“Vous avez le bonjour d'Alfred !”
EDITO - Tels auraient pu être les derniers mots d'Henry Kissinger, mort le 29 novembre 2023 à un peu plus de cent ans.
En tout cas, moi, à sa place, c'est ce que j'aurais dit, histoire de finir sur un trait d'esprit. Un bon mot sonnant comme une épitaphe qui s'inscrit à 100 % dans la lignée d’une longue carrière.
En effet, premièrement, l'expression “T'as le bonjour d'Alfred !” signifie “Je dois y aller ! “ (1), deuxièmement, Alfred est le second prénom d'Henry Kissinger, et, troisièmement, maître absolu de la diplomatie reconnu par ses pairs, user du vouvoiement à son endroit s'impose.
La diplomatie, ce sujet précis des échanges entre États on ne peut plus singulier, puisqu'il consiste (souvent) à essayer de faire converser, avec des égards infinis, deux parties déchirées par un conflit généralement sanglant... Et c'est également l'art de se dire poliment des horreurs abominables, de vive voix et face à face, entre chefs d'État !
Et j'ajoute à cela que le Dictionnaire du français non conventionnel de Jacques Cellard et Alain Rey (2), indique que, pour un chauffeur de taxi, un serveur, un livreur, etc., “avoir le bonjour d'Alfred” consistait à avoir affaire à un client avare ou mécontent qui ne laisse pas de pourboire.
Ainsi, la formule correspond bien à la carrière du “gentil” Henry Alfred Kissinger.
Gentil entre guillemets, parce que si parmi les dirigeants des pays membres de l'OTAN, ou rattachés à cette organisation militaire supranationale, Monsieur Kissinger restera, dans les mémoires et les manuels d'histoire, comme un homme qui toute sa vie durant a œuvré pour la paix, dans l'équipe d'en face, c'est plus comme un “Monsieur Henry”, un des patrons du bordel total qu'est devenu le monde, question paix et équité, que le bonhomme — qui fut à la tête de la diplomatie américaine sous Nixon et Ford — risque de passer à la postérité.
Kissinger a beau avoir reçu le prix Nobel de la Paix en 1973, reste qu’en Asie, dans l’ex-URSS, au Moyen-Orient, en Afrique ou en Amérique Centrale ou du Sud... la diplomatie “made in Kissinger” n'aura épargné aucun continent, pour le meilleur parfois, et bien plus souvent pour le pire.
C'est en Asie que le bilan de Kissinger est le plus controversé.
En 1973, année où Kissinger a reçu le Nobel (officiellement pour avoir mis fin à la guerre du Vietnam), il négociait dans le même temps les termes de ce cessez-le-feu, alors que l’armée américaine exécutait l'ordre de poursuivre ses bombardements sur Hanoï, capitale du Vietnam...
En juillet dernier, Henry Kissinger, déjà centenaire, rencontrait le président chinois Xi Jinping.
Bien que les relations entre les deux premières puissances mondiales demeurent tendues, Kissinger est érigé aujourd'hui comme une source d'inspiration jusqu’en Chine. Dans les années 1970, époque durant laquelle il fut secrétaire d'État de Richard Nixon (puis de Gerald Ford), Henry Kissinger fit beaucoup pour l'entrée de la Chine sur la scène internationale.
Contrairement à Emmanuel Macron qui passera probablement par la case oubliettes du point de vue diplomatique, on peut affirmer qu'en dépit des souvenirs douloureux que des centaines de millions de personnes, voire davantage, garderont de lui, profondément ancrés dans leur chair pour certaines, au moins autant d'individus garderont Henry Kissinger dans leur cœur ad vitam aeternam.
Mister Kissinger, vous avez donc le bonjour de France-Soir !
(1) On ne peut s'empêcher de se demander pourquoi Alfred au lieu d'Alphonse, Gédéon ou Siegfried ?
L'expression n'est pas attestée avant l'année 1930, mais c'est à partir de 1925 que le dessinateur Alain Saint-Ogan fait apparaître le pingouin Alfred, dans sa bande dessinée Zig et Puce (3), cet animal étant adopté par les deux héros. Ce personnage va connaître un grand succès, au point même que des produits dérivés seront créés autour de cet alcidé. Or, il se trouve que, lorsque Zig et Puce réussissaient à se débarrasser d'un adversaire ou à lui donner une leçon, ils ponctuaient généralement leur victoire par un : "T'as le bonjour d'Alfred !"
C'est donc grâce au grand engouement pour ces histoires illustrées et leurs personnages que l'expression s'est rapidement répandue dans le langage courant. Il va de soi que si le pingouin s'était appelé Gontrand, la face du monde en eût été changée...
(2) Exemple de l'utilisation de l'expression : "Des mecs comme ça, ça mérite qu'une chose. Que ça barde un jour, et que dans le feu de l'action, on lui flanque un pruneau par-derrière, comme de juste, et ni vu ni connu, salut Wasselet : ‘T'as le bonjour d'Alfred !’" (Yves Gibeau, La guerre, c'est la guerre, 1961)
(3) Zig et Puce seront les premiers héros français de bande dessinée à s'exprimer dans des phylactères, ces fameuses bulles contenant ce que disent les personnages.
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