Klaus Schwab "dans le texte" : entre indigence intellectuelle et sectarisme
TRIBUNE/ANALYSE - J’ai lu, étudié et analysé Covid-19 - La grande réinitialisation de Klaus Schwab. Une épreuve. L’ouvrage est franchement inconsistant. Commençons par quelques faiblesses intellectuelles, celles des contradictions dans les termes et les raisonnements. En un mot, la rigueur scientifique et logique de l’ouvrage est presque nulle. Voyons ensuite comment quelques prédictions se sont révélées totalement fausses avec le recul de seulement trois années. Elles discréditent ses auteurs. Examinons par la suite le caractère sectaire des propos, puis terminons par le n’importe quoi de propos absurdes, assortis de quelques poncifs édifiants. Tout cela est le signe de l’œuvre d’un gourou vieillissant, désespéré, et d’autant plus vindicatif que le monde dont il rêvait lui échappe pour devenir autre chose. Des délires du Forum Économique Mondial...
1. Des contradictions de raisonnement au kilomètre
La contradiction, c’est dire deux choses incompatibles : cette pierre est toute noire mais elle est aussi blanche. C’est dire par exemple que tout est imprévisible puis, malgré cette affirmation, que telle chose se prédit mécaniquement avec une totale certitude. Ces contradictions révèlent une pensée incohérente, peut-être aussi déloyale ou manipulatrice. Petit florilège des belles contradictions de Klaus Schwab.
Exemple 1) L’agitation sociale
Affirmation générale à propos de l’émergence des agitations sociales :
"Il n’existe pas de déclencheur mécanique de l’agitation sociale - celle-ci reste l’expression d’une dynamique humaine collective et d’un état d’esprit qui dépend d’une multitude de facteurs." (p.98)
Quelques lignes avant il écrit :
"Ce n’est donc pas un hasard si cette explosion de colère s’est produite pendant la pandémie qui a touché de manière disproportionnée la communauté afro-américaine." (p.97)
Et quelques lignes après il écrit à propos des risques d’agitation sociale :
"Les pays pauvres sans filets de sécurité et les pays riches avec des filets de sécurité sociale insuffisants sont les plus menacés." (p.98)
Soit il existe des mécanismes sociaux et des critères d’analyse qui permettent de prédire l’agitation sociale et il n’y a donc pas de hasard ; soit cette agitation est aléatoire et elle procède comme un futur contingent. C’est-à-dire qu’elle échappe à toute sorte de déterminisme par des causes connues. Il faut donc choisir entre une prédiction possible qui résulte de l’application de lois scientifiques ou l’indétermination du fait de la méconnaissance ou de la trop grande complexité de phénomènes qui échappent à leur mise en équation. On ne peut pas, en même temps, affirmer les deux. Tout au long du livre, Schwab assène que le monde est complexe et imprévisible et, simultanément, il ne cesse de poser des vérités doctrinaires sur ce qu’il devient, au nom de ses prédictions.
Exemple 2) Le contrat social
Affirmation générale à propos de ce que pourrait être un nouveau contrat social :
"Quelle forme pourrait prendre le nouveau contrat social ? Il n’existe pas de modèles standards prêts à l’emploi, car chaque solution potentielle dépend de l’histoire et de la culture du pays auquel elle s’applique." (p.109)
Quelques lignes plus tard, il écrit :
"Cependant, ils pourraient tous partager des caractéristiques et des principes communs… en particulier : 1. Une offre plus large, voire universelle d’assistance sociale, d’assurance sociale…" (p.109-110)
Soit il n’existe pas de modèle et donc pas de principes universels et il n’y a rien à partager qui serait plus efficace ou plus vrai, car les choses se construisent en situation selon les pays ; soit cette affirmation est fausse et il y a des principes qui s’imposent logiquement dans ce contrat social. Le en même temps est ici encore une contradiction. Il s'insinue ici une opposition entre les principes rationnels portés par Schwab et la réalité disparate des cultures, qu’il conviendrait sans doute à ses yeux d’abolir. Mais la contradiction formelle est bien là du fait de sa première affirmation. De plus, Schwab ne cesse de faire la leçon sur les mérites de certaines solutions qu’il juge les meilleures. Alors, modèle ou pas modèle ?
