L'intérêt à agir
Sous « Le coup d'État d'urgence permanent » que nous vivons depuis bientôt deux ans, la mode juridique est l'irrecevabilité : l'entremise par le truchement de laquelle la justice s'affranchit de son devoir d'aller au fond des choses. « D'examiner l'affaire au fond », dit-on.
C'est une tendance pour le moins regrettable pour la manifestation de la vérité ; but premier de la justice dans l'esprit du justiciable. D'autant plus que, la tendance est exactement contraire, lors des procès hautement médiatiques.
Ces procès sont la vitrine de la justice. De ce fait, juges du siège et représentants du parquet, les magistrats qui officient lors de ces procès, justifient leur insistance à reposer telle question qu'ils estiment fondamentale pour trancher le nœud gordien en l'espèce. Ils justifient, cette insistance, en rabâchant à l'infini, telle une écholalie, que
la manifestation de la vérité est la sacro-sainte mission de la justice.
Voilà pour la vitrine. Cependant, en arrière-boutique, à savoir pour ce qui est du traitement des affaires que la justice préfère examiner en catimini, c’est généralement l’inverse.
En arrière-boutique, crise du covid et état d’urgence obligent, la mode juridique, est bien l’irrecevabilité. Dans cette nouvelle mode juridique, le vêtement phare, c'est l'intérêt à agir. Plus exactement, le défaut d'intérêt à agir. Et force est de constater que le tissu dont est fait ce vêtement, est très extensible. Ultra extensible, même. Car la justice arrive à faire le grand écart, avec l'intérêt à agir.
La différence d'interprétation que la justice est capable d'avoir de la notion de droit à agir, selon les affaires, cette différence force le respect, même au sein des contorsionnistes les plus aguerris.
Le petit Grégoire confirme
Prenons quelques exemples :
En 2008, dans le procès qui a été fait à Charlie Hebdo et Philippe Val, pour la publication de caricatures de Mahomet, la justice a estimé que le détenu qui s'était constitué partie civile dans ce dossier, depuis la cellule où il purgeait une peine criminelle de trente ans de prison pour assassinat ; dans cette affaire, la justice a estimé que ce détenu a satisfait à l'obligation de justifier d'un intérêt à agir, simplement en affirmant ceci « J'étais musulman au moment des faits. »
Et la justice s'est montrée encore plus élastique, envers ce sien fondement, dans une affaire encore plus médiatique : le procès d'Yvan Colonna. Les magistrats craignant beaucoup (ça aussi, c'est tendance) d'être taxés d'homophobie en public, voici ce qu’ont fait ceux qui ont statué ce jour-là. Ils ont accepté la participation d’un détenu dans ce procès, toujours au regard de l'intérêt à agir, alors que pour rapporter « la preuve » qu’il avait intérêt à agir dans cette affaire, ce détenu s’est contenté d’affirmer qu'il était l'amant du préfet Érignac, (sic), cela sans en apporter ne serait-ce que le début d'une preuve, en l'occurrence. Magnifique !
Ces derniers temps, sur l’intérêt à agir, la justice est capable d’avoir un positionnement totalement inverse. Notamment, concernant les actions où un citoyen demande des comptes à nos dirigeants concernant la gestion de la crise de la covid. L’exemple ci-dessous est la « parfaite » illustration d’une utilisation de l’intérêt à agir particulièrement alambiquée.
Oui. « c’est du brutal ! » comme dit Bernard Blier dans « Les Tontons Flingueurs » et la scène mythique dite « de la cuisine ».
Petit rappel des faits.
Hasard du calendrier ou manière détournée de déclarer sa flamme, ce n'est pas le chemin le plus court (la ligne droite), que Monsieur Lagauche, avocat général à la Cour de cassation en poste à la Cour de justice de la République, a usé de l'artifice du défaut d'intérêt agir, le 14 février de cette année.
