L’armement occidental, une affaire d’état impératif ou d’impératif d’État ?
TRIBUNE/ANALYSE - "Les Européens reproduisent-ils les erreurs des Etats-Unis pour ‘rationaliser’ l’industrie de défense ? ". Cette très bonne interrogation sur l’état de l’industrie de la défense en Europe est le titre d'un article initialement publié sur le site Meta-Défense et republié par la suite par Strategika. Commençons par donner un aperçu du papier en référence avant de nous lancer dans une analyse plus approfondie.
Les États-Unis, à partir de 1993, ont décidé de rationaliser leurs coûts dans le domaine de la défense. Pour ce faire, ils ont fusionné 50 groupes en compétition en cinq et ont, bien entendu, diminué le nombre d’équipements similaires issus de plusieurs fournisseurs (avions de combat, chars, sous-marins, bâtiments de surface, etc.).
Cela a créé des monstres industriels avec une puissance telle, dans un monde érigé sur le lobbying, que l’efficacité du système s’est effondrée et, par exemple, le missile Stinger est passé de 25.000 dollars l’unité à 400.000 dollars.
Évidemment, la performance n’a pas augmenté en proportion. L’Europe, en bon vassal, s’est empressée de suivre le mouvement et a dû essayer, politique oblige, de construire des programmes en coopération; Eurofighter hier pour l’aviation et SCAF (Système de Combat Aérien du Futur, ndlr) aujourd’hui, pour ne considérer qu’un secteur qui nous servira de référence. On devrait donc s’attendre, à terme, à ce que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Et ajoutons ici le retour d’expérience ukrainien : même si l’on se réfugie derrière l’obsolescence des matériels fournis, on a du mal à cacher une faiblesse pathologique des armements occidentaux face aux Russes actuellement, mais y compris aussi aux soviétiques, pourtant largement dépassés.
Essayons d’analyser les raisons fondamentales de tout cela. Nous tenterons ensuite de dégager une voie de sortie d’une ornière bien profonde. Tout d’abord, et cela est écrit dans l’article de Meta-Défense noir sur blanc, le dispositif étasunien a pour but initial d’extirper de l’argent et de permettre aux acteurs de faire des profits colossaux.
L’objectif primaire n’est donc ni la performance, ni la qualité, ni la robustesse, ni l’utilité, etc. En faisant cela, le système ôte à la défense son immunité à ce que j’appelle "la loi de la moyenne" et qui veut que dans un marché civil basé sur l’argent, les concurrents finissent tous par fabriquer les mêmes produits, pour les mêmes coûts avec des performances identiques, tant techniques qu’économiques (1).
Cela peut être observé dans le secteur de l’automobile par exemple, malheur à celui qui a oublié l'emplacement de sa place de parking de supermarché, tellement tous les véhicules se ressemblent. Ce phénomène a été amplifié, dès 1990, par l’introduction de la doctrine qui a consisté à imposer des technologies dites duales, donc provenant des productions civiles, au motif de faire baisser les coûts. Là encore, cela provoque une accélération de la convergence des acteurs vers la moyenne (cf. note précédente). Un fait qui s’est largement vérifié sur le champ de bataille européen puisque, visiblement, et cela n’a été perçu par personne, les Russes ont détruit avec la même facilité les tanks Léopard et les Bradley.
Il en est et sera de même pour les munitions longue portée, d’où qu’elles proviennent et toutes les autres fournitures dont bénéficieront les Ukrainiens... Néanmoins, la stratégie américaine n’avait pas initialement pour but tant une guerre meurtrière avec une grande puissance, que d’asservir le continent européen. En effet, en amortissant les coûts de développement sur une production colossale et en vendant sa camelote au prix marginal, l’Oncle Sam ne pouvait trouver de rival sérieux du côté opposé de l’Atlantique, quelle que fût la qualité du concurrent.
Si l’on ajoute des pots-de-vin à certains pays corrompus de notre continent, la vassalisation rampante via l’OTAN qui, de facto et dans les traités européens, celui de Lisbonne en particulier, devient le pilier de notre défense, on ne pouvait fonder d’espoirs sur rien. L’histoire nous apprend que nos partenaires, tous, se fournissent en priorité en Amérique, y compris quand il y a des produits en développement chez nous et même en collaboration, comme on a pu le voir avec l’Allemagne qui achète du F35 alors qu’elle voudrait diriger le SCAF. Le lobbying des Lockheed Martin, Raytheon et autres à Washington, trouve ses conséquences à Paris, Berlin, Varsovie et j’en passe...