Exemple 3) Démondialisation et gouvernance mondiale
Affirmation générale à propos de la démondialisation en cours :
"Il semble inévitable qu’une certaine dé-mondialisation se produise, stimulée par la montée du nationalisme et une plus grande fragmentation internationale." (p.127)
Il écrit un peu plus loin :
"Il ne peut y avoir de reprise durable sans un cadre stratégique mondial de gouvernance." (p.128)
Soit la première proposition décrit bien les tendances à l’œuvre et la seconde est incompatible avec cette tendance, soit la seconde est une affirmation plausible et la première est inconséquente. Dans ce cas, s’insinue de nouveau une sorte de dialectique très manipulatrice. Il y a d’abord une description-prédiction de ce que sera le monde, puis une posture savante qui assène ses prétendues vérités rationnelles : les mantras de Schwab. Il y a contradiction entre ce qui advient et ce qu’il prétend être souhaitable. De plus, Schwab perçoit la démondialisation comme le résultat d’une seule et unique cause : le retour des nationalismes. Il n’imagine pas un instant que d’autres facteurs pourraient les expliquer, alors qu’il ne cesse d’évoquer la complexité multifactorielle dont il dispense de s’appliquer à lui-même l’enseignement. Son manichéisme est simpliste et contradictoire.
Visiblement, il n’a pas lu l’exceptionnel ouvrage d’Hervé Coutau-Bégarie écrit en 2008 : 2030, la fin de la mondialisation. Directeur de recherches en stratégie à l’École de guerre, président de la Commission nationale d'histoire militaire, professeur au Cours supérieur d'État-Major (CSEM), directeur d'études à l’École pratique des hautes études (EPHE), le géopoliticien démontrait la fragilité systémique de la mondialisation et son coût prohibitif sur les plans techniques, économiques et écologiques. Il en prédisait déjà la crise systémique. Visiblement, les nationalismes ne sont qu’un symptôme des conséquences de la crise systémique que le "vieux" Schwab ne peut ou ne veut pas voir. Contradiction et incohérence entre la méthode revendiquée et la pratique dans le texte.
Exemple 4) Énergie et carbone
Constats mesurés :
"Compte tenu de la rigueur des confinements, le chiffre de 8% (baisse des émissions mondiales de dioxyde de carbone) semble plutôt décevant. Il semble suggérer que les petites actions individuelles ont peu d’importance par rapport à l’ampleur des émissions générées par l’électricité, l’agriculture et l’industrie." (p.159)
Il ajoute même concernant la consommation d’énergie par l’informatique mondiale :
"Le total des émissions de carbone générées par la production d’électricité nécessaire pour alimenter nos appareils électroniques et transmettre leurs données est à peu près équivalent à celui de l’industrie aéronautique mondiale." (p.159)
Or, quelques lignes plus tard, fort de ce constat, Schwab propose :
"Si certaines des habitudes que nous avons été forcés d’adopter pendant la pandémie se traduisent par des changements structurels de comportement, le résultat climatique pourrait être différent. Se déplace moins, travailler un peu plus à distance…" (p.160)
Si ces constats sont fondés, ils rendent inefficaces les changements d’attitudes individuelles parce que la production de dioxyde de carbone est massive ailleurs, dans l’industrie et le numérique. De plus, le télétravail est bien une solution consommatrice d’énergie, et il le dit, donc elle est contradictoire avec l’objectif. Il y a divorce entre les constats et les solutions. On est dans l’inconséquence.
2. Des contradictions dans les termes jusqu’à la déraison
Sauf à n’avoir aucune rigueur intellectuelle, un concept a une définition cohérente. Or, avec Schwab, il n’en est rien. Si je dis que la pierre est un minéral et que le minéral n’est pas vivant, ce n’est pas pour dire ensuite que la pierre vit. Prenons un seul exemple très éloquent : la complexité. Nous pourrions refaire l’exercice sur de nombreux concepts.