En effet, dans sa lettre à Maître Protat, le jour de la Saint-Valentin, il a déclaré ceci, pour justifier le fait qu'il ne donnera pas de suite à la plainte dont le client de la susnommée pensait pouvoir saisir à la Cour de justice de la République, contre Olivier Véran, ministre de la Santé et des Solidarités, une plainte pour détournement de fonds publics et favoritisme dans l'octroi d'un marché public.
Bon, c’est vrai : l’affaire porte sur à peine quelques centaines de millions d'euros. Une broutille par les temps qui courent. Bruno Le Maire, ministre de l'Économie, nous en a collé, lui, pour plusieurs centaines de milliards depuis le début de la crise de la Covid. Cela alors que, juste avant celle-ci, il avait affirmé qu'il lui était impossible de trouver 24 milliards, pour boucler la réforme des retraites sans devoir sinon porter l’âge légal du départ à la retraite au-delà de 75 ans. J’exagère à peine.
Revenons à l’affaire qui nous intéresse aujourd’hui : « Olivier Véran / Covid-19 / détournement de fonds public et favoritisme dans l’octroi d’un marché public. »
Pourquoi ai-je affirmé tout de go que, dans cette affaire, Monsieur Lagauche, avocat général à la Cour de cassation en poste à la Cour de justice de la République (CJR), n’a pas hésité à « se risquer sur le bizarre » ?
Et bien tout simplement parce que, Monsieur Lagauche a évoqué l’affaire au fond, ceci pour confirmer la décision par laquelle, le 24 janvier 2022, la commission des requêtes de la Cour de justice de la République a déclaré cette plainte irrecevable pour défaut d’intérêt à agir :
- s’agissant du délit de détournement de fonds publics, Monsieur Lagauche considère que les faits qui sont reprochés à Olivier Véran ne sont pas établis ;
- et s’agissant du délit de favoritisme dans l’octroi d’un marché public, Monsieur Lagauche considère que même si les faits reprochés étaient bel et bien établis, qu’importe, ces faits ne sauraient pouvoir matérialiser ce délit.
Mais fichtre, diable, bigre et diantre ! Dire que les faits reprochés ne sont pas établis ou ne matérialisent pas le délit concerné, c’est examiner l’affaire au fond. Or, excusez-moi si je me trompe, le défaut d’intérêt à agir ne peut aucunement avoir trait avec l’examen de l’affaire au fond. Ben non !
Le défaut d’intérêt à agir a uniquement trait avec l’examen de l’affaire en la forme. À savoir, pour déterminer si oui ou non la personne qui porte plainte est recevable à le faire, au regard donc du fait, non pas que les faits reprochés sont ou ne sont pas établis, ou s’ils matérialisent ou non l’infraction concernée (ça, c'est l’examen de l’affaire au fond), mais au regard du fait que, oui ou non, les faits reprochés ont causé un préjudice personnel, direct, certain et immédiat, et distinct du préjudice social (ça, c'est l’examen de l’affaire en la forme).
Et pour ce qui est de l’examen de l’affaire en la forme, qu’importe que les faits soient effectivement établis ou pas, et qu’importe pareillement que les faits reprochés matérialisent ou pas l’infraction concernée.
Pourquoi ? Parce que c’est dans cet ordre que la justice doit se prononcer : d’abord elle statue sur la recevabilité de la plainte au regard de l’intérêt à agir (« régularité de la plainte en la forme »), et c’est seulement après avoir statué sur la régularité de la plainte en la forme, que la justice peut examiner l’affaire au fond. À savoir déterminer, premièrement si oui ou non les faits reprochés sont établis, et deuxièmement déterminer si ces faits, à les considérer établis, matérialisent ou non l’infraction concernée.
Ainsi, certes, dans l’affaire Olivier Véran, Covid-19 et Cie, l’avocat général peut affirmer que, selon lui, les faits reprochés ne sont pas établis ou ne matérialisent pas l’infraction concernée ; c’est-à-dire examiner l’affaire au fond, préjuger de cela.
