En Russie, plusieurs hauts responsables de l'enseignement numérique ont été interpellés

Auteur(s)
Karine Béchet-Golovko, pour FranceSoir
Publié le 08 octobre 2021 - 19:00
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marina rakova
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RT France / RIA / Evgeny Biyatov
Marina Rakova, ancienne vice-ministre de l'enseignement avant d'entrer à Sber.
RT France / RIA / Evgeny Biyatov

TRIBUNE - Alors que Gref et la Sberbank qu'il préside sont les fers de lance de la destruction de l'enseignement en Russie, sous couvert d'innovation technologique et de virtualisation (dans tous les sens du terme), la vice-présidente de Sberbank, en charge de l'enseignement, a été interpellée pour détournement de fonds, en compagnie de trois autres dirigeants. Le signal politique est d'autant plus fort, qu'au même moment est arrêté pour trahison d'État le fondateur d'une compagnie IT, devant s'occuper de la sécurité informatique, notamment des ministères de l'Intérieur et des Affaires étrangères, du gouvernement de Moscou et d'autres structures publiques importantes. Peut-on espérer une prise de conscience ou, au moins, le réveil de l'instinct de survie ?

La Sberbank (plus grande banque de Russie) et son patron Herman Gref, ont toujours été les fervents promoteurs de "l'enseignement du futur". Le futur est ici compris de manière assez primitive : avec des écrans et des plateformes électroniques d'apprentissage, sans diplôme de fin d'études, sans livre ni texte, les enfants devant enseigner aux adultes, etc. C'est le fameux programme "Enseignement-2030". Selon le discours médiatique en Russie, ce programme aurait été créé en 2018 par l'Agence des initiatives stratégiques, dont Gref fait partie, avec la participation de consultants étrangers. Certes, mais il ne faut pas non plus négliger l'étrange concomitance des dates, avec la parution du programme de l'OCDE "L'enseignement-2030", qui sort en russe également cette année-là, et qui porte les mêmes lignes progressistes.

Si ces dérives technologistes étaient restées principalement enfermées dans ces esprits "futuristes" (des années 50 du siècle dernier), l'apparition du Covid et l'ampleur politique de la gestion de cette question sanitaire a permis de donner vie à tous ces fantasmes. Sberbank a d'ailleurs directement utilisé la crise pour, comme un bon dealer, brancher les écoles et les élèves "gratuitement" sur sa plateforme "d'enseignement".

Mais pour que ce phénomène puisse prendre une telle ampleur, pour que la Russie sombre dans la folie numérique et remette en cause la qualité de son enseignement, il a fallu que ces personnes, depuis des années, prennent position dans le système étatique. L'arrestation de quatre figures importantes autour de Gref, en charge de l'implantation dans les écoles du numérique, est à réfléchir sur les intentions futures du pays.

Ainsi, Marina Rakova, née en Ukraine à l'époque soviétique et ayant fait ses études à Lvov avant de faire sa carrière en province russe, puis à Moscou, a connu une progression fulgurante après 2014, date à laquelle elle était justement dans cette Agence des initiatives stratégiques, en charge de l'enseignement complémentaire. En octobre 2018, alors que le programme "Enseignement-2030" a vu le jour en Russie, elle devient vice-ministre de l'enseignement, à la tête de la réalisation du projet national "Enseignement", très bien financé. C'est à ce moment-là, qu'elle passe un contrat juteux avec une "université" privée russo-britannique pompeusement appelée Haute école moscovite des sciences sociales et qu'elle fait le lobbyisme du Fond du développement des nouvelles formes d'enseignement dans le cadre du programme très progressiste de "l'enseignant du futur". Tout ce merveilleux monde du futur et du progrès se termine par un banal détournement de fonds publics à grande échelle ... C'est manifestement le seul bénéfice réel que puisse apporter l'enseignement numérique.

Mais il est vrai qu'elle ne reste pas longtemps au ministère, Gref la récupère à la Sberbank, où exactement au moment du confinement et du passage forcé à la distance salvatrice, elle est nommée le 17 mars 2020 vice-présidente et dirige le programme "Plateformes numériques de l'enseignement" - celui, qui va être distribué dans les écoles à l'initiative de Gref. Ce mois d'avril, elle devient également la directrice de la principale maison d'édition des manuels scolaires en Russie. Après avoir été interrogée par les enquêteurs, elle a discrètement disparu, d'aucuns la signalait en Ukraine, mais elle vient de se rendre à la justice.

Avec elle autour de Gref à la Sberbank, trois autres responsables de la question de la virtualisation de l'enseignement en Russie sous couvert de progrès ont été interpellé et cela, alors que le fondateur d'une grande compagnie devant s'occuper de la cybersécurité de ministères russes et d'institutions sensibles se retrouve inculpé pour trahison d'État.

La Russie aurait-elle un sursaut de survie ? C'est ce que l'on peut souhaiter, car sans protéger et garantir l'éducation, ce sont toutes les ressources stratégiques du pays qui s'épuisent. Un pays, c'est son peuple. Il ne peut y avoir d'élites nationales fortes avec une population décérébrée. Le mythe du double enseignement, par ailleurs défendu par Marina Rakova, celui d'un enseignement qui deviendrait inévitablement différencié entre une bonne qualité pour les élites et une formation de base pour la masse, est un mythe auquel aucun pays souverain ne peut survivre - il n'y aurait plus personne pour former ces fameuses élites. Il n'y aurait donc plus personne à l'intérieur du pays pour gouverner.

 

D'origine française, le Professeur Béchet-Golovko est spécialiste de droit public et enseigne actuellement à Moscou. Elle est également rédactrice du blog Russie Politics et auteur de Russie. La Tentation néo-libérale (L'Harmattan, 2018).


Liens :

Kommersant sur les arrestations

Le rôle de Sberbank aux côtés du World Economic Forum de Davos pour Cyber Polygon

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