La complexité
Schwab écrit :
"Dans sa forme la plus simple, la complexité peut être définie par ce que nous ne comprenons pas ou avons du mal à comprendre. Quant à un système complexe, le psychologue Herbert Simon l’a défini comme « un système composé d’un grand nombre de parties qui interagissent de manière simple." (p.34)
À cette définition, il ajoute une citation de son co-auteur Thierry Malleret :
"La non linéarité est une caractéristique clé de la complexité, car elle signifie que le changement d’un seul élément au sein d’un système peut avoir un effet surprenant et disproportionné ailleurs." (p.35)
Tout cela en impose, mais la première confusion tient à ce qu’il prête à Herbert Simon, ce prix Nobel d’économie 1978. Sa définition est tout à fait approximative et incomplète, pour ne pas dire erronée. En effet, Simon précise dans un article très clair et connu (Revue internationale de systémique, intelligence-complexité.org) que la complexité correspond à une série de caractéristiques des systèmes observés et des théories qui les représentent : complexité effective et complexité de représentation. Pour les systèmes, il mentionne :
1. Le nombre des éléments,
2. Leurs interdépendances,
3. L’indécidabilité, soit l’impossibilité de prédire l’état du système à un instant T+x.
Est complexe, ce qui ne se prédit pas. Il y ajoute :
4. Le degré de variété de la nature des objets composant le système,
et surtout, il évoque les théories, soit la complexité des représentations d’où :
5. La variété des paramètres,
6. Le nombre d’opérations (les pas de calcul),
7. La difficulté du problème, indiquant l’impossibilité de le résoudre sur longue période par quelques générations de savants.
La complexité définit donc celle du système et de sa représentation. L’objet est complexe, sa représentation aussi. La deuxième partie de ce que Schwab prête à Simon est faux. Les interactions ne sont pas simples, elles peuvent être nombreuses et complexes.
Deuxième confusion, celle des conséquences de cette complexité sur l’exercice de la décision. H. Simon induit de cette complexité ce qu’il dénomme la "rationalité limitée" (bounded rationality). Face à cette complexité, aucun décideur ne peut réunir la totalité des informations utiles dans un temps donné contraint. La décision rationnelle absolue n’existe donc pas. L’observateur ou joueur est toujours partie prenante du système dans lequel il agit avec une connaissance toujours partielle. Il n’est pas en dehors du système, en train de l’observer, sans influence du système sur lui et de lui sur celui-ci. Non seulement, il n’existe pas de rationalité absolue du système pour Simon, mais de ce fait, il n’existe pas non plus de solution vraie absolument : le One best way, (le meilleur chemin déterminable absolument) d’un ordre absolu. Il y a des choix possibles et les stratégies de ceux qui sont dans le système. C’est le jeu des acteurs économiques et sociaux. Nous sommes toujours de la partie.
Or, Schwab s’entête à colporter l’illusion de la rationalité absolue issue de la mécanique classique alors qu’elle disparaît dans la théorie de la complexité de Simon. Dommage de ne pas l’avoir compris ou plutôt admis. Mais il y a une raison à cela. L’attitude mondialiste tient son "autorité" pseudo-scientifique du maintien de cette illusion, celle de la physique classique et des théories d’économie générale de la première moitié du 20e siècle. Schwab est dépassé par les sciences contemporaines.
4. Les prédictions erronées
Le plus intéressant, ce sont les prédictions erronées qui disqualifient les auteurs. Elles sont nombreuses. Comment écrire de telles sottises en 2020 ? Comment être à ce point prétentieux en prétendant que le livre est :
"Un instantané académique d’un moment crucial de l’histoire." (p.3)
Et un peu plus tard :
"Ce volume est un hybride entre une version succincte d’un ouvrage académique et un essai." (p.21)
L’autosatisfaction sert à en imposer au lecteur ! Malheureusement, le texte est là :
"Lorsque la pauvreté, le sentiment d’être privé de ses droits et l’impuissance atteignent un certain tournant, une action sociale perturbatrice devient souvent le dernier recours." (p.95)
Le lecteur notera que la formulation a tout d’une proposition universelle, ce que le logicien lit comme un propos général toujours vrai. Or, combien de centaines de millions d’humains sont bafoués dans leur quotidien et dans la plus grande misère sans pour autant se révolter ? Première faute. Deuxième faute, dans le contexte du Covid-19, cette prédiction s’est-elle massivement vérifiée ? Non. Le monde ne s’est pas enflammé. Ni en Asie, ni en Afrique, ni en Amérique du Sud. Lui se focalise sur l’événement George Floyd aux États-Unis dont personne ou presque ne se souvient aujourd’hui ; et sans effet majeur trois ans plus tard et dont le retentissement international fut des plus limité.
