Le Japon sous emprise américaine
TRIBUNE/ANALYSE - Au printemps dernier, une série d’articles a été publiée ici sur les bombardements atomiques contre Hiroshima et Nagasaki en 1945.
Dans le contexte actuel où les États-Unis sont quasiment en guerre avec la Russie, il paraissait intéressant de savoir quelles relations ont les Japonais aujourd’hui avec ces deux pays. Les deux journalistes de télévision rencontrés précédemment n’ont pas répondu à ces questions formulées par écrit. Le sujet est sans doute trop sensible pour des grands médias établis et on ne les blâmera pas.
Cependant, un cadre du comité d’organisation de l’exposition universelle d’Osaka, prévue en 2025, a bien voulu répondre à ces questions. Cette personne, Haro (prénom changé), connaît bien la Russie pour y avoir passé plusieurs années à travers divers voyages d’affaires, surtout dans l’Extrême-Orient russe.
La thèse farfelue d’une invasion russe du Japon
À l’évocation d’un article de Newsweek publié le 24 novembre 2022 prétendant que la Russie se préparait à attaquer le Japon en 2021 avant de finalement décider d’attaquer l’Ukraine, Haro se contenta de sourire. Il précisa qu’il ne croyait pas une seconde à cette histoire. Pour lui, les Japonais ne craignaient en rien d’être envahi par la Russie. Cela n’avait pas de sens.
Précisons que l’article de Newsweek, publié le 24 novembre 2022, se basait sur des pseudo-confidences d’un informateur anonyme du FSB, qui auraient été recueillies par un militant russe des droits de l’Homme en exil à Paris. L’homme gère le site "Gulagu.net" sur lequel sont répertoriés les courriels de la source Wind of Change qui serait à l’origine de ces révélations. Les courriels sont disponibles en trois langues, dont l’anglais et le français.
Après avoir fait une recherche en français sur tous les messages reçus entre le 4 mars et le 4 avril 2022, seuls trois d’entre eux font référence au Japon : ceux du 4 et 5 mars et celui du 4 avril. Mais aucun ne mentionne une éventuelle invasion russe du Japon. Le message du 5 mars évoque le fait qu’il n’y a "pas de garantie à 100% que les Japonais n’attaquent pas les îles Kourile". Le message du 17 mars incriminé par Newsweek ne mentionne même pas le Japon. D’où sort donc cette théorie fumeuse d’un plan d’attaque du Japon ?
Le mystère s’épaissit quand on fait une recherche sur les versions anglaises des messages, puisque déjà les dates ne correspondent pas forcément. Point de message du 17 mars en anglais, mais un message du 16 mars qui ne mentionne pas le Japon, pas plus que celui du 21 mars, ni même la version anglaise du 5 mars. Le texte de ce dernier est complètement différent de la version française. On a donc l’impression d’être face à un grand amateurisme.
Newsweek met un lien vers un site payant pour accéder à 120 pages de texte en format PDF, qui serait peut-être une version longue de ces courriels dans lesquels se trouveraient les informations reprises. Mais qui va payer pour vérifier ?
La source qui aurait traduit les fameux messages pour Newsweek est un certain Igor Sushko, qui d’après sa page Twitter est un Américain né en Ukraine, et qui ne poste, sans surprise, que des messages très hostiles à la Russie et très favorables à l’Ukraine. Bref, un parfait propagandiste !
Les États-Unis ayant signé en 1960 un accord de Sécurité mutuelle et de Coopération avec le Japon pour, notamment, défendre le pays en cas d’agression étrangère, les Russes entreraient donc directement en guerre contre les États-Unis si d’aventure ils mettaient en œuvre l’idée folle d’attaquer le Japon. Rien que cela démontre l’absurdité de cet article de Newsweek.
Et quel aurait été le but d’attaquer le Japon ? Démarrer la Troisième Guerre mondiale ? C’est encore absurde. Mais pour des gens qui ne comprennent pas pourquoi la Russie a attaqué l’Ukraine, ou qui pensent que c’est parce que les "Russes sont très méchants" et que "Poutine est fou", comme nombre de médias le ressassent depuis plus d’un an, l’un ne serait sans doute pas moins absurde que l’autre.
Précisons qu’il est régulièrement dénoncé par des observateurs de la vie politique américaine que les messages qui servent l’agenda de l’État profond américain pour dénigrer sont très souvent véhiculés par la grande presse établie et qu’ils sont aussi souvent basés sur des sources anonymes au sein des services de renseignement.
