Wilayat Khorasan : comment l'Etat islamique s'est implanté en Afghanistan et au Pakistan (1/2)

Auteur:
 
Matteo Puxton, édité par la rédaction.
Publié le 23 avril 2018 - 15:39
Image
Etat islamique en Afghanistan
Crédits
©DR
Loin de ses bases au Levant, les djihadistes de l'Etat islamique progressent en Afghanistan.
©DR
Malgré la chute du "califat" en Syrie et en Irak, l'Etat islamique continue de s'étendre dans d'autres pays, notamment l'Afghanistan. Matteo Puxton, spécialiste des questions de défense et observateur de référence de l'organisation djihadiste, explique en partenariat avec "France-Soir", comment le groupe terroriste s'est implanté dans le pays des talibans ainsi qu'au Pakistan.

Fin janvier 2015, l'Etat islamique annonce via son porte parole Abou Mohammad al-Adnani, la naissance d'une nouvelle wilayat (province): Khorasan, à cheval sur l'Afghanistan et le Pakistan. Une vidéo d'allégeance est diffusée par l’EI peu après, présentant des soldats et des cadres de la nouvelle branche. Une première vidéo avec ce groupe d’individus avait été diffusée via des canaux non officiels, à l’automne 2014. La nouvelle vidéo regroupe des djihadistes plus ou moins importants mais qui donnent une idée de qui compose la wilayat à ses débuts. On y trouve notamment des anciens cadres de niveau intermédiaire des talibans pakistanais (TTP). L’émir de la wilayat est Hafiz Saeed Khan, ancien émir du TTP dans la zone tribale d’Orakzai. On trouve aussi d’autre représentants venus des zones tribales: Kurram, Khyber, Peshawar, Hangu...

De fait, les éléments constitutifs de cette nouvelle wilayat étaient présents depuis longtemps. Ils étaient établis dans le sud-est de la province de Nangarhar, dans les montagnes Spin Ghar et alentours, près de la frontière et des zones tribales pakistanaises. Le gros du contingent provient du Tehrik-e Taleban Pakistan (TTP): des Pakistanais qui se sont installés dans la province dès 2010, pour fuir les assauts de l'armée pakistanaise, se surnommant eux-mêmes "muhajerin" (qui peut se traduire par "migrants", NDLR). Le gouvernement afghan laisse faire car il espère utiliser ces groupes contre le Pakistan. Mangal Bagh amène ainsi des combattants de la faction Lashkar-e Islam. Ce groupe n'a pas été intégré dans la wilayat Khorasan mais collabore étroitement avec elle. Fin 2015, il y avait plus d'un millier de combattants pakistanais dans ce secteur.

La mort du chef du TTP, Hakimullah Mehsud, en novembre 2013, précipite les conflits internes au sein du groupe et des conflits avec les talibans afghans. C'est alors que des djihadistes de Nangarhar commencent à opérer de manière autonome, renforcés par de nouvelles arrivées du Pakistan suite à des opérations de l'armée pakistanaise à partir d'octobre 2014 (opération Khyber 2 contre 2.500 djihadistes, selon l’armée). Les djihadistes acheminent des armes et des munitions. Dès mai 2015, le drapeau noir de l'Etat islamique flotte sur le secteur et la wilayat Khorasan installe son QG dans la vallée de Mamand, avant que les premières frappes ciblées dès juillet 2015 l'obligent à adopter une approche plus mobile. La population accueille bien ce nouvel acteur car elle est persuadée qu'il sert les intérêts du gouvernement afghan, contre les talibans locaux. Dès décembre 2014 toutefois, les talibans afghans entrent dans une phase de confrontation avec la wilayat Khorasan de l'EI. Cette dernière a le dessus et en juin 2015, elle contrôle huit des neuf districts de la province de Nangarhar, ce qui constitue son pic de puissance. Le 11 juin 2015, Mir Gul Ahmad Hashemi, le gouverneur taliban de la province de Nangarhar, est assassiné à Peshawar au Pakistan. Les talibans passent à la contre-attaque dès la dernière semaine de juin 2015 et reprennent un certain nombre de districts; l'EI contre-attaque à son tour, et laisse parfois des cellules clandestines dans certains territoires perdus, comme à Chaparhar, pour fomenter des soulèvements sur les arrières des talibans. En janvier 2016, ce ne sont pas moins de 3.000 talibans, dont des troupes d'élite, venues de 10 provinces en plus de celle de Nangarhar, qui lancent une offensive contre la wilayat Khorasan.