Autre exemple, tellement sûr de lui :
"C’est presque un pléonasme d’affirmer que les dommages infligés par la pandémie aux États fragiles et en déliquescence seront beaucoup plus profonds et durables que dans les économies les plus riches et les plus développées… Voilà pourquoi l’épidémie mondiale est capable de faire des ravages dans les pays le plus pauvres du monde." (p.144-145)
Il n’avait sans doute pas prévu l’intelligence et l’opportunisme des décideurs locaux. Dans de nombreux pays, ils ont adopté des solutions médicales peu onéreuses avec des populations très jeunes résistant mieux. Ces États ont refusé des confinements ruineux. Bref, rien de la prédiction ne s’est concrétisé. Dommage pour le crédit du prédicateur.
Encore un dernier exemple parmi quelques dizaines repérées dans l’œuvre de Schwab :
"La pandémie nous a également obligés à (re)considérer l’importance cruciale de l’équité." (p.252)
On frôle la prophétie sectaire avec ses promesses de monde meilleur. Mais dans quel pays peut-on trouver les signes d’une plus grande équité ? Parle-t-il d’une équité salariale, d’une mondiale entre nations, d’une de gestion des ressources ? Rien à l’horizon, maître ! Voire l’inverse, puisque les plus riches se sont enrichis, dont les entreprises du numérique et les laboratoires. Schwab ne dit rien de ces derniers qui n’ont pas cédé leurs brevets pour en faire un bien commun universel. Où est l’éthique pendant la crise elle-même ? Nous ne l’avons pas entendu sur la notion de brevet, l’abus de pouvoir des licences informatiques de Microsoft et quelques autres escroqueries du capitalisme de corruption si bien décrit par l’économiste Joseph Stiglitz dans La grande désillusion ou Peuple, pouvoir & profits : Le capitalisme à l'heure de l'exaspération sociale. Est-ce bien équitable et éthique de signer des contrats opaques, de se disculper de ses responsabilités futures en matière d’effets secondaires, etc ? Schwab nous parle peut-être de l’éthique des arrangements entre oligarques plutôt que de morale. Sans doute.
5. Les sentences sectaires
Elles sont très nombreuses. Elles révèlent une stratégie de manipulation grossière. Schwab alterne entre des assertions portées par l’autorité de l’expert qu’il prétend être et la rhétorique du "penser à la place de l’autre". Il fait dire à des populations entières ce qu’il cherche à imposer par un argument fallacieux d’autorité. C’est typique des dirigeants de secte. Petit florilège :
"C’est notre moment décisif – nous allons devoir faire face à ses retombées pendant des années, et beaucoup de choses changeront à jamais." (p.11)
Le lecteur notera le caractère prophétique du "à jamais". Dans la même veine :
"L’idée principale est la suivante : les possibilités de changement et le nouvel ordre qui en résulte sont désormais illimités et n’ont d’autres freins que notre imagination, pour le meilleur ou pour le pire." (p.20)
Schwab passe son temps à orienter l’imaginaire vers sa seule solution de l’ordre mondial sans imaginer un instant d’autres formes de gouvernement. Quelle pauvreté intellectuelle ! Où sont la liberté et l’imagination quand on ne cesse d’invoquer la seule nécessité de l’ordre mondial ? Étrange contradiction là encore, d’autant qu’il ne cesse de diaboliser et caricaturer ce qui n’est pas la mondialisation. Son manichéisme devient obsessionnel au fil des pages. Toute alternative au mondialisme, c’est le retour de la bête immonde des nationalismes. Un peu caricatural, pas très conforme à la théorie de la complexité là encore. Nous ne sommes plus à une contradiction près.
