Une épidémie peut en cacher une autre…

Auteur(s)
Laurent Lemoine pour FranceSoir
Publié le 11 septembre 2020 - 12:55
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Une epidemie peut en cacher une autre
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Une épidémie peut en cacher une autre…
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Tribune : Sur la route, les automobilistes rencontrent de moins en moins le panneau qui annonçait le passage d’un train de la manière suivante : « un train peut en cacher un autre ». Cet avertissement contenait le message selon lequel se protéger d’un premier danger ne dispensait pas de s’exposer à un autre qui, lui, risque d’être pire, voire définitif. Il en va un peu de même pour l’épidémie de la covid-19. Elle en cache une autre, au moins, celle sur laquelle je lance ici une alerte : l’épidémie d’angoisses et de peurs. Je sais bien : l’épidémie elle-même crée peurs et angoisses par le simple fait qu’elle existe. D’ailleurs, avoir peur permet de se prémunir face au danger, et c’est donc bien ainsi…. Pourtant, pourtant… la peur paralyse. La peur tétanise. Peurs et angoisses sont ennemies de la prudence, qui, elle, permet de poser un pas dans le noir. La prudence, à savoir ce que les Grecs nommaient « phronésis » – sagesse prudentielle – serait-elle bannie en temps d’épidémie ? Il va falloir s’y mettre, si l’on veut « vivre avec le virus », puisque tel est le mot d’ordre des autorités de notre pays. En guise de vie, la peur et l’angoisse n’assurent que survie. La peur claquemure : elle confine, voire elle re-confine.

La période de confinement, dont il est entendu à présent qu’elle a été imposée faute de moyens et de préparation pour lutter contre le nouveau virus, fut profondément ambivalente. Nous étions mis à l’abri, quasi enfermés, pour notre bien : de ces longues semaines de retrait contraint des situations psychiques inquiétantes ont émergé. La seconde vague tant redoutée pour l’épidémie est déjà là sur le terrain de la « santé mentale ». Je voudrais en dire quelques mots pour éviter qu’une fois encore la « santé mentale », comme on aime dire aujourd’hui, ne demeure sous les radars sociétaux et gouvernementaux. En effet, si un premier confinement engendre un premier désastre, je n’ose pas imaginer les dégâts considérables et non quantifiables sur les équilibres psychiques d’un second qui nous inscrirait dans à peu près ceci : impossibilité de se projeter dans un avenir suffisamment stable et serein tant pour la vie de tous les jours que pour le travail, le lien social, etc.

Un premier confinement relève de l’exception que l’on peut encore porter et supporter ; un second inscrit la nécessité du retrait dans la durée. C’est beaucoup plus pesant encore en termes de conséquences psychiques car l’avenir semble alors obéré. Dans les dernières semaines du confinement qui s’est achevé le 11 mai, de nombreux médecins, comme le sénateur Claude Malhuret, invoquait l’urgente nécessité de mettre fin à ce dispositif en principe protecteur, pour une raison simple, hélas : la population souffre et meurt dans le confinement, voire du confinement. Ce fut vrai tant sur le plan physiologique (AVC, cancers non dépistés, etc.) que psychiques selon les nombreuses et parfois opaques intrications psychosomatiques des pathologies les plus banales comme les plus dangereuses.

La députée et psychiatre Martine Wonner a eu l’occasion, il y a peu, d’énoncer un triste constat : tentatives de suicide et suicides connaissent leur propre logique épidémique en ce moment, sans parler des épisodes dépressifs, ou anxio-dépressifs, générés, eux aussi, tant par la peur du virus que par la réponse confinée au virus, ou la difficulté à se projeter dans un lendemain, qui n’est jamais celui que l’on a raisonnablement penser…. Les médecins généralistes passent un temps non négligeable de leur consultation à prescrire de quoi lutter contre l’épidémie d’angoisse avec les marqueurs évidents de la crise d’anxiété, voire du trouble anxieux généralisé, ou de l’attaque de panique.