Mais j’aimerais maintenant insister sur un point crucial que j’avais abordé dans mon ouvrage sur la défense de 2008 (2). En effet, et Meta-Défense approche ce sujet à mon avis d’une manière erronée : il y a la question de la diversité initiale de l’Europe en matière d’armements et, donc, de la réplication des études et les biens finaux. Citons l’article :
"À titre d’exemple, aujourd’hui, 4 industriels européens (TKMS, Kockums, Navantia et Naval Group) conçoivent des sous-marins à propulsion conventuelle ou AIP, alors que 6 grands bureaux d’étude navals (les 4 précédemment cités ainsi que Damen et Fincantieri) conçoivent des frégates, destroyers et grands navires de combat de surface.
Les dépenses répliquées de R&D sont évidentes, et pourraient de fait être économisées au profit de plus de matériels pour les armées, et de moins de dépenses pour les gouvernements souvent exposés à d’importants déficits publics."
De quoi se plaint-on ici ? De la duplication des R&D ? Que cela coûte trop cher ? Mais quel est le but ultime d’une R&D ? Il semble que 99 % des gens sinon plus ne se sont jamais posé cette question. Or, si l’on y réfléchit bien, l’unique finalité de la R&D est d’acquérir de la connaissance. Où est alors le problème ? Il est très simple ! Ce que notre système économique valorise, c’est la seule vente de biens ou de prestations, mais augmenter le niveau de savoirs de la population ou d’une partie, on ne sait pas le valoriser.
Nous en avons d’ailleurs un exemple térébrant avec l’école. Tandis que la France, avec l’Union soviétique, a eu un des meilleurs systèmes éducatifs au monde, les gouvernements successifs l’ont sabordé tant et si bien qu'une statistique produite par l'administration de la JDC (Journée défense et citoyenneté) montre officiellement que le taux d’illettrisme est de 21 %. Une honte !
Et encore, très probablement, sont-ils indulgents ! Gageons que si cela avait eu une valeur marchande, on s’en serait occupé différemment. Donc, moins de R&D en Europe veut dire, clairement, moins de richesse ! Car, ne l’oublions pas, si nous prenons l’exemple d’un missile, pour une maîtrise d’œuvre en direction de programme, il faut seulement une quinzaine de personnes, pas plus ! Si vous fusionnez quelques sociétés, pour ces capacités, vous allez réaliser une équation bizarre qui s’écrit 1 +1+… +1=1 ! Et en plus vous créerez un conformisme absolu.
Au final, on se trouvera avec des monopoles qui, comme aux États-Unis, feront la pluie et le beau temps. Essayez de fonder un concurrent, en France, à MBDA, à Ariane Group ou Dassault, cela vous sera simplement interdit.
Un autre point vaut aussi la peine d’être souligné. La force de l’Europe, non pas celle qui serait unifiée et fédérale, mais celle dans laquelle les gens se parlent sincèrement et gardent leur culture, c’est sa diversité.
On peut hélas et presque seulement en délibérer au passé, tant le rouleau compresseur de la standardisation de Bruxelles a fait son effet. Mais supposons qu’il en reste encore un peu. Alors, pour un problème donné, des approches différentes permettront un spectre plus large dans les produits conçus ou fabriqués.
Et nous en arrivons à une potentielle réponse à une remarque évoquée plus haut. Si nous avions un unique adversaire dans un conflit, comme celui de l’Ukraine par exemple, ce dernier aurait bien plus de mal à gérer une réelle diversité face à lui qu’à contrer l’uniformité américaine dont le but, encore une fois, n’est ni l’efficacité ni la qualité, etc.