Dans la série, "je pense à la place des autres et vous dis ce qu’ils pensent", il écrit :
"La population estime que le temps est venu de se réinventer. Un monde nouveau va émerger, et il nous faut à la fois en imaginer et en dessiner les contours." (p.12)
Quelle population ? Où ? Dans quelle proportion ? Selon quelles sources ? La sentence est gratuite et la croira qui veut bien y croire, comme si la population mondiale se résumait en une opinion universelle qu’on lui prête : la vision sectaire et totalitaire commence dans ce type de raccourci ethnocentré :
"L’activisme des jeunes se développe dans le monde entier … … allant de la participation politique non institutionnalisée aux manifestations et protestations, et aborde des questions aussi diverses que le changement climatique, les réformes économiques, l’égalité des sexes et les droits des LGBTQ." (p.115)
Schwab est-il allé en Afrique, en Asie, en Chine, en Inde, au Brésil… ? Que ce soit sa conviction est une chose, qu’il soutienne ces mouvements très certainement, mais où sont les faits ? Nous flirtons avec le n’importe quoi car il me semble que la jeunesse d’Afrique par exemple a d’autres préoccupations, des opinions diverses, bref rien de cette supposée uniformité d’opinion.
6. Le n’importe quoi
Il y a enfin la catégorie de grand n’importe quoi. N’oublions pas qu’il se pique d’un ouvrage académique, ce qui oblige, à ma modeste connaissance, à un peu de discipline dans la méthode, la recherche, les expériences, les démonstrations et les références. Or, en plusieurs occasions, Schwab dit n’importe quoi, c’est-à-dire des choses que rien ne vient étayer. Il faut un peu de rigueur pour affirmer et ne pas délirer des affirmations au kilomètre. Commençons par le rôle des pandémies dans l’histoire :
"Ce qui est vrai pour l'antisémitisme européen s'applique également à l’État absolutiste, au retrait progressif de l’Église et à de nombreux autres événements historiques pouvant être attribués dans une large mesure aux pandémies." (p.15)
Il assène cette thèse très catégoriquement, sans aucune preuve ni référence à de solides travaux académiques en ce sens et il réitère :
"L’histoire montre que les épidémies ont été à l’origine des grandes réinitialisations de l’économie." (p. 42)
Affirmation générale, proposition universelle là encore. Faire jouer aux pandémies, le rôle de moteur de l’histoire, il faut oser. C’est faire fi de toute la science historique : celle qui rend compte du poids des découvertes et inventions militaires, des religions et des prophètes, celles plus politiques et économiques des empires, celles des arts ou de la géographie, etc. Le propos est grotesque jusqu’à contredire son exposé de la théorie de la complexité. Une fois encore, il préfère asséner une "vérité" simpliste là où l’approche des systèmes complexes exposerait de multiples facteurs sans ce recours grossier à une cause unique.
Plus grave encore, Schwab omet la guerre biologique intentionnelle ou non qui est bien réelle dans l’histoire. Il oublie que la grande peste commence par une guerre des Mongols contre le port de Caffa en 1346. Les historiens évoquent une des premières guerres biologiques avec envoi de corps pestiférés dans la ville assiégée, le transport par bateau de commerce de la maladie à Venise. Il oublie les conquistadors diffusant des maladies européennes qui vont terrasser les Amérindiens du Sud. Il oublie au Nord, la diffusion intentionnelle de la variole, qui fait toujours l’objet de débat entre historiens, mais qui ravage aussi les Indiens. Il oublie enfin la grippe espagnole dans une Europe affaiblie, après la Première Guerre mondiale. Les guerres et la maladie, voilà une autre cause sans doute. Son propos est délirant parce que l’affirmation se présente comme une vérité absolue. Il oublie surtout que dans l’analyse systémique, il n’y a plus de cause linéaire, mais des interactions. Alors comment peut-il écrire des formules causales qui prétendent fixer une vérité dans l’ordre des causes ? Incohérent, inconséquent. En effet, l’épidémie est elle-même la conséquence d’autres événements, commerce, guerre, colonisation, etc.