« L’hôpital a tenu » fut une affirmation présidentielle bien audacieuse devant les faits, notamment pour l’hôpital psychiatrique : ils ont fait des miracles avec pas grand-chose ! Mais peut-on compter à ce point sur les miracles en république ? Pour le moment, je ne vois aucun miracle quant à la démultiplication des lits de réanimation qui ont fait défaut en mars-avril… C’est tout le système hôpital/ville/clinique/domicile qui a été sévèrement touché : ce qui était ouvert, ce qui était fermé, accessible ou plus, si bien que le parcours de soin du patient lambda relevait, en effet, du prodige en dépit de l’ingéniosité des équipes et des responsables.

Je crains à présent l’ambiguïté de l’expérience tirée de cette période inédite : « maintenant, on sait faire ! Si la situation se répète, on ne se laissera plus prendre au dépourvu ». C’est à la fois vrai et préoccupant, lorsque l’on sait que c’est le temps de la parole échangée qui se voit à chaque fois toujours plus remis en cause et secondarisé… L’épidémie et, « en même temps », le confinement ont dégradé encore la prise en charge des patients en souffrance psychique, quel que soit l’endroit précis du maillage du système de soins : bref, des troubles plus nombreux pour des traitements toujours plus ardus à mettre en place et à suivre dans la durée. Les thérapeutes individuellement, comme les équipes collectivement, doivent, dès lors, s’occuper des patients du « monde d’avant » comme ceux du « monde d’après ». Ce sont tantôt les mêmes, qui ont souffert dans le confinement, ou même du confinement, et qui avaient besoin d’une continuité de soins spécialement éprouvée, tantôt de nouveaux ayant souffert, eux aussi, mais autrement, à la fois des conséquences psychiques de la confrontation à l’épidémie (pour eux ou pour leurs proches) et de la résonance inédite du confinement aveugle de la population. Les deux vagues de patients ? On les tient déjà, hélas. Or, la psychiatrie, et, plus largement, le soin psy, ne peut leur offrir mieux que ce qu’ils font déjà, souvent à bout de bras !

« Revivre après l’isolement » était la thématique que s’était donné un groupe de paroles en santé mentale quelques semaines après le déconfinement. Je n’ose imaginer les conséquences d’un éventuel reconfinement sur des personnes vulnérables que l’on prétend protéger… Un donneur d’ordres, quelle que soit l’institution, est parfaitement capable de se protéger lui-même en faisant obéir ses subalternes surtout si ces derniers sont obligés, pour leur bien, d’obtempérer… Or, la santé fait partie des biens pré-moraux, « ontiques », disent les philosophes moralistes, n’est-ce pas ? Que ne ferait-on pas pour garantir la « santé » des personnes à risque ? On peut même fonder l’idée de protéger une population contre elle-même, comme si le pays était devenu un vaste hôpital psychiatrique avec ses patients confinables ad nauseam… Bénéfice/risque aura été l’antienne de l’épidémie. Concept capital, en effet, en éthique, en général, et en éthique de la santé, en particulier. Mais peut-on réduire le discernement au seul bénéfice/risque, surtout lorsque cette balance consiste à promouvoir un risque zéro au moyen du principe de précaution XXL, tel que nous le voyons d’ores et déjà en place dans la généralisation du port du masque dans la rue, alors que les médecins et chercheurs affirment son inutilité dans les espaces ouverts… ? « Imaginer le préférable », selon la belle formule d’Olivier Abel pour définir l’éthique, c’est dénicher les chemins de vie et délaisser « en même temps » les chemins de la survie. La population a globalement bien accepté les gros efforts, les efforts inédits de changements des mœurs quotidiennes collectives et personnelles. Elle l’a fait, et elle continue à le faire, dans un contexte inégalé, je pense, d’injonctions paradoxales tout spécialement anxiogènes, dépressiogènes et paralysantes, si chacun ne trouve en soi, avec l’aide de quelques proches les capacités pour surmonter l’éboulement quasi journalier sur lui de gravas difficilement quantifiables dus aux injonctions paradoxales toutes affirmées avec des certitudes fondées sur La Science !

