Notre époque est-elle celle de l'agonie du réel et du rationnel ?

Auteur(s)
Yannick Rolandeau, pour FranceSoir
Publié le 25 septembre 2022 - 15:30
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Un casque de réalité virtuelle.
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©Yuya Shino/Reuters
Casque de réalité virtuelle
©Yuya Shino/Reuters

TRIBUNE — Le rapport entre le réel et sa représentation imagée a toujours posé problème. Si une image est ce qui retire une dimension au monde, elle permettait auparavant de glisser une vision différente du réel, notamment au cinéma. L'Homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford interrogeait la différence entre la légende et la réalité des faits.

Autre temps. Si Des hommes d’influence (Wag the Dog) (1997) de Barry Levinson n’est pas réalisé d’une façon exceptionnelle, son sujet reste encore pertinent de nos jours, le tout étant traité sous l’angle de la comédie. Mais là aussi, la situation a changé comme nous le verrons.

Un carton annonce d’emblée : « Pourquoi un chien remue-t-il la queue ? Parce qu'un chien est plus intelligent que sa queue. Si la queue l'était, la queue remuerait le chien. » Quand un chien remue la queue parce qu'il est content, on dit en anglais qu'il est « wag ». L’inversion de l'expression suppose une action influençant le bonheur de cet incomparable compagnon canin. Le message est explicite face à la situation : le président des États-Unis, candidat à la réélection, est éclaboussé par un scandale sexuel avant le début du scrutin face au sénateur John Neal (Craig T. Nelson). Pour détourner l'attention des électeurs, ses conseillers décident d'inventer une guerre en Albanie.

Le scénario est basé sur American Hero de Larry Beinhart. Publié en 1993, le roman est une satire dans lequel l'auteur spécule sur l'opération « Tempête du désert » qui aurait été montée pour favoriser la réélection de George W. Bush. Ici, la Maison-Blanche fait appel à un homme d’influence : Conrad Brean (Robert de Niro), un « spin doctor » (façonneur d'image), conseiller en marketing politique. Mis au courant de la situation, flanqué de la conseillère particulière, Winifred Ames (Anne Heche), il rend visite à un producteur hollywoodien, Stanley Motss (Dustin Hoffman), et le c onvainc de fabriquer une guerre contre l'Albanie. Pas une vraie, un spectacle. Pourquoi l’Albanie ? Pourquoi pas. « Ils ont l'air sournois et froids. Qui connait l’Albanie ? Qui fait confiance aux Albanais ? » dit Brean. Il reste onze jours avant les élections. Il faut faire vite.
 
Acte I. Comme le dit Brean, on ne se souvient que des images symboliques et non des faits réels : le drapeau planté d’Iwo Jima pendant la Seconde Guerre mondiale, la petite fille brûlée au napalm de la guerre du Vietnam. Ce que le romancier Milan Kundera appelait le kitsch : « traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et des émotions ».
 
La manipulation de la population américaine s’appuie sur plusieurs idées. Tout d’abord, elle repose sur l’ignorance (« Qui sait placer l’Albanie sur une mappemonde ? ») et sur la crédulité des Américains quant à une possible attaque étrangère. Pratique courante, dira Conrad Brean : « Lorsque Reagan était au pouvoir, on a perdu 240 Marines à Beyrouth. 24 heures plus tard, on envahissait la Grenade. » Tout repose sur une diversion : une imagerie creuse et un slogan. La liberté. « Ils veulent détruire notre mode de vie. ». On lance une rumeur d’un bombardier B-3 et d’une valise explosive près de la frontière canadienne.

Après, la chanson, l'image, les objets commerciaux. Le producteur convoque auteur-compositeur, chansonnier pour créer un environnement symbolique. En l’occurrence, Johnny Dean (Willie Nelson), Liz Butsky (Andrea Martin), et Fad King (Denis Leary). Motss fait utiliser ce que l'on appelle un fond vert (ou bleu) (le vert et le bleu sont les couleurs les moins présentes dans la peau humaine) : il fait courir la comédienne Tracy Lime (Kirsten Dunst) avec un paquet de chips dans les bras sur le fond puis fait incruster des images de maison albanaise en ruines et un chaton blanc soigneusement choisi à la place des chips. On ajoute pont, eau, cris et sirènes. La guerre est créée. Voilà.