Continuons par les effets irréversibles de la Covid-19 :
"Depuis quelques années, la doctrine néolibérale tend à perdre en puissance, de nombreux commentateurs, chefs d’entreprise et décideurs politiques dénonçant de plus en plus son 'fétichisme du marché', mais la Covid-19 lui a porté le coup de grâce." (p.87)
Le coup de grâce est habituellement, à ma connaissance, immédiat. Là rien n’a été observé depuis trois ans. D’ailleurs, il fait lui-même allégeance au fétichisme du marché quand il parle de la prospérité des entreprises du numérique.
Persévérons par cette prédiction qui en dit long sur sa nostalgie de l’impérialisme et d’une puissance détentrice du pouvoir de faire régner l’ordre :
"Si aucune puissance ne peut faire respecter l’ordre, notre monde souffrira d’un "déficit d’ordre mondial'". (p. 118)
Ce truisme en dit long sur la profondeur de sa pensée, puisqu’il nous dit que si personne ne fait la police, il y aura un défaut de maintien de l’ordre (CQFD). Il omet que l’ordre spontané, l’auto-organisation sont aussi des réalités biologiques et sociales et que la subsidiarité des pouvoirs conduit à des décisions locales intelligentes et adaptées. Le propos ne s’appuie sur aucun raisonnement étayé.
7. Les bienfaits du confinement, le sommet du n’importe quoi
Et puis il y a le n’importe quoi sublime, celui qui insinue des mesures étranges en motivant les bienfaits du confinement. Aux pages 224 et suivantes, il développe une thèse autour de l’idée du "passer plus de temps à la maison", pour ne pas dire que les populations sont ou seront emprisonnées à leur domicile. Mais le plus beau, c’est l’exposé de quelques cas pour persuader que l’enfermement est vertueux, créatif même. Sauf à considérer que l’exposé de quelques cas suffit à induire une loi, sans même vérifier que cette condition fut à chaque fois déterminante. Nous sommes dans l’imposture intellectuelle flagrante. Schwab écrit :
"Des épisodes passés bien connus corroborent le fait que les personnalités créatives prospèrent en temps de confinement. Isaac Newton, par exemple, a connu une période de prospérité pendant la peste… Pendant cette période d’isolement forcé décrite comme annus mirabilis, il a eu une effusion d’énergie créatrice qui a constitué le fondement de ses théories sur la gravité…" (p.265-266)
De même, pour persuader le naïf, qu’il est un sot s’il ne sait être créatif en période d’enfermement, Schwab en rajoute, l’effet de cumul devant finir de convaincre :
"Un principe similaire de créativité en période difficile s’applique à la littérature et est à l’origine de certaines œuvres littéraires les plus célèbres du monde occidental." (p.266)
Il évoque Shakespeare.
Plus c’est énorme, plus c’est péremptoire, plus cela passe. Il parle de principe, mais ne s’appuie que sur quelques cas. Alors comment s’expliquent toutes les autres créations sans enfermement ? Comment s’expliquent les créations en dehors de la sphère occidentale (c’est lui qui s’y réfère) ? Comment réduire à une seule cause les conditions d’émergence de la théorie de la gravitation chez Newton ? C’est de la pure fumisterie intellectuelle, pour ne pas dire de l’escroquerie. Elle est d’autant plus malsaine et manipulatoire qu’elle culpabilise les malheureux qui ont souffert du confinement, pour des raisons que la psychologie et la sociologie connaissent bien. L’enfermement et l’isolement ont des effets cliniques parfaitement connus, mais qui vont à l’inverse même de cette fantasmagorie : dépression, esseulement, etc.
Enfin, dans la catégorie des poncifs, ils sont nombreux mais celui-là est magnifique. Tout est dans tout et réciproquement et lisez bien. Sublime là aussi. Tout est dit, rien n’est dit. Bref, le poncif inconsistant par excellence. Nous sommes au café du commerce et encore, c’est peut-être insultant pour les piliers de bar :
"La taille fait également la différence. Les difficultés ont tendance à être plus importantes pour les petites entreprises qui, en général, fonctionnent avec des réserves de trésorerie plus faibles et des marges bénéficiaires plus minces que celles des grandes entreprises… … Mais être petit peut offrir certains avantages dans le monde aujourd’hui où la flexibilité et la rapidité peuvent faire toute la différence en termes d’adaptation. Il est plus facile d’être agile pour une petite structure que pour un mastodonte industriel." (p.196-197)
8. Le livre d’un gourou dangereux pour nous tous
Plusieurs dérives de Schwab sont visibles dans cet ouvrage sectaire et manipulateur. On voit qu’il cherche à défendre désespérément une conception totalitaire et mondialiste, contre des vents contraires très profonds. Il y a ceux de la science contemporaine, des civilisations et des peuples qui veulent préserver leurs mœurs et leurs libertés, voire se créer selon leurs désirs et leurs situations, comme en Afrique aujourd’hui. Il y a surtout l’échec systémique du modèle mondialiste.
