un temps et suscitent l’adhésion.
Le macronisme est l’un de ces phénomènes collectifs hautement improbables et qui pourtant est advenu. Cet épisode nous rappelle l’expérience politique de la Monarchie de Juillet qui, de 1830 à la révolution de 1848 allait décider du sort des Français. Dix-huit ans de règne d’un mouvement qui avait mis au pouvoir la bourgeoisie.
Aujourd’hui, le macronisme est contesté et ses mois sont comptés. Il est d’abord le produit d’une période exceptionnelle de notre histoire récente : la version française d’un moment historique plus vaste, essentiellement occidental. Une séquence politique, économique et social qui s'installe avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir.
Les hommes et les femmes de la Sarkozie, de la Hollandie et de la Macronie se mélangent allègrement et montrent la proximité de leurs intérêts. Sur le plan chronologique, les dix-huit années de la Monarchie de Juillet pourraient se rapprocher des possibles vingt années de la Sarko-Hollando-Macronie, sauf si un contexte impérieux écourtait le deuxième quinquennat Macron.
Le fait le plus marquant de la Macronie de Juillet est l’agglomération des bourgeoisies qu’elle a accomplie. Après s’être emparées de l’appareil d’État, de l’appareil médiatique et de l’appareil culturel, les bourgeoisies se sont incarnées dans cet extrême centre de gouvernement. C’est l’état social dominant du pays, c’est l’état social dominant des pays occidentaux.
La bourgeoisie de masse que le monde occidental a généré est le fruit de la conjonction de quatre grands faits historiques : le baby-boom et sa population, les Trente Glorieuses et sa création de richesses inédite, la massification scolaire et sa méritocratie, la mondialisation des échanges et son effet multiplicateur.
Cette bourgeoisie de masse, par un contexte historique exceptionnel, occupe aujourd’hui toutes les sphères de la société et c’est elle qui a porté au pouvoir Bill Clinton, Tony Blair, Gerhard Schröder, Barack Obama, Nicolas Sarkozy, Matteo Renzi et aujourd’hui Emmanuel Macron.
Alexis de Tocqueville, observateur et homme politique sous la Monarchie de Juillet, avait déjà bien identifié le même phénomène, à l’échelle de l’Île-de-France. Retiré du monde politique et aguerri aux observations sociologiques depuis sa Démocratie en Amérique, Tocqueville décrit dans ses Souvenirs les éléments caractéristiques de cette Monarchie de Juillet et de son enfermement :
« En 1830, le triomphe de la classe moyenne avait été définitif et si complet que tous les pouvoirs politiques, toutes les franchises, toutes les prérogatives, le gouvernement tout entier se trouvèrent renfermés et comme entassés dans les limites étroites de cette bourgeoisie, à l’exclusion, en droit, de tout ce qui était au-dessous d’elle et, en fait, de tout ce qui avait été au-dessus. Non seulement elle fut ainsi la directrice unique de la société mais on peut dire qu’elle en devint la fermière. » (1)
On ne peut s’empêcher de lire sous la plume de Tocqueville, depuis ses premiers écrits et en particulier sa deuxième Démocratie en Amérique, une critique sévère et complète de la nouvelle aristocratie bourgeoise aux affaires en France. Il est inquiet de la tournure que pourrait prendre la révolution démocratique conduite par la seule bourgeoisie :
« L’esprit particulier de la classe moyenne devint l’esprit général du gouvernement ; il domina la politique extérieure aussi bien que les affaires du dedans : esprit actif, industrieux, souvent déshonnête, généralement rangé, téméraire quelquefois par vanité et par égoïsme, timide par tempérament, modéré en toutes choses excepté dans le goût du bien-être et médiocre esprit qui, mêlé à celui du peuple ou de l’aristocratie, peut faire merveille, mais seul, ne produira jamais qu’un gouvernement sans vertu et sans grandeur. Maîtresse de tout comme ne l’avait été et ne sera peut-être aucune aristocratie, la classe moyenne, qu’il faut appeler la classe gouvernementale, s’étant cantonnée dans son pouvoir et, bientôt après, dans son égoïsme, le gouvernement prit un air d’industrie privée, chacun de ses membres ne songeant guère aux affaires publiques que pour les faire tourner au profit de ses affaires privées et oubliant aisément dans son petit bien-être les gens du peuple. »
Depuis Tocqueville, nous savons combien la tendance lourde d’une égalité des conditions peut tourner vers un individualisme dont l’issue est la perte des libertés pour conserver ses places. En écrivant sa Démocratie en Amérique, pendant la Monarchie de Juillet et en particulier ses pages sur la possible dérive individualiste et despotique, l’aristocrate Tocqueville pensait en réalité au rôle de la bourgeoisie parisienne, qui occupe toutes les sphères de pouvoir en 1830.
