Retour sur les allégations de crimes de guerre russes en Ukraine : la maternité de Marioupol [1/6]

Auteur(s)
Jean Neige, pour FranceSoir
Publié le 03 août 2022 - 08:35
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Marioupol
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Handout / National Police of Ukraine / AFP
Photo prise lors de l'évacuation de la maternité de Marioupol, en mars 2022.
Handout / National Police of Ukraine / AFP

CHRONIQUE — Pendant près de deux mois et demi, de mars à mai, le principal point de focalisation des médias sur la guerre en Ukraine se situait à Marioupol, la plus grande ville conquise par la coalition russe depuis le début de « l’opération spéciale ».

Alors que la ville était tenue par l’armée ukrainienne, notamment le régiment ultranationaliste Azov, plusieurs accusations de crimes de guerre ont été avancées contre les troupes russes.

La version ukrainienne

Le 9 mars 2022, la maternité de l’hôpital n° 3 de Marioupol, située en plein centre-ville, est bombardée, faisant officiellement 3 morts et 17 blessés, dont une fillette dont on ne dit pas l’âge, mais qui serait un nourrisson. Cela dit, seules deux femmes enceintes blessées sont photographiées. L’une d’elles, vue sur une civière (voir plus haut) et son bébé in utero n’ont pas survécu, d’après les autorités ukrainiennes. Deux autres personnes visiblement blessées apparaissent dans une vidéo dont une femme en blouse blanche qui se fait bander le crâne. On ne sait pas qui sont les autres victimes ; les informations sur le sujet restent vagues, même sur Wikipédia.

Selon la presse et les dirigeants ukrainiens et occidentaux, il s’agit d’un crime de guerre. Les titres des journaux sont le plus choquant possible : « Un hôpital pour enfants détruit », « Un hôpital pour enfants bombardé ». Le président Zelensky prétend que « des gens, des enfants sont sous les décombres », comme si le bâtiment s’était écroulé. Le chef de la police de Marioupol, Volodymir Nikulin affirme que « des femmes et des enfants étaient visés. C'est un crime de guerre sans justification ».

La version russe

Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères russe, a fait cette déclaration le 10 mars : « Cette maternité a été reprise depuis longtemps par le bataillon Azov et d'autres radicaux, et toutes les femmes en couches, toutes les infirmières et tout le personnel de soutien ont été mis à la porte ». Cela semblait laisser croire que les Russes endossaient la responsabilité de l’attaque, mais pour une raison militaire. L’ambassadeur russe à l’ONU avait déclaré ceci le 7 mars :  « Les résidents locaux rapportent qu'après avoir chassé tout le personnel de la maternité n° 1 de Marioupol, les forces armées ukrainiennes y ont installé une position de tir ». Mais il s’agissait de la maternité n° 1, pas de la n° 3. Lavrov a pu confondre. Cela dit, dès le 5 mars, le ministère russe de la Défense accusait l’Ukraine de placer des postes de tirs dans des écoles, des hôpitaux et des maternités de Marioupol.

Cependant, le porte-parole du ministère russe de la Défense a ensuite démenti, le 10 mars, qu’une frappe russe ait eu lieu contre un hôpital à Marioupol, encore moins par avion.

Rappelons que bombarder un hôpital civil est considéré comme un crime de guerre, sauf si cet hôpital est occupé par une force belligérante, auquel cas, il perd son statut d’objet à protéger selon le droit humanitaire.

Les faits

D’abord, le site abrite à la fois deux bâtiments pour les enfants et une antenne maternité adjacente. Si toutes les fenêtres ont explosé, on voit sur les images que la structure des bâtiments est restée pour l’essentiel intacte. Il n’y a pas de victimes sous les décombres à proprement parler, car il n’y a quasiment pas de décombres. Or, dans cet hôpital pour enfants « détruit », on ne voit aucun enfant sur les images. Les Ukrainiens ne se seraient sans doute pas privés d’images-chocs pour prouver la « barbarie » russe. Où sont-elles ?

 Capture d'écran Google maps / FranceSoir

Voici ci-dessus la vue satellite du site. La dénomination du bâtiment le plus touché, « polyclinique de consultation et de diagnostic pour enfants », suggère que ce n’est pas un endroit où les enfants sont hospitalisés, de même que le département d’ophtalmologie. Dans une ville assiégée, les besoins non urgents n’étaient probablement pas traités et il n’y a pas de preuves que ces services étaient même fonctionnels au moment de l’explosion. On peut en douter, d’où semble-t-il, l’absence d’enfants parmi les blessés.