Enfin, il consent à aborder la dystopie de son projet, parce qu’il est impossible de faire comme si le capitalisme de surveillance n’avait pas été brillamment documenté par Shoshana Zuboff dans un ouvrage qui a fait date, lui : L’âge du capitalisme de surveillance. Or, l’apologie de cette dystopie est explicite à la fin de son livre, ce qui explique largement les propos des prétendus "complotistes".
C’est chez lui obsessionnel : l’ordre mondial est LA solution. Faute d’imagination sans doute, malgré la promesse du début du livre, il souligne les intérêts des grandes entreprises du numérique qui légitiment une société du contrôle généralisé, jusqu’à nier la vie privée. Quelques citations pour finir, car les propos sont clairs :
"Par conséquent, on peut craindre que, sans gouvernance mondiale appropriée, nous soyons paralysés dans nos tentatives de relever les défis mondiaux." (p.130).
Pourquoi ne jamais envisager que l’action locale et les réalités locales existent, que l’humanité se gère en situation localement et que la complexité plaide en faveur de l’action adaptée à son environnement, sans ordre mondial ? Pourquoi ne pas envisager que sa solution unique soit encore plus risquée ? En effet, en cas d’échec, elle entraine tout le monde dans le chaos. Comment ne pas tenir compte des enseignements de Coutau-Bégarie qui enseignaient la démondialisation, non par idéologie, mais par analyse de ses failles systémiques ? Son ordre mondial traduit une pensée monomaniaque restrictive. Son livre est crépusculaire, puisqu’il ne laisse plus de place à l’intelligence de situation. Schwab a-t-il étudié la biologie, l’auto-organisation, l’autopoïèse de Francisco Varela par exemple ? On en doute. L’économiste montre là toutes ses limites, figé dans l’économie politique des auteurs du début du 20e siècle, rationalistes et mécanistes. Seulement, le monde a changé.
Sa seconde obsession du tout numérique au service de la puissance toujours plus grande de quelques acteurs de l’économie américaine et de sa domination est aussi manifeste. Dans un chapitre qui porte bien son nom, Accélération de la transformation numérique, il écrit :
"Les exigences de distanciation sociale et physique ont créé un monde du 'tout à distance', avançant de deux ans l’adoption d’un large éventail de technologies." (p.173).
Une aubaine pour les géants du numérique et il poursuit :
"Les régulateurs bancaires européens ont décidé d’augmenter le montant que les acheteurs pouvaient payer via leurs appareils mobiles … … De telles mesures ne feront qu’accélérer la 'prévalence' du numérique dans notre vie quotidienne." (p.176)
Et le numérique est partout dans l’ouvrage, à la façon d’une maniaquerie obsessionnelle, comme si l’avenir du monde se jouait dans une surenchère du tout numérique. Et elle vise explicitement le contrôle social.