Le camp d'entraînement "Sheikh Abou Malik Tamimi" de la wilayat Khorasan (reportage photo du 15 avril 2018). Le sheikh Abou Malik Tamimi, de son vrai nom Abou Malik Anas Al-Nashwan, était un haut responsable de la Charia de l’EI, saoudien, diplômé de l’Université islamique de l’imam Mohammed Bin Saoud de Riyad. Il apparaît dans une fameuse vidéo de propagande en avril 2015. Il est tué à Sukhnah lors de l'assaut de l'EI sur Palmyre en mai 2015.

Parallèlement, l'organisation maintient une trêve tacite avec les forces de sécurité afghanes, ne les attaquant que pour remonter le moral de ses troupes. Elle souffre en général de lourdes pertes en combat rapproché, et sous le coup des frappes aériennes américaines, comme en juin 2016. A l'été 2016 toutefois, les forces de sécurité afghanes, soutenues par les Américains, attaquent l'EI dans les districts de Kot et d'Achin à Nangarhar; pour la première fois la wilayat Khorasan doit délaisser l'affrontement contre les talibans. Le gouvernement afghan préfère néanmoins laisser des milices formées localement endiguer la wilayat Khorasan, mais celles-ci deviennent une cible de choix pour le groupe, en particulier via des attaques kamikazes. Il ne se lance vraiment dans la lutte contre l'Etat islamique qu'à partir des frappes américaines ciblées de juillet 2015. De fait, la pression combinée des talibans et des forces afghanes empêche le groupe djihadiste de se développer en dehors de la province de Nangarhar.

Il y eu par contre des ralliements à l'EI, ailleurs, avant même la naissance de la wilayat Khorasan. Avant Nangarhar, l’organisation djihadiste a réalisé d’autres tentatives d’implantations en Afghanistan. Au moment de l’annonce officielle de la province de Khorasan, Abdul Rauf Khadem est désigné comme numéro deux de la branche. Il s’agit d’un personnage important au sein des talibans. Ancien prisonnier de Guantanamo libéré en 2007, Khadem est le numéro deux de la commission militaire des talibans afghans, un des deux chefs militaires les plus importants du groupe. Avec Abdul Qayum Zaker qui dirige cette commission, ils seront de farouches opposants internes à Mulla Mansoor qui a pris la tête des talibans à la suite de la mort du Mollah Omar. Ils avaient été à la tête des forces des talibans lors de l'augmentation des opérations contre l’armée américaine entre 2009 et 2012. Mansoor fera le choix critiqué de se séparer de Zaker a l’été 2014, tandis que Khadem sera plus facilement écarté. Il était en effet vu comme une "bête noire" au sein des talibans à cause de sa proximité avec l’idéologie salafiste. Malgré son ancienne position importante et son statut d’ancien prisonnier de Guantanamo, sa défection à l’EI fera pourtant peu de bruit à l’époque.

Présence de l'Etat islamique en Afghanistan. ©The Long War Journal.