Le 14 octobre 1990, une jeune Koweïtienne (« l'infirmière Nayirah ») témoigna, en pleurant, devant une commission du Congrès des États-Unis qu’elle vit des soldats irakiens entrer dans l'hôpital avec leurs armes et tirer sur les bébés en couveuses. L’opinion publique internationale pleurnicha et contribua à soutenir l'action des puissances occidentales lors de la guerre du Golfe. En fait, ce témoignage était faux. La jeune femme, entraînée par Michael Deaver, ancien conseiller en communication de Ronald Reagan, était la fille de l'ambassadeur du Koweït à Washington, Saud bin Nasir Al-Sabah. L'association Citizens for a Free Kuwait, organisée par le gouvernement du Koweït exilé, avait commandité cette campagne à une agence de relations publiques Hill & Knowlton (10 millions de dollars). 

Ensuite, on diffuse à la télévision et à la presse des images d’une guerre qui n’existe pas. Captiver l’opinion publique. Les journalistes reprennent (certes, le film n’évoque pas) l’infiltration de la CIA dans les médias (opération Mockingbird). Puis rentré de Chine, le Président met fin à la guerre. « Il ne peut pas. Ce n'est pas le producteur » dira Motss.
 
Acte II. Motss lance l’opération du sergent William Schumann resté aux mains de dissidents terroristes albanais : « Abandonné comme une vieille chaussure. » Johnny Dean crée une chanson de soutien (« Good Old Shoe »). On imprime un disque et on le fait placer dans la bibliothèque du Congrès, section musique folk 1930. Le symbole. Le cliché nationaliste et sentimental. Le public remuera forcément la queue.
 
Motss fait tenir au Président un discours creux à faire pleurer. Ce dernier dévoile la photo du sergent Schumann avec un écusson de l’unité 303. Son pull-over usé s'effiloche par endroits, formant tirets et points, et donnant un message en morse : « Courage, maman. » Son régiment le surnomme : vieille chaussure. Les médias reprennent en chœur. Le public remue fortement la queue. Sauf que le sergent « libéré » que leur confient les autorités militaires est un psychopathe emprisonné pour viol. On en fait un héros ! On reprend l’expression « ne jamais changer de cheval en pleine course », mot d’ordre de Lincoln.
 
Motss et Brean se rendent dans un endroit pour recueillir le « héros ». Après l'accident de leur avion en rase campagne, le prisonnier est abattu par un paysan, car il tentait de violer sa fille. On ne se refait pas. Le « héros » est ramené dans un cercueil avec les honneurs militaires et un chien qui gémit. Le tour est joué. Avide de reconnaissance, Motss veut clamer la vérité. « J'ai tout monté à la force du poignet. Regarde ça. C'est une putain de fraude... et ça a l'air d'être à 100% vrai. C'est le meilleur travail que j'aie jamais fait parce que c'est tellement honnête. » Sur un signe de Brean, le producteur est arrêté en partant. Il succombera à une crise cardiaque…

Acte III. Des hommes d’influence montre bien que le « réel » est mis en scène façon cinéma. S’il lève un pan du rideau, le secret est éventé de nos jours. C’était valable avant Internet. Maintenant, il n’y a plus de rideaux. Les médias sont-ils simplement manipulés ? Non, complices. De même, le grand public est-il simplement stupide ? Il est devenu apathique, complice lui aussi. Tout le monde le sait tout en feignant de ne pas le savoir et est pris à un planétaire jeu de rôles. La situation a donc changé.
 
Le vieux mythe de la manipulation (la fiction de l'aliénation politique) est terminé. Le panoptique de Bentham ou le Big Brother d’Orwell aussi. Si le pouvoir en joue encore comme mince écran de fumée (pourquoi s’en priver ?), nous vivons à l’ère de la simulation et de la virtualité. À l’égal d’un amputé qui croit que son membre fantôme existe encore.
 