Il assume sans ambiguïté, une apologie du capitalisme de surveillance qui commence par une caution du contrôle sanitaire permanent :
"La forme de suivi ou de traçage la plus efficace est évidemment celle qui repose sur la technologie, : elle permet non seulement de retracer tous les contacts… , mais aussi de suivre les mouvements de l’utilisateur en temps réel." (p.181)
Il poursuit :
"À mesure que la crise du coronavirus se résorbera et que les gens commenceront à retourner au travail, les entreprises s’orienteront vers une surveillance accrue ; pour le meilleur ou pour le pire, elles surveilleront et parfois enregistreront ce que fait leur personnel." (p.187)
Et enfin :
"Le génie de la surveillance technologique ne sera pas remis dans la bouteille." (p.194)
Qui peut douter de son goût pour la puissance de quelques-uns par cette surveillance technologique ? Il fait lui-même l’aveu qu’il existerait des personnes plus éclairées pour guider la piétaille des ignorants. Nous sommes de nouveau dans les vieilles lunes du pouvoir du tyran éclairé. Il ose écrire au 3e millénaire :
"Un leadership éclairé. Certains dirigeants et décideurs qui étaient déjà à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique pourraient vouloir profiter du choc infligé par la pandémie pour mettre en œuvre des changements environnementaux durables et plus vastes." (p.163)
Il y a donc des Élus, non élus, qui savent où mener le monde. Cette vision de la société est totalitaire, réactionnaire, mais surtout infondée. Rien ne prouve que ces quelques-uns ne servent pas plus leurs intérêts que l’avenir du monde, d’où la faillite prévisible de l’Occident rongé par la corruption de cette oligarchie dépassée, mais obsédée par la soumission et ses fantasmes.
Ce livre et son audience auprès des dirigeants de Davos sont très inquiétants pour l’avenir de l’Occident. Nous avons ici, espérons-le, un des derniers spécimens de la folie rationaliste, celle d’un vieil homme dépassé par l’Histoire qui lui échappe, d’où son désespoir et sa tentative de manipuler violemment le monde pour l’asservir par les peurs. Cela explique ces peurs orchestrées par les médias occidentaux et quelques États impérialistes dans leur vision du monde : crise sanitaire, crise écologique, crise économique, crise géopolitique, crises à répétition pour faire peur. Les nouveaux féodaux ?
Il est temps de tourner définitivement la page du fantasme de ce pouvoir universel et impérial. Il est temps de briser cette vieille dystopie d’une société de surveillance, faisant du monde une prison où tout est transparent au profit de l’imperium d’une oligarchie. C’est donc bien le livre d’un sectaire, d’un doctrinaire et d’un ennemi des libertés humaines. C’est l’œuvre d’un aspirant à une société du désespoir. C’est pire encore, une insulte à l’intelligence et une œuvre anti-scientifique, un crime contre la nature et contre les peuples et un livre odieusement non éthique.
Il est donc temps de créer partout des anti-Davos, des forums des modestes dirigeants des libertés petits et grands. Il faut des Forums des libertés, pour que les acteurs économiques et sociaux s’écoutent et s’entendent en s’intéressant à d’autres voix, dans leur intérêt et celui de nos contemporains. Parlons-y de la vie, de la créativité, des bonheurs, de la subsidiarité, de l’amour, de l’intelligence, des sciences, de la beauté du travail humain, de l’art et des métiers et peut-être même des religions et de la foi qui n’existent pas chez Schwab.
Il est temps que les dirigeants occidentaux comprennent qu’ils sont ici les pions d’un projet qui s’affirme au service d’une tyrannie de l’ordre mondial. Aux salariés, aux actionnaires et aux syndicats d’entrer maintenant en lutte contre la soumission de dirigeants à cette secte dès plus douteuse.
*Pierre-Antoine Pontoizeau est essayiste, chercheur et fondateur de l'Institut de Recherches de Philosophie Contemporaine. Il a notamment publié des ouvrages sur la théorie de la communication, la théorie des organisations, la théorie du langage politique et la philosophie des mathématiques.
À LIRE AUSSI
L'article vous a plu ? Il a mobilisé notre rédaction qui ne vit que de vos dons.
L'information a un coût, d'autant plus que la concurrence des rédactions subventionnées impose un surcroît de rigueur et de professionnalisme.
Avec votre soutien, France-Soir continuera à proposer ses articles gratuitement car nous pensons que tout le monde doit avoir accès à une information libre et indépendante pour se forger sa propre opinion.
Vous êtes la condition sine qua non à notre existence, soutenez-nous pour que France-Soir demeure le média français qui fait s’exprimer les plus légitimes.
Si vous le pouvez, soutenez-nous mensuellement, à partir de seulement 1€. Votre impact en faveur d’une presse libre n’en sera que plus fort. Merci.