À la vue des images disponibles, notamment ci-dessus, on constate un large cratère de plus de 10 mètres de large, sur près de 5 mètres de profondeur. Cela est bien trop large pour être causé par un obus d’artillerie de 152 mm. À moins d’une roquette de gros calibre, ou d’un obus de 203 mm de 2S7 Pion, la thèse d’une bombe lâchée par avion parait plausible.

En revanche, on ne voit pas de cratère d’impact pour la deuxième explosion qui a dévasté en partie la façade du bâtiment qu’on aperçoit sur la même photo à l’arrière-plan. Clairement, ce n’est pas l’explosion qui a causé le cratère qui est directement responsable de ces importants dégâts sur l’immeuble, vu que la partie de l’immeuble la plus proche du cratère n’a que quelques éclats.

Une hypothèse possible est que la seconde explosion a été causée par un véhicule touché par la première et qui a explosé par la suite. D’ailleurs, on voit une carcasse de voiture encore fumante juste devant l’immeuble, là où la façade est très abimée.  

Le témoin-clef, Mariana Vishemirskaya

Dans les minutes qui ont suivi le bombardement, un journaliste ukrainien de l’agence américaine Associated Press était sur place et fournissait des images pour le monde entier. Une des photos la plus reprise est celle de Mariana, le visage légèrement ensanglanté, le corps enveloppé dans une couverture.

Rapidement, on découvre que Mariana est une influenceuse connue localement, et les comptes pro-russes des réseaux sociaux dénoncent une mise en scène avec une actrice.

Quelques semaines plus tard, Mariana est interviewée par un blogueur de Donetsk et une journaliste de guerre russe. Ses propos sont expurgés dans les médias occidentaux, où l’on omet de citer l’essentiel, ce qui donne raison à la Russie. Quand la BBC l’interviewe, les journalistes ne mettent en avant que la maladroite tentative de l’ambassade de Russie à Londres d’insinuer que les photos des victimes de la maternité était une mise en scène. Quand BFMTV reprend l’interview, elle évite encore soigneusement de reprendre l’argument clef, et ne se prive pas de mettre en doute au passage la crédibilité de Mariana, évoquant la possibilité qu’elle ait été enlevée et parle sous la contrainte. En revanche, le fait que les citoyens de Marioupol aient pu à l’époque être sous la pression d’Azov pour ne pas faire mention publiquement de la présence de ces derniers dans la maternité, ne semble pas faire partie des hypothèses pour nos médias.

Par ailleurs, le simple fait que BFM reprenne la théorie kiévienne de la « déportation » de citoyens ukrainiens vers la Russie situe ce média plus dans la propagande que dans l’information. En mai, les Russes avaient autorisé l’évacuation de 150 000 habitants vers Zaporojie, quand 135 000 autres l’avaient été vers la Russie ou la RPD. Le choix était donné, mais le transport vers les zones sous contrôle ukrainien était tributaire de moyens de transports mis à disposition par l’Ukraine ou les agences humanitaires. Mariana serait simplement revenue à Makivka, sa ville d’origine, située en territoire séparatiste depuis 2014.

Mariana confirme la présence de l’armée dans la maternité.

Ce que confirme Mariana, c’est que la maternité avait bien été réquisitionnée par l’armée ukrainienne, parce qu’il y avait sur place des panneaux solaires, alors que le reste de la ville était sans électricité. Selon elle, les militaires avaient demandé à tout le monde de quitter les lieux, femmes et personnel. J’ai vu à l’époque un message sur Telegram émanant soi-disant d’une soignante d’une clinique de Marioupol qui confirmait les mêmes faits. Les femmes enceintes ont été envoyées dans une aile non occupée de la maternité, avec un générateur, quand les hommes étaient envoyés à la cave transformée en bunker. Mariana cite aussi un cas où l’armée ukrainienne a réquisitionné la nourriture prévue pour les femmes enceintes. 

Elle dit encore que le jour de l’attaque, deux explosions rapprochées ont eu lieu, mais ni elle ni ceux qui l’entouraient n’ont entendu d’avion. Cela n’est pas anodin, au vu du paragraphe qui suit. Elle répète enfin dans une interview sur un média indépendant italien qu’elle fut surprise de voir avec quelle rapidité AP était sur place. Mais cela ne prouve rien.