Premier phénomène. Auparavant, nous étions à l’ère du refoulement. Dorénavant, nous sommes à l’ère du défoulement. Toutes les catégories de la représentation (politique, sexuelle, esthétique) ont explosé et sont poussées à leur point de non-retour. De nos jours, tout est exhibé publiquement dans une visibilité sans limites. Plus rien n’est obscène, car tout est sur la scène. Libération inconditionnelle de tous les désirs comme formatage symbolique de toute la société. Loi de l’exhibition et de l’acting out. De fait, tout un chacun revendique comme au cirque sa micro différence de synthèse à tue-tête, exhibe son « look », son corps, ses plats, ses blessures, ses traumatismes ou ses joies à défaut de vivre, confiné dans ses revendications. Le genre contre le sexe. « Je ressens, donc je suis ». Subjectivité métastasique. La revendication de l’identité est liée à la sécurité, donc au système de contrôle et de surveillance. Chacun est devenu une extension des réseaux, un otage fossilisé où son clone erre sans fin. Le sujet est passé derrière l’objet.

Second phénomène. Auparavant, l’individu était placé devant l’image. Dorénavant, il est dans le visuel. Le stade du miroir s’est brisé pour laisser place au stade de l’écran. Le visuel (TV, informatique, publicitaire) nous fait passer de la lumière réfléchie de l’extérieur à la lumière émise de l’écran, de l’intérieur. Image sans référent, immatérielle, communicationnelle, flux, informatique, reproductible, trucable et manipulable à l’infini, temps réel, prégnance de l’actualité au point de perdre tout référent identifiable, incorporée dans un bain cathodique et graphomaniaque. La relation du sujet n’est plus son reflet dans le miroir ou son ombre, ses rêves et fantasmes, mais l’invention de soi transposable dans le réel. À l’ère de la fin des révolutions, la nouvelle utopie est la réalisation technique du monde.
 
Comme dans un jeu interactif diffracté à travers le corps social où tout devient viral, le capital, sûr de sa force et de son impunité, s'avance démasqué. Auparavant, la transgression était l’apanage d’individus isolés ou d’artistes. Dorénavant, ce sont le pouvoir et les institutions ou associations qui revendiquent la transgression outrancière. D’où tous les scandales ou provocations politiques ou sexuels donnés en pâture à l’opinion publique qui ne sait plus à quel saint se vouer. Rappelons le « temps de cerveau humain disponible », selon l'expression en 2004 de Patrick Le Lay, alors PDG du groupe TF1. Le Capital mis à nu par les capitalistes mêmes volant de fait la dénonciation que cherchaient tous les révolutionnaires à révéler. Le président Macron peut ouvertement « emmerder » des millions de Français non vaccinés. Le gouvernement peut mentir d’un jour à l’autre sans rougir. Un fait est affirmé ou démenti, contredit et réaffirmé dans un foutoir invraisemblable où le rapport de la cause à l'effet est devenu indiscernable.

Cet excès d’informations et d’images parfois d’une violence crue, cette promiscuité et cette exhibition des corps créent une nouvelle situation : une indifférence de l’esprit par saturation et surchauffe. Tout un chacun s’habille de certitudes imaginées où le faux et le vrai copulent sans cesse dans une indistinction et un chaos généralisés sous l’anesthésie de la virtualité. Chacun filme ou manipule les images et les informations, et les expulse sur les réseaux sociaux comme déchets. Fin du drame de l’aliénation. Avènement de l’extase de la communication. Le système s’autodévore comme atteint de cancer.
 
Cette nouvelle situation profite au pouvoir et entraîne tout un chacun dans la surenchère via sa bulle virtuelle, coupé de la réalité, rendu totalement impuissant. Dès lors, on singe une posture comme un histrion sur une scène de théâtre dégradée sans se rendre compte du rôle joué dans la vie réelle. Tout cela n’a aucune importance sinon de procurer du spectacle avec des figurants honteux à l’égal des élections présidentielles en 2022, en France. Personne n'y croit, mais tient encore à faire croire. Sorte de vaste Truman show.