Rappelons ici comment notre sociologue définit l’individualisme : « L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. » (2)
Tocqueville dépeint avec précision cet état d’esprit qui rend « la passion du bien-être matériel essentiellement une passion de la classe moyenne ; elle grandit et s’étend avec cette classe ; elle devient prépondérante avec elle. C’est de là qu’elle gagne les rangs supérieurs de la société et descend jusqu’au sein du peuple ». (3)
Revenant sur ses analyses formulées vingt ans plus tôt, il témoigne en avant-propos de son Ancien Régime et la Révolution de la pertinence de l’individualisme comme facteur central de l’évolution des sociétés démocratiques :
« Les hommes n'y étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien de castes, de classes, de corporations, de familles, n'y sont que trop enclins à ne se préoccuper que de leurs intérêts particuliers, toujours trop portés à n'envisager qu'eux-mêmes et à se retirer dans un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffée… Or, il est de l'essence même du despotisme de les favoriser et de les étendre. Ces passions débilitantes lui viennent en aide ; elles détournent et occupent l'imagination des hommes loin des affaires publiques, et les font trembler à la seule idée des révolutions. »
De notre temps, vient s’ajouter à l’individualisme bourgeois tocquevillien le « méritisme » qui découle naturellement d’une méritocratie scolaire massive où les plus méritants, ceux qui ont « travaillé » à l’école pour obtenir les bons diplômes, se sentent légitimes à occuper les meilleures places. (4)
Ils ne doivent leur réussite sociale et économique qu’à eux-mêmes. Le méritisme est de même nature que l’individualisme, il flatte la réussite personnelle et potentiellement la renforce. À la toute-puissance qu’il est susceptible de générer, le philosophe de Harvard Michael Sandel parle d’hubris méritocratique :
« Les partisans qui mettent cet idéal méritocratique au cœur de leur projet politique ignorent également un élément politiquement plus éloquent : l’éthique méritocratique encourage des comportements moralement peu séduisants, du côté des gagnants comme du côté des perdants. Elle produit de l’hubris chez les gagnants, un sentiment d’humiliation et du ressentiment chez les perdants. Ce sont précisément ces sentiments qui nourrissent la réaction populiste contre les élites. Plus qu’une animosité contre les migrants et la délocalisation, la plainte populiste porte sur la tyrannie du mérite, et elle est justifiée.» (5)
Les doctrinaires de la Monarchie de Juillet avaient d’ailleurs théorisé cette méritocratie comme le grand agencement social qui allait conclure la Révolution française commencée quarante ans plus tôt :
« La supériorité sentie et acceptée, explique François Guizot, c’est le lien primitif et légitime des sociétés, c’est le véritable, le seul contrat social… Aucun artifice ne doit gêner, dans l’ordre social, le mouvement d’ascension ou de décadence des individus, les supériorités naturelles, les prééminences sociales ne doivent recevoir de lui aucun appui factice. »
Le discours du Duc de Broglie, un autre doctrinaire, rappelle étrangement les premiers de cordée guidant le peuple : « Le propre du gouvernement représentatif, c’est extraire du milieu de la nation, l’élite de ses hommes les plus éclairés, de les réunir au sommet de l’édifice social, dans une enceinte sacrée, inaccessible aux passions de la multitude, et là de les faire délibérer à hautes voix sur les intérêts de l’État. » (6)
On peut dire sans détour que la bourgeoisie de masse est travaillée dans son esprit par l’individualisme et le méritisme.
Ils en sont à la fois leur boussole et leur perte car en désinvestissant le Bien commun et le sens de l’intérêt général, elle court à sa propre perte, trop investie dans les instruments de légitimation de sa réussite économique, sociale et politique.