Lors des débuts de la cryptographie moderne qui remonte au milieu des années 70, un Britannique avait mis en garde contre la normalisation des algorithmes pour cette raison essentielle et qui a une portée concernant tous les éléments de la guerre. D’ailleurs, à force et armements égaux, qu’est-ce qui peut faire la différence sur le champ de bataille ? On sait depuis l’époque de l’homme des cavernes que c’est l’intelligence. Encore faut-il vouloir la développer dans les populations et dans le système économique des pays oligarchiques où la priorité actuelle est davantage la mise en coupe réglée que de faire de vrais citoyens d’une authentique démocratie.
Se pose alors une question qui était centrale dans mon analyse de 2008 (cf. note précédente). Sachant que la R&D n’est pas profitable, comment faire vivre des sociétés de défense dont l’activité serait focalisée sur elle et non la production, cette dernière étant reléguée à une situation de pré-guerre identifiée par un corps politique ad hoc ? La rareté budgétaire liée aux "dividendes de la paix" si chers aux politiciens (qu’ont-ils fait de ces économies et avec quels résultats trente ans plus tard ?) a conduit les industriels à n’avoir des programmes que sporadiquement.
Ainsi, quand je commençai ma carrière à Matra, cette entreprise dut attendre de 1979 à 1988 pour avoir un contrat pour un développement d’un nouveau missile. Pour Dassault, c’est pareil avec le Rafale et peut-être le SCAF demain, mais la compagnie se verra amputée de 67 % de ses prérogatives par rapport au projet précédent. Il est bien évident alors que non seulement nos ingénieurs ne sont pas entraînés à développer, mais que l’intervalle entre deux notifications est tel que les générations passent et n’ont pas la possibilité de se transmettre la connaissance.
Pour pallier en partie cela, bien entendu, il y a une inflation des tarifs, ne serait-ce que pour garder, fragmentairement hélas, des compétences rares, voire très rares. Par ailleurs, il n’y a pas de perspective de faire carrière dans une discipline qui est sporadique et sans avenir en interne à l’entreprise sans compter qu’elle se déroule dans un centre de coûts et non de profits, les développements, encore une fois, engendrant des déficits en général. Il faut donc trouver une parade à cela qui est partiellement décrite dans mon ouvrage Logique de Défense.
Je me permets d’insister, pour ceux que cela intéresserait, de leur conseiller de lire Histoire de l'aviation, de B. Marck (3). Vous verrez dans ce livre très complet le foisonnement d’idées et le génie français à l’œuvre avant que l’industrie aéronautique française, dans les années 60, ne subisse une purge sévère à cause de choix gouvernementaux de restructuration pour, déjà, faire de pseudos économies. Et tout le monde le sait, la radinerie finit toujours par générer bien plus de dépenses que la générosité ! Boeing l’a récemment appris à ses dépens avec son ratage monumental du B737 Max.
Il est donc impératif de mettre en œuvre une politique industrielle de défense nationale, centrée sur la R&D, diversifiée, performante, innovante, qui prend des risques, car après tout, un développement ne coûte pas très cher, de telle façon que cela permette à notre pays de jouer une partition différente dans le concert des nations ; on pourrait même parler d’une forme de non-alignement, à la fois intellectuel, scientifique, industriel et avec un aboutissement géopolitique. Laissons nos voisins européens se fourvoyer dans la vassalité, puisqu’il vaut mieux être seul que mal accompagné.
Et j’en terminerai par la sujétion européenne insupportable en citant Poutine :
"Si demain les États-Unis disaient aux Européens qu’ils devraient tous se pendre, ils suivraient les ordres.
Ils se contenteraient de demander timidement s’ils peuvent se pendre avec une corde produite chez eux.
Mais même dans ce cas, les Européens seraient déçus : les Américains ne pourraient pas refuser à leur industrie textile une commande aussi lucrative que des cordes pour pendre les Européens."
Notes :
(1) J.-F. Geneste, Thus Worked Humankind, éd. Wonderdice, 2018.
(2) J.-F. Geneste, Logique de Défense : 30 Idées en 200 pages, éd. Bénévent, 2008.
(3) B. Marck, Histoire de l'aviation, éd. Athaud, 2012.
*Jean-François Geneste a été le directeur scientifique du groupe EADS/Airbus Group de 2008 à 2018 et professeur au Skolkovo Institute of Science and Technology à Moscou pendant deux ans. Il est actuellement le PDG de la start-up WARPA.
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