ARS, syndrome de l’étatisation sanitaire
Le Ségur de la santé qui se tient actuellement peut-il sauver le système de santé français, actuellement en réanimation ? L’ambition affichée : “bâtir les fondations d’un système de santé encore plus moderne, plus résilient, plus innovant, plus souple et plus à l’écoute de ses professionnels, des usagers et des territoires”(1). Mais avant tout cela, n’est-il pas urgent d’établir un diagnostic sérieux de la crise sanitaire que vient de traverser la France?
De nombreuses voix se sont élevées contre le pouvoir de nuisance des agences régionales de santé, les ARS. Y compris même au sein de la majorité. Ainsi, Benoît Simian, député LREM de Gironde, dit avoir été témoin de « lourds dysfonctionnements de la part des ARS depuis dix ans ». Il préconise de les mettre « sous la tutelle de l’Etat »(2). Cette idée plus que surprenante : les 18 Agences régionales de santé ne sont qu’en réalité les simples exécutants du gouvernement… Pour bien comprendre le rôle et la responsabilité des ARS, il faut retracer l’histoire de leur création.
Décentralisation ou déconcentration ?
« L’objectif de la création des agences régionales de santé n’était pas de donner de l’autonomie aux régions et de décentraliser l’État. Il s’agissait au contraire d’une reprise en main par l’État d’un système de soins qui lui échappait. Le but était donc de déconcentrer l’État dans les régions pour lui donner des capacités de gouvernance qu’il n’avait pas historiquement dans le système de santé », explique Frédéric Bizard. Cet économiste a créé en 2018 l’Institut Santé, un organisme de recherche destiné à faire des propositions. Il est co-auteur d’un plaidoyer pour une refonte globale du système de santé(3). L’histoire de la création des Agences régionales de santé, il la connaît bien.
« Dans les années 90, les dépenses de santé ont augmenté trois fois plus vite que la richesse nationale. Face à cette évolution, une réflexion a été menée par le politique. On se souvient du rapport « Santé 2010 »(4) de Raymond Soubie… Ce rapport a jugé que le problème venait de l’excès de liberté des soignants et des soignés, du manque de contrôle des pratiques et de la consommation de soins. Donc, il préconisait que l’État reprenne le contrôle. A partir de là, on a imaginé une toile d’araignée administrative, que l’on a patiemment tissée sur l’ensemble du système de santé ». Avec, en toile de fond, une idéologie dominante : la dérégulation et libéralisme, comme le rappelle cet article du Monde Diplomatique consacré à l’éminence grise des gouvernements, Raymond Soubie (5).
L’État régionalise son emprise
La création des Agences régionales de santé n’a donc été qu’une strate législative de plus dans l’étatisation progressive du système de santé. « En 25 ans, droite et gauche ont toujours suivi cette ligne de recentralisation de la gouvernance. Mais en coulisses, le politique a été orienté par la haute administration. C’est elle qui a piloté les différents projets de loi qui ont atterri sur les bureaux des ministres de la Santé successifs ».
Tout a véritablement démarré avec les ordonnances Juppé qui ont créé les Agences régionales de l’hospitalisation (ARH) en 1996. A partir de cette date, le vent commence à tourner pour la démocratie sanitaire… « Autrefois, les chefs de service hospitalier avaient une grande liberté. Leur pouvoir était bien plus important que celui du directeur de l’hôpital pour gérer les ressources et organiser le soin. C’était le temps des grands mandarins, un système peut-être imparfait mais qui offrait tout de même une efficacité, au plus près des besoins. Du côté de la médecine de ville, le « colloque singulier » entre le médecin et son patient conférait une grande responsabilité aux praticiens mais aussi d’une grande liberté », commente Frédéric Bizard.
C’est le début de « l’hôpital–entreprise » où la logique libérale s’impose avec l’aide d’une administration puissante au-dessus des praticiens.
En 2009, nouvelle accélération. Les Agences régionales de santé, créées par la loi Bachelot (loi HPST, « Hôpital, patients, santé et territoire »), remplace les ARH. Mais elles absorbent aussi les directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS), les directions régionales des affaires sanitaires et sociales (DRASS), les unions régionales des caisses d'assurance-maladie (URCAM) et une partie de l'activité des caisses régionales d'assurance maladie (CRAM). Les ARS héritent d’un plus grand pouvoir que les ARH, au détriment des directeurs d’hôpitaux et du pouvoir local du maire sur l'hôpital de sa ville.
Depuis 2009, le pouvoir des ARS ne fait que s’étendre. La loi Touraine de 2016 fait de l’Etat le responsable du système de Santé et des ARS, ses simples relais. L’assurance maladie, quant à elle, doit désormais appliquer les décisions d’en haut, sans aucune marge de manœuvre, ni flexibilité.
Une technostructure étouffante
« Le fonctionnement des ARS est marqué par un excès de bureaucratie », déplorait en 2013 Guy Collet, conseiller en stratégie de la Fédération hospitalière de France (FHF), devant une commission au Sénat(6) «Cet excès de bureaucratie, c’est d’abord « le rythme de publication des instructions (plus d'une par jour ouvrable) auxquelles s'ajoutent les multiples communications par voie électronique ». Quant aux projets régionaux de santé (PRS), « certains font en moyenne plus de 1 000 pages et sont détaillés à l'extrême ».