Les individus sont en simulation de citoyenneté tout comme le pouvoir est en simulation de pouvoir dans un vertige sans fin sous forme de parodie grossière. Une démocratie dans le formol. Tel le président Biden confiné dans sa sénilité devant les caméras du monde entier. Garantie sans métaphore. D’où cette sensation de cauchemar éveillé que nous vivons sur fond d'indifférence et de surexcitation généralisées.
 
Crimes sans châtiment. Bannissement des lieux publics de millions de Français à l’égal des lois antijuives sous l’Occupation, licenciement de milliers de soignants au pays des droits de l’homme, censure de RT et de Spoutnik par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, faisant fi arbitrairement de toute réglementation légale (sans parler du viol du droit de propriété), indignations sélectives contre l’invasion russe pour défendre la légitimité de l’Ukraine en feignant d’oublier les différentes interventions militaires des gouvernements américains sans susciter autant de récriminations ou en les revendiquant, acception que leur propre nation soit dépossédée ou que l'on bafoue ses lois. Mais, on se révoltera en masse devant une vidéo de chat maltraité.
 
Avec l’ouverture et l’émancipation, nos démocraties tentent de se distinguer des régimes totalitaires tout en en réalisant l’accomplissement dans l'indifférence généralisée. Les GAFAM censurent avec générosité en bonne Pravda. Le dessinateur Xavier Gorce annonce sur Twitter vouloir plonger la Russie dans la nuit tout en condamnant "la cancel culture", l’ignominie le suivant comme son ombre. Facebook et Instagram autorisent leurs utilisateurs dans certains pays à appeler à la violence contre les Russes et les soldats russes et à soutenir le régiment néonazi Azov. Sans complexe. On n’en finirait plus de relever tant de contradictions aussi énormes qu’un hippopotame dans un cagibi.

Le tragique est que notre système « ouvert » et translucide déshabitue les citoyens de leur présence au profit de leur représentation. Le réel est devenu une sorte de musée Grévin généralisé plus vrai que le réel. À l’annonce de l’invasion russe en Ukraine, on s’est dépêchés de faire retirer la statue de cire de Poutine comme si l'on tenait le coupable en chair et en os.

Dans cet échangisme de toutes les valeurs et de toutes les informations, les événements sont dilués par leur diffusion excessive, leur mise en scène médiatique et leur excès de visibilité. L'obscénité, c'est la perte d'une scène et du secret et non le dégoût d’un ordre moral. Instantanéité des actions, exhibition directe des corps, des messages, des photos, simultanéité des événements et des discours. Cette culture de l'information et de la communication est une culture pornographique au sens large. Une cul­ture sans secret, universalisable.

C’est dans cette avalanche de visibilité dans laquelle nous sommes entraînés. Yuval Noah Harari, au Forum économique mondial, disait que nous étions des animaux « piratables ». Il faisait allusion auparavant au fait que si le KGB n'était pas parvenu à surveiller ce que nous pensions et ressentions, l'intelligence artificielle et l'évolution de la biologie pourraient le faire et nous connaître mieux que nous-mêmes. Transparence mortifère.
 
Notre système de valeurs tente de soumettre toutes les cultures et toutes leurs différences, mais refuse lui-même de se considérer comme relatif et se veut naïvement comme le dépassement idéal de toutes les autres afin de les aspirer dans une extase molle et technologique. Entreprise totalitaire de perfectionnement du monde dès lors en écriture automatique, monde neutralisé et expurgé de toutes négativités. Individus sans ombre. Intégrisme du vide. Culture de la descendance et de la disparition. Tout un chacun est à la fois complice et responsable de cet état de fait.
 
Fin de partie. Cette étrange période voit l’agonie du réel et du rationnel qui ouvre sur une ère de la simulation et de la virtualité. Plus réel que le réel, c'est l’abolition du réel. Y’a-t-il une sortie à ce théâtre sans théâtre ? Nul ne le sait.

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