L’épidémie de la covid-19 se double d’autres épidémies : celle des injonctions paradoxales constituera un point de repère majeur pour la formation universitaire des futurs professionnels de santé mentale. Tous les milieux sont touchés sachant qu’une personne évolue nécessairement dans plusieurs milieux à la fois : métier, vie familiale, vie privée, comportements en sociétés, etc. Incohérences et contradictions sur les masques auront cristallisé cette pénible affaire qui se décline, hélas, à peu près partout : Éducation nationale, fonctionnement de l’entreprise, sports, loisirs, cultures, cultes, pour ne rien dire de la vie privée… Chacun illustrera à sa façon ! Ces injonctions sont repérables de manière tant synchronique (au même moment) que diachronique (depuis le début de l’épidémie). On pourrait banaliser la chose : ce n’est pas si grave ! Les autorités ont fait ce qu’elles pouvaient face à un virus imprévisible, nouveau, dont on ignorait a priori l’impact. C’est vrai, en partie, sauf que cela n’a pas empêché lesdites autorités de prétendre asseoir chacune de leurs décisions sur la vérité scientifique, mais voilà : chacun a découvert que la « doctrine », pourtant par définition immuable, changeait toutes les semaines, parfois à 180 degrés, et ce pour une raison magnifiquement énoncée par le Pr. Jérôme Salomon qui rappela devant la Représentation Nationale qu’avant de savoir, on ne sait pas ! A ce compte-là, c’est une population inhibée que l’on nous prépare.

Je rafraîchis notre mémoire pour une raison surtout, celle des répercussions psychiques, que j’estime lourdes, du fonctionnement collectif que nous avons subi et que nous subissons encore. Quand vous dîtes à quelqu’un « je serai transparent avec toi pour que tu puisses te fier à moi » et que vous changez, en réalité, constamment d’options et de comportements avec lui, que croyez-vous qu’il puisse se passer ? La confiance est ruinée, tout simplement. Dans la relation, le sol devant soi se dérobe, surtout si votre partenaire vous soutient qu’il a toujours été constant avec vous… La violence conjugale est faite de pareils comportements, cette violence qui a explosé pendant le confinement. Au travail, en « présentiel » – en personne, plutôt, pour ne pas abuser de novlangue – ou en télétravail, les injonctions paradoxales sont fréquentes, elles aussi, et je ne suis pas sûr que le prétendu « distanciel » améliore le vécu quotidien : je vous donne toutes les responsabilités – y compris juridiques – mais, sur le terrain, vous constatez vite par vous-même que les décisions les plus importantes qui devraient être prises, vous ne pouvez pas les prendre sans en appeler à l’autorité centrale qui peut, d’ailleurs, tout à fait, vous contraindre à un choix final, « bon » pour vous, « bon » pour l’entreprise, mais aux antipodes de ce que vous pensiez légitime de décider localement. A cause de l’épidémie, tout, ou presque, est devenu légitime et légal, en un temps record, pour notre bien à tous, privé et collectif. C’est l’urgence sanitaire qui fonctionne par décret et qui met en veilleuse, partiellement, le fonctionnement démocratique en prédisant, de plus, que nous ne retrouverons plus jamais, peut-être, la vie d’avant, le monde d’avant… Mais si c’est pour notre santé, alors…

Vivre dans une telle ambiance de double contrainte est un poison lent mais sûr qui consume à petit feu les personnes et les collectifs. L’angoisse latente ou, carrément, les crises anxieuses sont, dans de telles circonstances, des manifestations à redouter : le présent comme l’avenir peut changer en un clin d’œil, par décret, légal et légitime, bien sûr, de sorte que les angoisses et peurs deviennent la réaction normale à ce type de décisions : on ne peut qu’accueillir avec respect les nombreuses consultations médicales post-confinement pour ce genre de difficultés, qu’il s’agisse des services d’urgence, des médecins généralistes, ou des différents professionnels de la santé mentale. Il y aura plusieurs deuxièmes vagues : pour la covid-19, je n’en sais rien, mais pour les souffrances psychiques, nous surnageons déjà, sans parler ici des colossales retombées économiques et sociales, notamment sur les plus jeunes…

