L’expert est-il une menace pour la démocratie ? Se replonger dans l'oeuvre d'Edgar Morin
Il y a 21 ans, le sociologue et philosophe Edgar Morin qui vient de fêter ses cent printemps, s’inquiétait déjà de l’avenir de la démocratie dans un ouvrage intitulé "Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur", un livre dans lequel l’auteur tentait de repenser la politique éducative afin de mieux l’adapter à la complexité du monde. Préconisant une éducation fondée sur une approche beaucoup plus transdisciplinaire, indispensable si l’on veut que les générations futures saisissent les problèmes contemporains, Morin proposait de relier les savoirs, ce qui devait favoriser une approche plus complexe de la condition humaine, seule possibilité selon lui de développer l’altérité.
Depuis 70 ans, l’inventeur de la "pensée complexe" combat les approches disciplinaires trop étroites et limitées pour favoriser la multiplicité des points de vues. Très tôt, il intègre à l’intérieur de sa démarche des outils méthodologiques et des concepts venant d’autres disciplines. Pointant très tôt les dangers de l’ultra-spécialisation et du cloisonnement des connaissances, des techniques et du savoir, Morin craint que la division du travail scientifique aboutisse à une fragmentation technoscientifique de l’humain où « le citoyen qui n’a eu le droit que d’acquérir un savoir spécialisé en faisant des études ad hoc » se retrouve « dépossédé en tant que citoyen de tout point de vue englobant et pertinent ».
Plaçant l’homme au centre de ses préoccupations, sa démarche est anthropologique. En effet, depuis son essai "L’homme et la mort", paru en 1951, Edgar Morin tient un discours sur la multiplicité des réalités, sur la nécessité de regarder au-delà et entre les disciplines elles-mêmes, une approche intellectuelle qui correspond à son intuition de base selon laquelle le réel est plus riche et vaste que ce que nous connaissons. Cela implique de se décentrer pour chercher à rassembler des éléments de connaissance venant des disciplines les plus variées comme l’histoire, la religion, la connaissance des mythes, la biologie ou encore la psychanalyse. Rien de la nature et des institutions de l’homme ne doit lui être étranger.
Pour cela, il dénonce le phénomène grandissant des experts dans le débat public qui engendre une conception égoïste et réductrice de l’homme, ce qui constitue pour lui une véritable menace pour nos sociétés démocratiques. Décloisonner pour ouvrir le champ des possibles est le seul moyen pour lui de lutter contre les fractures. Et elles sont multiples ! À commencer par les fractures géographiques entre les pays riches et les pays pauvres, mais également à l’intérieur d’un même territoire ou encore entre « une nouvelle classe », celle des sachants autoproclamés qui « empêchent la démocratisation de la connaissance ».
Si Edgar Morin n’a jamais été classé parmi les penseurs « déclinistes », il ne se prive pas de dénoncer la perte de repères et même s’il se veut toujours combatif, le constat est amer. Cet éveilleur qui n’a cessé de dénoncer la réduction de la politique à l’économie et à la technique, s’inquiète d’une démocratie qui dépérit à mesure que ses institutions sont vidées de leur sens.
L’histoire récente de l’évolution de nos institutions européennes, a montré ce qu’a signifié l’expertise et une politique mise en œuvre en dehors de tout contrôle démocratique, ce qui ne manque pas de favoriser la corruption.
Pourtant, si l’on remonte aux origines de la démocratie, on s’aperçoit que l’expert n’a pas toujours eu la légitimité qu’on lui confère aujourd’hui. Dans la Grèce antique, savoir et pouvoir étaient séparés et ceux qui avaient une expertise servaient l’État comme fonctionnaires policiers, archivistes, scribes ou vérificateurs de monnaie. Précieux pour la Cité, ils jouissaient de conditions décentes mais restaient la propriété des citoyens grecs qui n’avaient pas le même savoir spécialisé mais détenaient le pouvoir politique.
Chacun l’aura compris, la question n’est pas de regretter l’esclavage. Mais cette conception de la démocratie qui enlève le pouvoir à ceux qui ont en charge l’administration de la Cité, tout à fait à l’opposée de celle verrouillée et viciée que nous connaissons aujourd’hui, ne peut laisser indifférent.
À l’heure où de plus en plus de décisions importantes sont confiées à des cabinets de conseil dont la légitimité provient du respect des intérêts économiques et où la figure de l’expert est toute puissante, il devient urgent de découvrir ou de redécouvrir la pensée vivifiante et limpide d’Edgar Morin.
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