Le Pakistan, dernière victime du jeu de "changement de régime"
CHRONIQUE - Dans les médias pakistanais une des expressions qui revient le plus en boucle en anglais ou en ourdou - ici en anglais - est "regime change conspiracy", conspiration pour changer de régime. Qu’ils soient pour, qu’ils soient contre, il ne fait l’ombre d’un doute pour personne que la motion de censure pour déposer le président démocratiquement élu, Imran Khan, répond au fait que Washington lui a baissé le pouce.
Le 9 avril dernier, Imran Khan, Premier ministre depuis 2018, était déposé sans avoir pu arriver au terme de son quinquennat, comme la totalité de ses prédécesseurs depuis 1975. L’ex-joueur de cricket, entré en politique au travers de son parti "Mouvement pour la Justice du Pakistan" (PTI, Pakistan Tehreek e-Insaf) avait bien essayé de contenir le coup, en bon sportif qu’il a été, en tentant d’éviter la première motion de censure surgie la semaine antérieure, ce qui ne pouvait se faire qu’au travers de la dissolution de l’Assemblée et la tenue de nouvelles élections.
Mais une lame de fond d’organisation d’activistes, propre à la mécanique orwellienne, désormais typique dans les opérations de changement de régime, s’est mise en branle pour dénoncer Imran Khan et son gouvernement. Ce dernier étant, à compter de ce moment, décrit comme plus autocrate et plus corrompu que les mandataires issus de camarillas militaires et/ou d’oligarchies précédentes, tels que les Bhutto ou les Sharraf, dont le plus jeune frère de Nawaz Sharraf, trois fois président, Shahbaz, est depuis devenu Premier ministre, en remplacement d’Imran Khan. Le premier signe que le sort était jeté pour le gouvernement du PTI, aura été l’impromptue démission, du porte-parole de la Chambre basse, Asad Quaiser, jusque-là solidaire de son parti, ouvrant ainsi la porte au vote de défiance.
Le changement de régime à l’américaine impose le passage par la bureaucratie médiatique du ministère de la Vérité et il est vrai que, dans un pays comme le Pakistan, il n’est guère difficile de trouver de petites et grandes misères, tant il vrai que les standards de vie ne seront jamais ceux du Royaume du Danemark en matière de gouvernance.
Mais là n’est pas le problème. Si la démocratie était une condition sine qua non pour être allié des Etats-Unis, le monde serait autre. Le point de rupture avec Imran Khan aura été l’expression désinhibée d’indépendance. Le jour même de l’initiation de l’opération russe en Ukraine, l’ex PM était en visite officielle... à Moscou. Quelques semaines plus tôt, il s’était rendu à l’ouverture des Jeux Olympiques d’hiver à Pékin. L’actuel Premier ministre, Shehbaz Sharif, entretient de très bonnes relations avec la Chine du fait de ses responsabilités lors de son passage dans l’État du Punjab, mais il le fait, lui, discrètement. D’ailleurs lors de son discours d’intronisation, il a tenu à fixer comme objectif dans sa "liste de choses à faire" de "réparer les relations avec les nations amies {Etats-Unis} (…) Nous sommes une nation responsable et nous souhaitons travailler avec nos amis et alliés pour promouvoir nos relations bilatérales et multilatérales".
Voir aussi : La guerre par proxy contre la Russie dans son tournant le plus dangereux
C’est la parfaite réponse du berger à la bergère. Dans une interview à la chaîne Fox, au cours de l’opération de changement de régime, Rebecca L. Grant, experte américaine en question de sécurité nationale, déclarait : "Les Pakistanais ont besoin d’un pouvoir qui soutienne l’Ukraine, arrête de chercher à faire des deals avec la Russie, cesse ses relations avec la Chine, et arrête sa politique anti-américaine".
Les États-Unis ont donc trouvé, pour l’instant, quelqu’un de plus diligent. Le problème est que le temps est passé, et la perspective du camp du bien, du camp du mal, a été soumise à l’épreuve des faits, après l’invasion soviétique en Afghanistan, ensuite celle des Américains et leur pathétique débandade, dont les effets secondaires en termes de réfugiés, criminalité, sécurité nationale et questions humanitaires, est le prix qu'en payent les pays voisins. Bien sûr, celui-ci sait jouer du conflit pakistanais, voire l’alimente, mais il est aussi le premier à en payer les conséquences.
Si la nation n’a pas été soumise durant le mandat de Barack Obama à l’aventure meurtrière des "Printemps arabes", elle n’a pas pour autant manqué d’observer que, pendant que se poursuivait la guerre contre les Pashtouns et le terrorisme, Al Qaeda, renommée Al Nusra et enfin Fatah al-Sham, bénéficiait de l’entrainement et de l’armement des Etats-Unis dans la région du Sham. Et quand ce n’était pas Al Nusra, c’étaient les plus de soixante bataillons commettant exactement les mêmes atrocités que Daesh, mais considérés, en novlangue "groupes de rebelles modérés". Les mêmes groupes, avec la même idéologie de mort qui chaque année, bon an mal an, font des dizaines de victimes civiles au Pakistan dans le cadre d’attentats d'hyper terrorisme.
La propension à considérer les Etats-Unis comme un allié unique et suffisant est, par conséquent, en perte de vitesse, même pour une personne du profil d’Imran Khan, dont les valeurs occidentales sont indiscutables au vu de sa formation. Et cette opinion est non seulement le propre d’un gouvernant, qui se vit dans la peau de la victime d’un diner de cons en version macro, mais de l’opinion publique. C’est là où le bât blesse en termes de sécurité. D’où l’interrogation formulée par l’ex-PM dans un tweet ce lundi 2 mai : "Ma question pour l’administration Biden : en mettant à exécution une conspiration de changement de régime pour destituer le PM démocratiquement élu d'un pays de 220 millions d’habitants afin d'installer une marionnette à sa place, pensez-vous avoir amoindri ou augmenté le sentiment anti-américain au Pakistan ?"
My question for the Biden Administration: By indulging in a regime change conspiracy to remove a democratically elected PM of a country of over 220 mn people to bring in a puppet PM, do you think you have lessened or increased anti-American sentiment in Pakistan?
— Imran Khan (@ImranKhanPTI) May 2, 2022
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