Cui Bono ?

À qui profite le crime ? Cette question que les journalistes des médias dominants ne posent jamais.

Les parties ukrainienne et occidentale ont utilisé cet événement en lui donnant un maximum de résonance avec le biais partisan habituel. On titre sur un hôpital pour enfant dévastés, en oubliant de préciser que ce dernier était probablement vide. Il vaut mieux laisser croire que les Russes visent et tuent délibérément des enfants, ou des femmes enceintes. Le président Zelensky a tenté de capitaliser sur l’événement avec son emphase excessive habituelle, comme on peut le voir dans sa déclaration du 10 mars : « La bombe aérienne sur la maternité est la preuve finale. Preuve que le génocide des Ukrainiens est en cours » […]  Donc, vous, les dirigeants occidentaux, devez renforcer les sanctions contre la Russie pour qu’elle n’ait plus l’opportunité de continuer de génocide ». Il demande ensuite à ses partenaires occidentaux de prendre la décision d’une interdiction aérienne, ou de fournir des avions de chasse à l’Ukraine.

Les Russes n’avaient aucun intérêt à commettre un tel crime, qui plus est dans une ville censée être pro-russe que ces derniers disent venir secourir. Attaquer délibérément un hôpital encore en service est donc une supposition absurde de leur point de vue. Mais beaucoup de gens semblent néanmoins prêts à y croire, puisque l’on dit que Poutine est fou. En Syrie, la propagande occidentale avait titré une demi-douzaine de fois, pendant plusieurs mois, sur « le dernier hôpital d’Alep détruit par les bombardements russes ». L’effet de répétition aide à transmettre la propagande. D’autres exemples suivront.

Dénégations poussives et thèse d’une attaque sous faux drapeau.

Les Russes se sont montré néanmoins mal préparés et quelque peu patauds dans leur communication, d’abord en laissant supposer qu’ils auraient pu être responsables du bombardement (Sergueï Lavrov semblait pris de cours). Ensuite, ils ont tenté de dénoncer une mise en scène, en prétendant que Mariana tenait aussi le rôle de la femme sur la civière, ce qui est peu crédible à la vue des images. La communication de crise ne semblait pas encore rodée. C’était le premier scandale médiatique avec un tel retentissement depuis le 24 février.

Un peu plus tard, le site pro-russe, waronfakes, a tenté d’expliquer comment la partie ukrainienne aurait pu mettre en scène toute l’affaire pour pouvoir demander une zone d’exclusion aérienne. Ils auraient enterré une charge explosive pour faire croire à une frappe aérienne, tout en retirant leur personnel juste avant l’explosion. Avoir été sur place quelques jours avant aurait pu leur laisser le temps de planifier l’opération. Certains détails que ce site met en avant ont peu d’importance : la vidéo mise en avant par Zelensky est filmée dans le bâtiment de l’ophtalmologie. Mais ce service est réservé aux enfants d’après la cartographie du site russe Yandex. Cela montre une volonté d’utiliser la moindre piste, pas toujours à bon escient, pour disculper la Russie. Cela mis à part, globalement, les arguments exposés ne sont pas inintéressants ; mais ils ne constituent pas des preuves.

Conclusion

Une fois éliminée l’hypothèse absurde de l’attaque délibérée des enfants et femmes enceintes du Donbass, qui relève de la propagande, il reste donc trois thèses possibles : celle d’un bombardement russe qui visait l’hôpital croyant y atteindre des personnels d’Azov, une simple erreur de tir ou négligence de l’armée russe, ou une attaque sous faux drapeau organisée par l’armée ukrainienne… Au vu de ce qui se passera quelques jours plus tard au théâtre, à un kilomètre plus à l’est, la thèse d’une attaque sous faux drapeau n’est pas à exclure.

On pourra enfin noter le contraste saisissant avec un fait similaire, le bombardement d’une maternité à Donetsk le 13 juin dernier, qui a semblé n’intéresser quasiment personne en Occident. Cela ne collait pas avec le récit pro-ukrainien. Encore un exemple du deux poids, deux mesures du camp du Bien.

Deuxième partie de la chronique : Le théâtre de Marioupol

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