Mai 1948, Joseph Kessel assiste à la naissance d’Israël
"A HAÏFA, j’ai obtenu le visa d’entrée n°1 de l’Etat d’Israël", titre France-Soir en Une de son édition du mercredi 19 mai 1948. La citation est de Joseph Kessel.
L’écrivain et grand reporter ajoute: "Et mon avion fut le premier à toucher le sol de la Palestine libre".
A l’époque, l’expression "Palestine libre" n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui, c’était plutôt l’inverse: cinq jours auparavant, le 14 mai, David Ben Gourion, chef de la communauté juive, a proclamé l’indépendance du nouvel Etat d’Israël.
La Palestine, sous mandat britannique depuis 1922, avait fait l’objet d’un plan de découpage approuvé par l’ONU en novembre 1947. Mais ce plan avait été rejeté de part et d’autre et le conflit entre juifs et arabes s’était immédiatement amplifié.
La déclaration d’indépendance de ce 14 mai 1948, à la veille de la fin du mandat britannique, a été une nouvelle étape dans l’escalade de ce conflit, entraînant la mobilisation des armées des pays arabes de la région (Egypte, Irak, Jordanie, Syrie).
C’est dans ce contexte de guerre que Joseph Kessel débarque donc à Haïfa, ce 18 mai. "Un des plus grands écrivains français, Joseph Kessel, reprend, pour la première fois depuis 1940, la tâche de correspondant de guerre pour apporter à nos lecteurs son témoignage sur le grand drame qui déchire la Palestine", explique un long encadré sur la colonne gauche de la Une du journal, orné d’une photo de l’écrivain s’apprêtant à prendre l’avion.
Jospeh Kessel, "engagé volontaire dans l’aviation dans la Première guerre mondiale, puis en 1942 dans les Forces françaises libres, a parcouru le monde pour verser à l’Histoire de notre temps des dossiers où l’aventure prend une valeur de document sans rien perdre de son intensité", ajoute France-Soir.
Agé à l’époque de 50 ans et auteur déjà d’une cinquantaine de livres (dont L'équipage, Les captifs, Belle de jour, Le coup de grâce, L'armée des ombres, La passante du Sans-Souci), Kessel a collaboré avant la guerre à Détective, Marianne, Le Figaro et surtout Gringoire, l’hebdomadaire politique de droite qu’il a co-fondé en 1928.
Fils d’immigrés juifs d’origine lituanienne, il a quitté Gringoire quand celui-ci a accentué ses prises de position pro-Vichy et anti-juifs. Il est alors entré dans la Résistance et a notamment co-écrit, avec son neveu Maurice Druon, les paroles du Chant des partisans.
Correspondant de guerre, d’abord lors de la guerre d’Espagne puis en 1939-40, il a couvert pour France-Soir, en 1945 et 1946, le procès Pétain et le procès de Nuremberg.
"Nos lecteurs qui se souviennent des articles saisissants que Joseph Kessel écrivit dans nos colonnes sur le procès Pétain et sur celui de Nuremberg, vont suivre désormais au jour le jour la lutte des Arabes contre le nouvel Etat d’Israël: et par les câbles de notre envoyé spécial Hervé Martial qui, comme il le fait depuis deux semaines, suivra l’actualité du combat; et par ceux de Joseph Kessel qui fera vivre sous leurs yeux les êtres de chair et de sang, protagonistes d’une tragédie qui renouvelle en plein XXe siècle les temps bibliques", écrit le journal de Pierre Lazareff.
En bas à droite de la première page de ce 19 mai, le quotidien fait le point sur les combats sur place, sous le double titre: "Bataille acharnée pour Jérusalem. Les ’’lieux saints’’ sont menacés de destruction".
Et une grande partie de la Une est donc consacrée au reportage de Joseph Kessel, dont voici les premiers paragraphes:
"Tel-Aviv, 18 mai (par câble). ’’Allo, allo, Haïfa Tower? Allô, allô, Haïfa Tower?’’.
"Les six passagers du ’’Petrel’’, petit avion qu’ils avaient loué à Paris pour essayer d’atteindre la Palestine en ces jours difficiles, écoutaient anxieusement leur pilote appeler en plein ciel le poste de contrôle du terrain de Haïfa. A l’horizon, dans la brume de chaleur, on devinait les neiges du mont Hermon et les lignes de la côte.
"Le pilote serra davantage contre ses oreilles le casque d’écoute, puis tourna vers nous son profil d’oiseau.
"’’Ordre de se poser à Haïfa’’, dit-il.
"Je regardai mes compagnons de route et je les sentis tous liés par la même inquiétude. C’était à Tel-Aviv que nous voulions atterrir. Tel-Aviv appartenait entièrement aux juifs. Dans Haïfa, zone d’embarquement pour les troupes britanniques, que ferait-on de nous, à qui le visa anglais avait été refusé?
"– Insistez pour Tel-Aviv, demandai-je au pilote.
"Il tourna la tête et dit:
"– C’est formel: Haïfa et pas ailleurs.
"Un homme brun, tout en nerfs, qui était assis derrière moi, gémit presque:
"– Avoir attendu cela pendant 2.000 ans et peut-être pour rien…
"Quand l’avion cessa de rouler sur la piste cimentée, trois garçons, en chemise et en short kaki, uniforme de tous les pays chauds, se dirigent vers nous.
"– D’où venez-vous?, demanda brièvement leur chef.
"Il parlait anglais, mais avec un accent.
"Alors, l’homme brun tout en nerfs se mit à lui donner des explications, très vite, dans une langue aux syllabes singulières, et le visage de l’autre s’éclaira profondément. Et il répondit dans la même langue. Notre camarade de route, passant de l’hébreu au français, s’écria alors:
"– Ce sont des juifs! Les Anglais leur ont cédé ce matin le contrôle civil de l’aérodrome. Notre avion est le premier à toucher le sol de la Palestine libre, de l’Etat d’Israël, et nous sommes les premiers passagers…
"Les premiers: ces mots, qu’il prononçait avec un frémissement religieux, semblaient inscrits tout autour de nous, sur les visages, dans les yeux, dans l’attitude des gens. Le premier contrôle, la première police, la première douane de l’Etat d’Israël. En uniforme ou en civil, tous ces hommes portaient sur eux une joie grave, l’expression éblouie des grands commencements.
"Leur émotion passa un peu en moi lorsque le garçon, jeune, roux et rude, apposa sur mon passeport, en caractères hébraïques et avec un timide et tendre sourire, le visa d’entrée de l’Etat millénaire qui venait d’être ressuscité, et me dit:
"– Vous en avez de la chance! C’est le visa numéro 1 de notre pays.
"Puis des voitures furent appelées de Haïfa pour nous conduire à Tel-Aviv. (…)"
Joseph Kessel collaborera plusieurs années à France-Soir, avant de se brouiller avec son directeur Pierre Lazareff.
Le Kessel journaliste, en cet âge d’or des "grands reporters" de la presse écrite, fera notamment des reportages en Afrique, en Birmanie, en Afghanistan.
Le Kessel écrivain, auteur notamment du Lion en 1958, sera élu à l’Académie française en 1962.
Joseph Kessel est mort d’une rupture d’anévrisme le 23 juillet 1979, à l’âge de 81 ans.
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