Le moment Macron est un moment Guizot où une classe - bien que minoritaire - s’empare de toutes les sphères de pouvoirs. Depuis les années 2000, cette classe a atteint une masse critique viable et a porté au pouvoir, alternativement, le centre droit et le centre gauche.
L’histoire donne raison à Tocqueville. François Guizot, le grand théoricien de la Monarchie de juillet, est convaincu qu’il faut asseoir l’autorité du pouvoir par le haut, celle de la nouvelle aristocratie bourgeoise, celle des « capacités ».
Inversement, Tocqueville veut faire émerger et enraciner le pouvoir par le bas. La forme que doit prendre l’agencement social paisible de la société est une question majeure après la Révolution française en prise avec l’instabilité des régimes. Cette question est au cœur de nos troubles aujourd’hui, elle fut l’un des piliers revendicatifs du mouvement des Gilets Jaunes.
L’hypothèse de la bourgeoisie de masse est par ailleurs pertinente pour comprendre comment des populations ont pu accepter la perte de certaines libertés fondamentales qui fondaient notre démocratie jusqu’ici et dont tout le monde bénéficiait. Rappelons une nouvelle fois la lucidité insolente de Tocqueville :
« Qu'il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu'il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d'ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d'apercevoir comment la liberté sert à se le procurer… Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l'ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être, et l'homme qui doit l'enchaîner peut paraître. » (7)
Cette fulgurance de Tocqueville est d’une déconcertante actualité.
L’hégémonie d’une seule classe, dans un contexte d’effacement progressif du cadre national vu comme lieu privilégié de fraternité, met potentiellement en danger la cohésion du peuple français. L’acceptation de la répression violente des Gilets Jaunes, l’acceptation de mesures liberticides non fondées de la crise sanitaire, l’acceptation d’une paupérisation croissante depuis quarante ans en sont des signes très inquiétants. (8)
L’individualisme, le méritisme et le conformisme reflètent l’état d’esprit de la bourgeoisie de masse aux pouvoirs. Les conditions historiques exceptionnelles qui l’ont fait émerger s’effacent rapidement, la macronie de juillet vit ses derniers mois, mais qu’adviendra-t-il de notre pays enseveli dans les décombres d’un château construit sur des illusions ?
La bourgeoisie de masse marque de son empreinte la société française depuis plusieurs décennies. Elle occupe toutes les positions sociales influentes de la société, elle soutient une élite désincarnée dont l’avènement du macronisme en est son couronnement.
De grandes orientations politiques, géopolitiques, économiques et sociales sont prises sans réel contre-pouvoir et celles-ci engagent la France et les Français durablement. Le réveil risque d’être douloureux dans un contexte mondial d’extrêmes tensions.
Les crises font émerger des solutions, mais l’on sent bien que certaines crises systémiques sont désirées dans le but d’orienter les pays vers un nouvel ordre établi dans lequel la France ne pourrait pas se reconnaître.
L’équilibre et la puissance des forces vives de la société française ne peuvent pas se passer d’un réinvestissement radical dans le champ du débat public et des décisions collectives pour nourrir un Bien commun à réenchanter.
Les Français font de nouveau face à une question existentielle : dans quelle communauté de destin souhaitons-nous nous inscrire et quel sens lui donner ? Répondre à cette question collectivement, c’est reprendre sa vie en main, dessiner un horizon clair, s’inscrire dans un nouveau projet collectif porteur d’espoir.
Notes :
(1) Tocqueville, Souvenirs, chapitre 1er, Quarto Gallimard, 2003, p.750.
(2) De la démocratie en Amérique, Tome II, éd. GF, p.125
(3) De la démocratie en Amérique, Tome II, éd. GF, p.517
(4) L’individualisme et le méritisme, logés dans le libéralisme contemporain, sont justement des phénomènes que le philosophe Michael Sandel, spécialiste de philosophie politique, interroge depuis plus de quarante ans.
(5) Le titre du dernier livre de Michael Sandel est explicite : La tyrannie du mérite, qu’avons-nous fait du bien commun ? Albin Michel, 2021.
(6) Duc de Broglie, Discours sur le projet de loi électorale de 1820, Ecrits et discours, Tome 2, 1861
(7) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 2, 1840
(8) Christophe Guilluy dans ses travaux met en évidence depuis plus de 20 ans cette mise à l’écart de la France populaire et la dépossession de leur existence.
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