Que les journalistes qui publient les messages de ces sources douteuses soient sincères mais intoxiqués, ou conscients de partager des mensonges est une autre question. On peut rappeler ce qui a déjà été écrit au sujet des techniques de manipulation de la CIA, notamment les révélations de John Stockwell, dans l’article "Liberté d’expression, pluralité de l’information, 11-Septembre, OVNIs... : que signifie le retour fracassant de Tucker Carlson sur Twitter ?"
Résumons. Nous avons un grand titre de presse américain qui publie une théorie très improbable sur la base d’une source anonyme, mise en avant par des ennemis déclarés du gouvernement actuel en Russie, et sans même donner un accès gratuit aux documents qui contiendraient les informations incriminantes.
Du reste, de nombreux commentaires sous l’article émanent de lecteurs qui doutent fort de la véracité de ces informations qui ont tout l’air d’une propagande grossière pour tenter de motiver les Japonais à soutenir plus vigoureusement les sanctions contre la Russie ou à aider militairement l’Ukraine. Le Japon présidant le G7 en 2023 était une cible de choix pour ce genre de propagande.
Précisons que le gouvernement japonais a accepté de se joindre aux pays occidentaux dans leur politique de sanctions économiques contre la Russie après le début de son opération militaire spéciale en Ukraine. Cependant, Tokyo a exclu des sanctions antirusses les hydrocarbures fournis par la Russie au Japon dans le cadre du projet Sakhalin-II. Les gisements sont très proches de l’île d’Hokkaido. Les Japonais suivent globalement l’Occident pour faire bonne figure mais ne sacrifient pas tous leurs intérêts.
Cela dit, d’après KyodoNews, il leur a fallu quand même obtenir l’autorisation du maître américain, ce qui fut chose faite le 22 novembre via le Département du Trésor américain, pour pouvoir continuer à jouir de ce contrat qui fournit près de 10% des besoins en gaz du Japon.
On peut noter ainsi que l’article de Newsweek a été publié seulement deux jours plus tard, comme s’il voulait susciter une réaction hostile contre cette concession faite aux Japonais qui était discutée depuis des mois.
La question des îles Kouriles
Pour revenir à la perception qu’ont les Japonais des Russes, j’ai évoqué avec mon interlocuteur la question épineuse des Îles Kouriles, ces îles situées entre le Kamtchatka russe et l’île japonaise d’Hokkaïdo que les deux pays revendiquent depuis des siècles. Haro suivait ces problématiques de près car, vivant du commerce avec la Russie, il se devait de rester attentif à tout obstacle potentiel à son activité.
Afin de visualiser l’historique des changements de frontières de la zone, on peut se référer à cette série de cartes publiées par le Monde diplomatique.
Depuis 1945, ces îles sont entièrement sous le contrôle des Russes, selon un accord explicite passé entre Staline, Roosevelt et Churchill à Yalta. Le contrôle des îles Kouriles a un caractère stratégique pour la Russie, faisant de la mer d’Okhotsk, débouché de leur flotte de Vladivostok, quasiment une mer intérieure russe où ils peuvent contrôler tout ce qui passe.
Mais le Japon, qui n’a jamais signé de Traité de Paix avec l’URSS, ni avec la Russie, conteste l’annexion russe. Le Japon souhaite revenir à un précédant Traité, signé en 1855, qui partageait les îles entre les deux pays. Selon ce traité, le Japon avait le contrôle des îles les plus proches de son territoire.
Les Russes lui préfèrent un autre texte de référence, la Déclaration commune entre l’URSS et le Japon de 1956, qui offrait les termes d’un Traité de Paix officiel sur la base d’une future rétrocession au Japon d’une île et d’un archipel, Shikotan et Habomai, en échange d’une reconnaissance de la souveraineté russe sur le reste (ces dernières îles ne sont pas stratégiques pour les Russes, car ils peuvent toujours contrôler le trafic maritime vers la mer d’Okhotsk avec les autres îles).
En fait, les deux parties n’avaient pas la même interprétation de cette Déclaration, les Japonais voulant considérer que les discussions restaient ouvertes sur les deux îles plus à l’ouest, Kounashir et Itouroup, qu’ils continuaient de revendiquer.
De toute façon, l’accord ne fut jamais appliqué à cause des États-Unis qui s’y opposaient, et qui avaient menacé d’annexer Okinawa et les autres îles japonaises qu’ils contrôlaient toujours - et qu’ils ont contrôlé jusqu’en 1972 - si Tokyo venait à signer cet accord avec l’URSS.