Mais comme invoquer que les faits reprochés ne sont pas établis ou ne matérialisent pas l’infraction concernée, c’est examiner l’affaire au fond, et non pas statuer sur la régularité de l’affaire en la forme, un avocat général ne peut aucunement invoquer le fait que (selon lui) les faits reprochés ne sont pas établis ou ne matérialisent pas l’infraction reprochée pour statuer sur la régularité de l’affaire en la forme. À savoir si ou non la plainte est irrecevable pour défaut d’intérêt à agir.
Or, invoquer le fait que, selon lui, les faits reprochés à Olivier Véran dans cette affaire, ne sont pas établis ou ne matérialisent pas l’infraction concernée, pour statuer sur la régularité de l’affaire en la forme, c’est bien ce que Monsieur Lagauche a fait dans cette affaire : il a invoqué ce fait pour confirmer la décision par laquelle, le 24 janvier 2022, la commission des requêtes de la CJR a déclaré irrecevable pour défaut d’intérêt à agir, la plainte contre Olivier Véran.
Mais ce n’est pas tout. L’utilisation biscornue de l’intérêt à agir que peut avoir la justice, n’est pas circoncise à cette transposition, donc, de l’intérêt à agir, dans l’examen de l’affaire au fond… à l’occasion de l’examen de la régularité de l’affaire en la forme.
La notion d’intérêt à agir telle que la justice l’impose au justiciable, ça aussi, c'est coton !
Et ça, à l'instar de la notion d'urgence, la notion que la justice a de l'intérêt à agir, est très différente de celle qu'en a le justiciable. Le justiciable lambda, le citoyen de base qui croit que la justice est là pour servir l'équité, réparer les torts, et rendre au propriétaire véritable et légitime, ce qui lui revient de droit. Ça, c'est la théorie. En pratique, la réalité, parfois, est « un peu » différente.
Et c'est le plus fréquemment à travers la définition que la justice donne de l'intérêt à agir, impose au justiciable, qu'intervient cette différence notable que, malheureusement, on peut donc bel et bien constater, de ce fait, entre d'une part, ce que la personne qui s'estime lésée devrait être en droit de pouvoir obtenir de la justice, et, d'autre part, ce que, finalement, la justice lui consent.
En effet, qu'il s'agisse de sa partie administrative - à savoir celle qui est placée sous l'autorité du Conseil d'État, ou de sa partie judiciaire - celle placée sous l'autorité de la Cour de cassation, l'interprétation de l'intérêt à agir que la justice impose au justiciable est hyper restrictive, comparée à la quintessence de ce que tout citoyen devrait être en droit d'obtenir de la justice : la justice.
Oui. Justice au sens commun du terme, c'est-à-dire ce qui est juste, équitable, légitime, dû.
Et pour cause ! Pour la justice, une personne est recevable à la saisir uniquement si cette personne rapporte la preuve qu'elle a « intérêt à agir. » Et rapporter cette preuve doit obligatoirement consister en ceci : démontrer que les faits invoqués par cette personne, lui ont causé un préjudice « personnel, certain, direct et immédiat, et distinct du préjudice social. »
Ah merrRRde ! C'est quoi ça ? Non parce que, oui, je suis comme vous, je croyais bêtement que pour pouvoir agir en justice, il fallait juste penser que telle norme ou telle décision (justice administrative) est illégale, ou que tels faits constituent une violation de la loi au sens large (justice judiciaire) : constitution, loi, décret, etc.
Et bien non ! Pour pouvoir agir en justice, il faut justifier d'un préjudice personnel, certain, direct et immédiat, et distinct du préjudice social. Mais qu'est-ce pour la justice, un préjudice personnel, certain, direct et immédiat, et surtout distinct du préjudice social ?
« Préjudice », ça c'est facile. C'est le tort, la perte, le vol, la souffrance et compagnie que la personne estime avoir subi du fait de tels faits qu'elle affirme être intervenus.