En janvier 2015, Abdul Rauf Khadem rejoint la province d’Helmand au sud de l’Afghanistan, au coeur d’un bastion taliban. Cependant, il est tué dès le 9 février dans une frappe de drone. Fin septembre, les talibans éradiquent presque totalement la cellule de l'EI dans le district de Kakaji, au nord de la province; des survivants passent dans le district de Baghran. A Farah, deux commandants subalternes des talibans, mécontents, rallient également l'Etat islamique avec une soixantaine de combattants. En mai 2015, les talibans éliminent également ce groupe, dont l'un des commandants part ensuite à Nangarhar. Un autre commandant en marge des talibans, Abdul Hadi (Saad Emarati), rallie aussi le groupe djihadiste dans la province de Logar, mais son groupe est détruit par ses anciens alliés en juillet 2015, et son chef se réfugie aussi à Nangarhar. Il deviendra une figure populaire au sein de l’EI avant de trouver la mort à l’été 2016 suite à une frappe américaine. La wilayat Khorasan, par le ralliement de deux groupes, a aussi une présence dans la province de Kunar.

Un autre épisode qui illustre bien les tentatives ratées d’implantation en Afghanistan est le ralliement du Mouvement Islamique d'Ouzbékistan (MIO) à l’EI. Dès septembre 2014, l'émir du MIO Usman Ghazi, ouvre la porte à un rapprochement en annonçant que le groupe soutient l'État Islamique. En avril 2015 une grande partie du MIO rejoint officiellement le groupe via une ba’ya (serment d'allégeance), même si une partie des membres refuse, créant de facto un éclatement dans un groupe déjà très divisé par l’exode de ses combattants en Syrie. De nombreux membres du groupe étaient installés depuis l’été 2014 à Zabul, après avoir été chassés des régions tribales pakistanaises par l’armée, notamment du Waziristan. Arrivés en Afghanistan, ces membres se sont retrouvés en conflit avec Mullah Mansoor qui était alors émir de l’Emirat Islamique (talibans afghans) et le successeur de Mollah Omar. Arrivés à l’origine avec leurs familles, avec un groupe d’environ 400 personnes, ils eurent d’abord un accord avec Mullah Mansoor pour quitter la zone à la mi-septembre 2014. Les membres du MIO s’étaient installés à proximité d’une faction dissidente au sein des Talibans, celle de Mollah Dadullah, qui remettait en cause la légitimité de Mansoor. Il semble que l’accord d’évacuation n’ait pas été respecté, et les pro-EI de Zabul finissent par attirer l’attention sur la zone début 2015, en kidnappant et assassinant des voyageurs de l’ethnie chiite hazara. En novembre 2015, les talibans de la branche principale, loyale à Mullah Mansoor, donnent l’assaut sur les positions du Mouvement Islamique d'Ouzbékistan et de Mullah Dadullah. Plus de 100 membres de l'organisation sur 200 combattants estimés y trouvent la mort dont l’émir Usman Ghazi. Il s’agit d’une défaite très lourde qui sera vécu comme une véritable trahison par les partisans de l’Etat islamique en Afghanistan. Une partie du MOI pro-EI a survécu et continue à animer des médias, probablement depuis Nangarhar.

La wilayat Khorasan de Daech est également présente au Pakistan. Une cellule de l’EI à Karachi est responsable du massacre de 43 ismaëliens à Safoora Goth en mai 2015. La cellule, dirigée par Tahir Saeed, un vétéran du djihad, commet des assassinats ciblés, des attaques à la bombe ou kamikazes; elle comprenait des femmes. Une autre cellule de huit hommes est démantelée dans la province de Sialkot en décembre 2015. A Islamabad, l’émir local de la wilayat Khorasan, Amir Mansoor, est arrêté. Comme dans la province de Sialkot, la cellule recrutait pour envoyer des combattants pakistanais en Syrie.

Implantation de l'Etat islamique dans la province de Nagahrhar, est de l'Afghanistant ©The Long War Journal.