Roosevelt avait pourtant accepté la souveraineté soviétique sur ces îles mais ses successeurs reniaient les accords de Yalta, ou jouaient sur les mots, prétendant soudainement que les îles du Sud ne faisaient pas partie des îles Kourile.
Haro a alors évoqué un fait particulièrement intéressant. Selon lui, il y a plusieurs années, les Russes auraient proposé au Japon de récupérer certaines îles, à la condition de ne pas laisser les Américains y installer de bases militaires. Les Japonais auraient refusé, estimant ne pas être en mesure de satisfaire cette condition.
En d’autres termes, ce serait la domination américaine persistante sur le Japon qui a empêché depuis des décennies un accord sur les îles Kouriles, et donc un Traité de Paix entre la Russie et le Japon.
En consultant Wikipédia, qui n’est jamais exhaustif ni forcément exact, mais qui donne des indications, on apprend d’autres détails intéressants.
On constate que, dans l’histoire récente entre le Japon et la Russie, le président Poutine s’est montré volontariste pour résoudre ce différend territorial, et ce dès 2006, en offrant à nouveau Shikotan et Habomai au Japon selon les termes de la Déclaration de 1856.
En 2008, il proposait un nouveau round de discussions sur le sujet.
En revanche, Dmitri Medvedev (président russe de 2008 à 2012), a démontré un intérêt très marqué pour réaffirmer la souveraineté russe sur les îles Kourile, d’abord en tant que président, puis en tant que Premier ministre, faisant 4 fois le déplacement en 10 ans depuis 2010 (au passage, on pourra remarquer que le président Poutine, comme sur l’Ukraine, semble ici plus mesuré que Dmitri Medvedev).
Quand il est revenu à la présidence en 2012, le président Poutine a renoué avec une attitude plus conciliante qui semblait rencontrer un écho favorable avec le nouveau Premier ministre japonais Shinzo Abe. Une carte a circulé redonnant le contrôle d’une petite partie des îles, l’archipel d’Habomaï, au Japon, en échange d’une reconnaissance par le Japon de la souveraineté russe sur les autres îles. On est proche de la proposition qu’évoquait Haro et de la Déclaration de 1956. Mais Wikipédia n’en dit pas plus et n’explique pas pourquoi la proposition n’a pas été acceptée. De plus, l’article d’origine n’est plus accessible.
En septembre 2018, Poutine proposait un traité de Paix à Shinzo Abe sans préconditions avant la fin de l’année. Ce dernier exprima vouloir revenir à la déclaration de 1956, ce qui Poutine accepta.
Les ministres des Affaires étrangères des deux pays se rencontrèrent en janvier 2019, mais sans parvenir à un accord.
En mars 2022, après l’invasion de l’Ukraine, les nouveaux dirigeants Japonais ont réaffirmé que toutes les îles qu’ils revendiquaient faisaient partie intégrante du territoire japonais, ce qui était un langage moins conciliant que celui de Shinzo Abe.
En réaction, la Russie a annoncé son retrait des négociations de Paix. Dmitri Medvedev, alors Vice-Président du Conseil de Sécurité de la Russie (Poutine en est le Président) confirma son intransigeance sur la question des îles Kouriles, précisant que jamais un consensus n’aurait été trouvé avec le Japon sur cette question, et concluant que depuis le changement de la Constitution russe de 2020, les territoires russes ne peuvent être cédés, ce qui clôt la question.
Le Japon a alors officiellement considéré les îles disputées comme étant sous occupation illégale. En juin et septembre 2022, en représailles à la participation japonaise aux sanctions antirusses, le gouvernement russe a annulé un accord autorisant les pêcheurs Japonais à s’approcher des îles, puis un accord autorisant les citoyens Japonais à visiter les îles sans visa. En clair, la situation s’est dégradée.
Pourtant, en février 2023, le nouveau Premier ministre Japonais, Fumio Kichida, affirmait que le gouvernement japonais était "fermement déterminé à résoudre la dispute territoriale et à signer un traité de paix" avec la Russie. Des mots creux ?
En juin 2023, un mois après la visite du Président Zelenski au sommet du G7 à Hiroshima, on apprenait que Washington faisait pression sur le Japon pour que ce dernier torde sa propre constitution pacifiste afin de livrer indirectement des armes à Kiev.