La peur est mauvaise conseillère, dit-on souvent. En fait, elle se cantonne d’être l’avertisseur d’un danger. Ce n’est déjà pas si mal. Hélas, elle ne conseille pas grand-chose de bon ! Et, surtout, elle ne permet pas forcément d’être prudent, c’est-à-dire de développer des capacités qui se seront adaptées à la situation nouvelle, même si celle-ci est périlleuse. L’effet inévitable et délétère du double commandement est de vous empêcher d’agir : le sujet est coincé, pétrifié, alors même qu’il sait devoir agir. C’est extrêmement frustrant, culpabilisant, dévalorisant. C’est clairement une technique de harcèlement.

A cela s’ajoute l’impossibilité de se fier aux informations communiquées par les responsables pour discerner et guider l’action morale. L’épidémie, et sa gestion si particulière, auront été marquées par une guerre publique sans précédent des experts censés être dignes de confiance. A aucun autre moment une forme de « bio-pouvoir » médiatique ne s’est concrétisé aussi fort. Logiquement, les journalistes ont fait appel aux experts médicaux qualifiés dans les disciplines concernées par l’épidémie. En fait, quelques-uns, surtout, se sont illustrés presque au quotidien, prenant la place des femmes et des hommes politiques auxquels les Français étaient habitués. Mais, contrairement aux responsables politiques qui agissent par options subjectives déterminées par leurs convictions personnelles, les experts étaient attendus sur une parole la plus objective possible fondée sur la science. C’est, d’ailleurs, ce que le Président de la République lui-même avait annoncé, lorsqu’il créa le désormais célèbre Conseil scientifique. Là, au moins, chacun pouvait compter sur une parole fiable, une boussole pour avancer de nuit sur un océan inconnu. La désillusion fut et demeure massive. En fait de paroles fiables, nous avons découvert, jour après jour, la guerre fratricide ou con-fratricide des experts confondant querelles de personnes et controverses sur l’objet scientifique. Tout et chacun des aspects de l’épidémie fut et demeure l’occasion de points de vue diamétralement opposés. Points de vue, opinion, rejets, colères, mépris en guise d’expertise. Le scandale du Lancet autour de la bithérapie du Pr Raoult constitua le pic de cette épidémie dans l’épidémie, puisqu’elle révéla l’absence flagrante de vérification élémentaire des sources tant par les responsables politiques (décret ministériel proscrivant l’usage de l’hydroxychloroquine) que par les journalistes scientifiques. Le Pr Gilles Deray ou le Dr Patrick Pelloux comprirent le drame que cette si lamentable affaire ne manquerait pas de générer sur le point précis de l’expertise scientifique et médicale : qui croire, puisque les meilleurs nous abusent pour des intérêts qui nous dépassent ? Les experts se joueraient-ils des patients ? Comment ne pas penser que ce type de comportement n’a pas nui, et ne nuit pas encore à des citoyens qui, dans une période inédite, où ils craignent pour leur santé et celle de leurs proches, peuvent se sentir psychiquement floués par ceux qui sont censés les soutenir ?