A l'été 2016, le chef de la wilayat Khorasan, Hafiz Saeed, est tué. Sa mort met fin à une approche très rigide qui dressait contre l'Etat islamique ses partisans afghans. La nouvelle direction (l'envoyé spécial Abou Yasir Al-Afghani, le gouverneur par intérim Hasibullah Logari et les 40 membres du conseil militaires) adopte une nouvelle approche, essayant de davantage coopter les acteurs locaux plutôt que de les soumettre par la contrainte. Cette approche permet à la wilayat Khorasan de se renforcer de nouveau jusqu'au premier semestre 2017, moment où le nouveau chef, Hasibullah Logari, est tué à son tour (27 avril). Les Américains s’engagent au sol aux côtés des forces afghanes (opération Hamza) en avril 2017: un premier soldat des forces spéciales est tué dès le 8 avril dans le district d’Achin (à Nangarhar), après un raid d’inghimasiyyi selon l’EI. Quelques jours plus tard, le 13 avril, les Américains larguent depuis un C-130 une GBU-43, la fameuse “Mother of All Bombs” (11 tonnes), dans le même secteur. Plus précisément, la bombe vise un complexe de tunnels à l’entrée de la vallée de Mamand dans la zone d’Asadkhel du district d’Achin, au sud de la province de Nangarhar. Cette vallée est la place forte de la wilayat Khorasan, où celle-ci détient notamment ses prisonniers. Deux autres soldats américains perdent la vie à Achin fin avril lors d’une opération contre le groupe. C’est lors de ce raid, le 27 avril, que le second chef du Khorasan, Abdul Hasib (Logari) est tué.

> A suivre la seconde partie de cet article: L'Afghanistan-Pakistan, nouveau califat de l'Etat islamique?

À LIRE AUSSI

Image
Etat islamique syrie irak djihadistes
Non, l'Etat islamique n'est pas vaincu en Syrie, ni en Irak
Contrairement à ce qu'a affirmé ce mercredi Vladimir Poutine, l'Etat islamique n'a pas été vaincu en Syrie et en Irak. Matteo Puxton, agrégé d'Histoire, spécialiste de...
04 avril 2018 - 14:36
Politique
Image
Flammes of war 2 Etat islamique
"Les flammes de la guerre 2" : l'Etat islamique entre dans une nouvelle phase de djihad et d'attentats
L'Etat islamique ne contrôle plus que des lambeaux de territoire en Syrie et en Irak mais l'organisation terroriste continue d'attirer des partisans. Matteo Puxton, ag...
07 décembre 2017 - 16:17
Politique
Image
Un membre des troupes d'élite irakiennes brandit un drapeau retourné de l'Etat islamique, le 1er jui
Djihad - Que reste-t-il du territoire de l'Etat islamique en Syrie et en Irak ?
Les défaites de l'Etat islamique s'accumulent en zone irako-syrienne depuis plusieurs mois, avec notamment les chutes des ses deux "capitales", Mossoul et Raqqa. Matte...
17 novembre 2017 - 15:20
Politique

L'article vous a plu ? Il a mobilisé notre rédaction qui ne vit que de vos dons.
L'information a un coût, d'autant plus que la concurrence des rédactions subventionnées impose un surcroît de rigueur et de professionnalisme.

Avec votre soutien, France-Soir continuera à proposer ses articles gratuitement  car nous pensons que tout le monde doit avoir accès à une information libre et indépendante pour se forger sa propre opinion.

Vous êtes la condition sine qua non à notre existence, soutenez-nous pour que France-Soir demeure le média français qui fait s’exprimer les plus légitimes.

Si vous le pouvez, soutenez-nous mensuellement, à partir de seulement 1€. Votre impact en faveur d’une presse libre n’en sera que plus fort. Merci.

Je fais un don à France-Soir

Les dessins d'ARA

Soutenez l'indépendance de FS

Faites un don

Nous n'avons pas pu confirmer votre inscription.
Votre inscription à la Newsletter hebdomadaire de France-Soir est confirmée.

La newsletter France-Soir

En vous inscrivant, vous autorisez France-Soir à vous contacter par e-mail.