« Personnel, certain, direct et immédiat », c'est plus compliqué. Et surtout, c'est là que le bât commence à blesser.
Je m'explique. Que la justice exige de la victime revendiquée qu'elle rapporte la preuve d'un préjudice personnel, quelque part, c'est normal : en droit français, on ne peut agir que pour son propre compte. Néanmoins, c'est plutôt regrettable. Oui, car dans nombre de situations, il serait justice qu'on pût agir pour autrui.
En droit administratif, par exemple, pourquoi devoir attendre d'avoir été lésé par telle norme ou telle décision, pour pouvoir en contester la légalité ou le bien-fondé ? Ce n'est pas normal. Ce n'est pas logique. C'est antinomique de la notion d'État de droit. Pardi !
La définition de l'État de droit est que toute décision de justice et toute norme doit respecter les règles de droit sur le fondement desquelles elles sont intervenues, et doit intervenir dans l'intérêt général.
En cela, tout citoyen devrait pouvoir contester toute décision de justice et toute norme, qu'il estime être contraire à ces règles ou contraire à l'intérêt général, quand bien même l'opposition de cette décision ou l'application de cette norme ne lui a pas causé ou pas encore causé préjudice.
Pourquoi ? Parce que, force de la chose jugée oblige, c'est-à-dire dès lors qu'elle est devenue définitive, une décision « fait jurisprudence ». Cette décision s'impose à toute personne comme étant l'interprétation que la justice donne de la norme en vigueur, y compris donc les 67 millions de citoyens, les 67 millions de justiciables qui eux n'étaient pas partie au litige dans l'affaire qui a accouché de cette décision de justice.
Et il en est pareillement de la norme. Qu'importe qu'elle ait été édictée ou pas, spécifiquement pour telle catégorie de personnes ou pour telle situation ; comme en tant que citoyen, nous sommes tous enclins à pouvoir un jour ou l'autre intégrer cette catégorie de personnes ou à nous retrouver dans la situation concernée, tout citoyen devrait pouvoir contester la légalité ou le bien-fondé de toute norme avant que l'opposition de cette norme ne lui ait causé un préjudice ; le fameux préjudice « personnel, certain et immédiat, et distinct du préjudice social », que, en l'état, la justice impose aux citoyens de démontrer l’effectivité, pour être recevables à la saisir.
Car rappelons-le, en plus de devoir rapporter la preuve d'un préjudice personnel, le justiciable doit également rapporter la preuve de trois ces autres éléments.
Premièrement, que ce préjudice est incontestable, effectif, véritable, et non pas simplement supputé, putatif, estimé réel et patent par la personne qui l'invoque. Deuxièmement, que ce préjudice lui a été causé directement par la norme qu'il conteste ou les faits qu'il invoque, et non pas indirectement, par ricochet. Et troisièmement, le justiciable doit aussi rapporter la preuve qu'il n'agit pas là dans un domaine où seul un représentant de l'État est habilité à agir, à savoir un domaine où - j'aimerais bien savoir pourquoi - le législateur (députés et sénateurs) a décidé que le citoyen de base n'a rien à dire, ni encore moins le droit contester quoi que ce soit.
Je suis d'accord avec vous : il est grand temps de changer tout ça. Il est grand temps d'édicter des règles qui font que la justice est au service des citoyens, qu'elle statue en équité et dans un délai raisonnable, et qu'elle se prononce en priorité en fonction du bon sens et de la raison. À défaut, nous sommes réellement rentrés dans l’ère du métaverse ou le « faux » est le « nouveau vrai ». Je vous en reparlerai une prochaine fois, c'est promis. Je vous laisse juges, de savoir, si selon vous j’ai peu ou prou, intérêt à agir.
En attendant, j’ai soudain cette question qui me taraude.
L’irrecevabilité, cette impossibilité de se rapprocher d’elle que la justice nous impose dans les dossiers qui sont liés au covid, ne serait-ce pas là, de fait, un geste barrière ?
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