J’écris ces lignes au moment où la société française de maladies infectieuses accuse Didier Raoult devant le Conseil de l’Ordre de neuf manquements à la déontologie médicale. Enième épisode d’une bien triste saga qui, au fond, déconsidère sous nos yeux une certaine forme de médecine hospitalo-universitaire au moment où la population se défie déjà des traitements médicamenteux ou des vaccins. S’étonnera-t-on si l’irrationnel triomphe sous toutes ses formes, y compris en ces domaines dans les questions quotidiennes de la santé, en cas de refus de traitement, par exemple ? Où est la boussole rationnelle ? Je ne désigne personne en particulier, mais plutôt la trop fameuse « société du spectacle » dans laquelle sont désormais inclus des experts en crise, eux aussi… Peut-on dès lors reprocher au citoyen ordinaire de tenter de se faire une opinion par lui-même ? Il ne lui reste parfois que cela, quitte à ce qu’un sachant ne le qualifie de « complotiste », faute de contre-argumentation ! Bref, un domaine en principe préservé ne l’est plus tant que cela : celui de la recherche médicale et de l’expertise de celles ou ceux qui en portent la parole publique. C’est grave. « Déchéance de rationalité » ? Probablement. Mais un tour perfide semble bien avoir été joué : les sachants qui avaient la garde de la rationalité complexe, celle dont Etienne Klein nous a rappelé les contours et les conditions récemment[1], ont failli, et ils l’ont fait face au peuple, si je puis dire, entre deux études, qui auraient dû avoir le meilleur niveau de preuves, et parmi de multiples interventions médiatiques avec ou sans grippette, avec ou sans masque, avec ou sans tests massifs, etc. Dès lors, le faire remarquer au nom de la rationalité critique revint à recevoir dans sa main une tâche noire annonciatrice de mort : vous êtes un complotiste, parce que vous ne pensez pas comme nous, comme la majorité statistique, bienséante et bienfaisante pour le peuple. La trappe à dissidence s’ouvrit alors de nombreuses fois sous les pieds de dangereux alternatifs nihilistes. Bernard-Henry Lévy a fort bien campé le décor de ce drame national dans son petit livre[2], comme les Prs Toubiana ou Toussaint ont pu le faire aussi du côté des experts scientifiques. Pendant cette épidémie, on apprit qu’un bond épistémologique majeur était indispensable pour penser comme il fallait : penser, étudier, expertiser, c’est, avant tout, penser comme les autres, comme « La-communauté-scientifique » par une sorte d’identification collective et de mimétisme, où de sa position de sujet, il était de bon aloi de renoncer… En fait de communauté, c’est surtout de « rivalité mimétique », dont il s’est agi, et dont il s’agit encore. Relire René Girard pendant le confinement aurait pu contribuer à un salutaire sursaut de santé mentale !

La liberté, parlons-en ! Pour notre bien, de nombreuses réalités quotidiennes, qui fondaient jusqu’alors nos relations les plus chères, les plus essentielles, ont été ramenées à la portion congrue : le visage, ne serait-ce que lui ! Un de nos cinq sens, le toucher, en a pris sérieusement un coup. La liberté de déplacement, de rassemblement, et d’autres du même genre, sont assez strictement encadrées, ou réduites. Le confinement lui-même a provoqué des effets psychiques de sidération. Or, sidéré, à savoir, hors-temps, l’homme ne peut plus penser. Pendant le confinement, on ne pouvait même plus lire du nouveau, si bien que la séquence lourdement porteuse de morbidité psychique du Directeur Général de la Santé, qui n’en finissait plus de parler des co-morbidités, devait, chaque soir, constituer dans nos esprits engourdis un réservoir riche en capacités anxiogènes protéiformes à décompenser à gogo dans le confinement ou après le confinement.

Pour la sexualité, mettre un masque dans la relation à deux ; sinon, ne pas hésiter à lui préférer la masturbation : je ne discute pas l’aspect sanitaire, mais pour l’apprentissage de la relation, on repassera ! Pour les enfants, surtout, ne pas risquer de mettre en danger (mortel) papy et mamie qui avaient l’habitude de venir nous chercher à la sortie de l’école ! Là, non plus, je ne discute pas l’aspect sanitaire, mais pour le lien intergénérationnel, on repassera derechef ! En fait, nous assistons à un machiavélisme propre, où la fin justifie les moyens : la covid aura permis de requalifier ce qui, autrefois, était fort mal vu. Et, comme tout fait système, les citoyens déjà malmenés dans la vie privée, professionnelle, le sont aussi, et concomitamment, sur le terrain politique, la démocratie souffrant d’anomalies de fonctionnement plutôt inédites au nom de l’urgence sanitaire, le tout légitimé par une bicéphalie aux agissements et va- et-vient parfois opaques, le pouvoir ne décidant rien sans en avoir référé aux sages du Conseil scientifique…. Comment peut-on imaginer un instant que de tels choix ne laissent pas de traces dans l’inconscient collectif comme dans la psychè des uns et des autres en toute singularité bousculée ?