Afin de répondre à l'enjeu de contrainte budgétaire, « les ARS vont très loin dans leurs relations avec les établissements. J'ai en tête l'exemple d'un contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens conclu entre une ARS et un hôpital qui contenait 1 000 objectifs et 200 indicateurs, parmi lesquels le taux d'allaitement dans la maternité : c'est une quasi-instruction ! (…) A cet égard, les ARS sont de véritables cimetières d'indicateurs... » Sous-entendu, on ne sait pas ce que deviennent ces indicateurs, ni comment ils sont utilisés. On ne sait pas non plus si les ARS sont elles-mêmes évaluées…
« Des ARH aux ARS, on est passé d'équipes d'état-major composées de 15 à 20 personnes à des équipes de 200 à 300 personnes travaillant presque uniquement sur l'hôpital », relate, devant cette même commission du Sénat, Cédric Arcos, directeur de cabinet de la Fédération hospitalière de France. « Les acteurs ont aujourd'hui un sentiment d'étranglement qui est dû notamment au nombre très important de circulaires, que nous avons évoqué, et d'inspections. Un grand CHU de l'Est a ainsi fait l'objet de 30 inspections en une année et a dû mobiliser quatre équivalents temps plein simplement pour les coordonner ».
Un pouvoir sur tous les soignants et les patients
Les ARS sont décisionnaires sur la quasi-totalité des domaines de la santé : veille sanitaire, gestion des urgences sanitaires, décision des créations de services ou d’établissement mais aussi des fermetures, organisation de l’offre de soin, organisation de la prise en charge des personnes âgées et du handicap, évaluation des professionnels de santé, tarification des établissements et services de santé (hôpitaux, SSIAD…) et médico-sociaux (maisons de retraite, Ehpad), mise en place des programmes de dépistage… Elles ont aussi la main sur le privé.
Ce sont aussi les ARS qui appliquent les orientations nationales comme le plan Cancer qui encourage l’inclusion de plus en plus de patients dans des essais cliniques(6). Elles veillent à l’application de protocoles de soin décidés en haut lieu dans des comités d’experts.
Ces protocoles standardisés laissent de moins en moins de place à la liberté thérapeutique des médecins et des patients. Certains dénoncent une médecine de plus en plus robotisée.
Quand l’Etat remplace les médecins
« Les ARS sont le symptôme de l’emprise de cette technostructure qui, au fil des années et des décrets (sans débat démocratique), a envahi l’ensemble du système de santé, analyse Frédéric Bizard. Nous allons vers une crise politique grave si le pouvoir ne remet pas en cause cette administration qui bloque toute innovation ou liberté de la part des soignants sur le terrain. Il y a de l’expertise en France, et de très haut niveau, elle vient des praticiens expérimentés qui savent développer de bonnes pratiques. Or l’État s’est substitué aux médecins. On mesure bien l’impasse de cette situation qui a abouti à une gestion catastrophique de la crise ».
« Cette bureaucratie médicale qui a littéralement pris le pouvoir est un gouffre financier, témoigne Gérard Délépine, chirurgien et auteur de Soigner ou Obéir, un livre consacré aux dérives du système médical(8). Il est faux de dire que l’hôpital manque de moyens. La solution n’est pas de donner plus d’argent mais de le redistribuer aux soignants. Il faut laisser les médecins soigner, leur donner des moyens pour cela et non les assommer de paperasses inutiles ou de réunions chronophages. Ceux qui font les réformes ne sont pas des médecins. Quand écoutera-t-on les professionnels ? Quel crédit accorder à un Ségur de la santé organisé par des gens qui ne reconnaissent même plus la liberté de soigner, et qui sont allés jusqu’à interdire l’usage des antibiotiques pendant l’épidémie, sans parler de la chloroquine ? ».
Faut-il supprimer les ARS ?
Comme on vient de le voir, elles ne sont qu’un symptôme d’une étatisation chronique depuis deux décennies. « Le gros problème, c’est qu’il n’y a pas de vision globale en santé publique, malgré de nombreux rapports… », déplore Frédéric Bizard. L’institut Santé propose une refonte en profondeur, qui demandera de repositionner le rôle de l’Etat et de remettre en place une gouvernance basée sur des territoires de santé plus autonomes.
« On nous parle de ces territoires de santé depuis 20 ans, mais volontairement on ne définit rien et on laisse le pouvoir à l’administration centrale. Or ces territoires de santé peuvent incarner une véritable démocratie sanitaire où l’ensemble des acteurs sont représentés et disposent de moyens pour de piloter les contrats d’objectifs. Ils seraient profondément responsabilisés et autonomes dans l’organisation de l’offre de soins, au plus près des besoins”.
« Il faut sortir de l’étatisation du système de santé et supprimer purement et simplement les ARS qui sont le bras armé du gouvernement ». Gérard Delépine demande de faire marche arrière toute et de revenir à un système tel qu’il existait au début des années 90. Ces propositions ambitieuses, comme d’autres qui émergent, seront-elles écoutées ? Beaucoup en doutent, à commencer par les soignants, encore dans la rue ce mardi 16 juin 2020 pour tenter de faire entendre leur voix dans le Ségur de la Santé.
1- https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/actualites-du-ministere/article/segur-de-la-sante-consultation-en-ligne
2- https://www.leparisien.fr/politique/les-agences-regionales-de-sante-ont-un-vrai-pouvoir-de-nuisance-le-coup-de-gueule-d-un-depute-lrem-09-04-2020-8296860.php
3- https://www.fredericbizard.com/biographie/
4- https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2009-4-page-79.htm#
5- https://www.monde-diplomatique.fr/2003/06/BALBASTRE/10213
6- http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20130318/mecss.html
7- https://www.pourquoidocteur.fr/Articles/Question-d-actu/5281-Plan-cancer-doubler-le-nombre-de-patients-dans-les-essais-cliniques
8- https://www.fauves-editions.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=38
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