La présence militaire américaine au Japon
Le 21 décembre 2018, juste avant les dernières discussions sérieuses sur les îles, le président Poutine déclara que la présence de l’armée américaine au Japon compliquait la recherche d’un traité de paix officiel entre Moscou et Tokyo, précisant qu’il était inquiet du déploiement de systèmes de défense anti-aérienne américains au Japon.
Voilà qui nous rapproche de l’argument évoqué par Haro et qui nous éclaire sur les raisons de l’échec des négociations malgré la bonne volonté affichée de part et d’autre.
On retrouve toujours les mêmes craintes de la Russie dès qu’il s’agit des États-Unis avec cette impression d’encerclement. Et quand on regarde une carte de l’Extrême-Orient, force est de constater qu’il y a des bases américaines partout, de l’Alaska, en passant par les îles aléoutiennes, puis du nord du Japon jusqu’à Okinawa en passant par la Corée du Sud.
L’idée d’empêcher le déploiement de nouvelles bases américaines à ses frontières est compréhensible pour les Russes. Le refus et l’impossibilité du Japon de garantir que de nouvelles bases américaines ne seraient pas ouvertes sur son territoire est aussi très probable, à en juger par le déploiement encore aujourd’hui de près de 50.000 soldats américains sur l’Archipel mais aussi par ce fameux Traité de 1960 cité plus haut.
Ce dernier est en fait la continuation d’un Traité signé en 1951 et plus encore de la Déclaration de Postdam, qui donnait aux Américains le droit d’installer des bases militaires où ils voulaient au Japon. Dans l’Article VI du Traité de 1960, il est écrit que "l'usage de zones et d'installations situées au Japon est concédé aux forces terrestres, aériennes et navales des États-Unis d'Amérique" selon des modalités définies dans un autre accord. En fait, avec ce genre de Traité, on comprend que la souveraineté du Japon reste limitée et que l’Archipel est assez proche d’un Protectorat américain, comme l’Europe avec l’OTAN.
Aujourd’hui, les troupes américaines de l’USFJ (United States Forces Japan), sont présentes de l’Île d’Hokkaido juste qu’à l’île d’Okinawa, occupée à 18% par les forces armées américaines, en passant par Tokyo, mais aussi Hiroshima et Nagasaki...
Le Traité de 1960 avait donné lieu au Japon à de grandes manifestations hostiles, mais cela ne changea pas le résultat. De même, les protestations régulières à Okinawa contre la présence américaine, notamment face aux crimes commis par des soldats américains, ne changent rien.
À la question de savoir comment les Américains sont perçus au Japon, Haro est resté très évasif. Cependant, en 2007, selon un sondage, 73% des Japonais étaient favorables à la présence américaine. Avec le temps, le soft power américain avait fait son effet.
Pour l’empire américain, disposer de ces bases au large des territoires de leurs deux ennemis stratégiques que sont la Russie et la Chine est un avantage auquel ils ne sont pas près de renoncer, d’autant moins aujourd’hui avec la recrudescence des tensions, dont ils sont souvent à l’origine (cf : "Comment l’Ukraine est devenu un pion américain"). Dans l’optique de pouvoir justifier de garder ses bases, et donc de continuer à mettre la pression sur ses rivaux tout en gardant le Japon sous tutelle, la triste réalité géostratégique est que les États-Unis n’ont aucun intérêt à ce que le Japon et la Russie signent enfin un traité de paix. Cela était vrai hier et encore plus aujourd’hui.
La Corée du Nord, la Chine et Taiwan
Pour Haro, les Japonais ne craignent pas non plus la Corée du Nord. Le nombre très limité de ses armes atomiques n’en font pas un ennemi à craindre, d’autant qu’ils n’ont aucune raison de s’en servir en première frappe. Ils seraient anéantis dans la foulée par une riposte américaine.
La seule chose que craint le Japon, d’après Haro, est une guerre entre la Chine et Taiwan. Il explique que son pays et Taiwan ont beaucoup d’échanges commerciaux. Perdre ce lien étroit serait dommageable pour le Japon.
Selon Haro, l’intérêt du Japon serait de ne pas s’en mêler et d’observer à distance. Il pense que cette prudente distanciation serait la sage décision de Tokyo en cas de guerre.
Cela dit, les bases américaines les plus proches de Taiwan sont à seulement 600 kilomètres de distance, à Okinawa, territoire japonais. Si les États-Unis décidaient de vraiment intervenir militairement en faveur de Taiwan, contre la Chine, le Japon pourrait difficilement arguer qu’il n’aurait rien à voir avec le conflit.
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