On m’objectera : « cher Monsieur, avez-vous remarqué que nous avons traversé une épidémie inédite, une crise sanitaire, voire une guerre sanitaire sans précédent ? Avez-vous remarqué que les autorités ont fait, et font encore de leur mieux pour prendre en charge et atténuer le pire ? Savez-vous que tout cela était, en bonne part, imprévisible ? » Je suis globalement d’accord avec les autocritiques que je viens de m’adresser. Il faudrait pourtant nuancer : sans précédent, imprévisible, guerre, etc. D’autres que moi ont déjà écorné, à juste titre, certaines de ces justifications. Mais enfin, je n’ai pas un tempérament à tirer sur le pianiste. Il joue la partition. Je sais. Je me tourne donc vers l’avenir : sera-t-on encore obligé de mentir à nouveau pour dissimuler les pénuries ? Peut-on prévenir, limiter les contradictions assénées au jour le jour sous couvert de « doctrine » ? Je rappelle que « doctrine » désigne un corpus théorique immuable quels que soient les contextes : or, tout, non seulement changeait, mais se voyait carrément renversé, ou inversé, comme le trop célèbre port du masque. Est-il possible de construire une démarche sanitaire de sagesse prudentielle assimilable par la population, adaptable en termes d’imagination du préférable en contextes locaux ? La peur inoculée dans une partie substantielle de la population a d’ores et déjà, et aura, des conséquences très néfastes, si bien que la communication autour de l’épidémie doit impérativement changer : dire à un enfant que, s’il ne fait pas attention aux gestes barrières, c’est mettre en danger vital ses grands-parents, constitue un message de terreur intime pour l’enfant qui n’est pas le fait uniquement de la communication officielle… Choisir le vocabulaire guerrier pour décrire la situation sanitaire enclenche tout un champ sémantique symbolique difficile, en fait, à manier, avec ses « héros » sacrifiés sur le champ de bataille… De plus, une guerre sanitaire implique aussi une médecine de guerre, où on essaie les traitements connus à disposition pour sauver le plus de malades possibles, et ce avant les résultats reportés sine die, d’études répondant, certes, au meilleur niveau de preuves, mais qui, dans cette attente, laissent le malade seul à domicile avec Doliprane, jus de citron, et appel du 15 en cas de difficultés respiratoires…

En réalité, nous avons construit toute la prise en charge sanitaire de cette épidémie selon l’état déjà très dégradé de nos hôpitaux et de la médecine de ville désertifiée. C’est dans ce sens que cela a été fait, prescrit, et vécu, sachant que l’hyper-concentration sur l’hôpital a négligé la médecine de ville de façon totalement contre-productive en termes de matériels[3] comme de solutions thérapeutiques. La prise en charge du pic épidémique de mars-avril a dégradé la relation médecin/patient. Je précise de suite que des exploits ont été réalisés en milieu hospitalier comme en libéral par des médecins et soignants impressionnants de générosité, tandis que leurs conditions de travail n’ont cessé de se déliter depuis de trop nombreuses années. Mais le rituel républicain, devenu macabre, célébré par la « Pythie triste » (BHL) qu’était alors le Pr Salomon tous les soirs sur nos écrans, ajouté à l’incessant ballet des experts de l’apocalypse covidien sur les mêmes écrans, a fait perdre un cap essentiel, celui d’une certaine conception du soin. Qu’est-ce qu’un soin, et, spécifiquement, qu’est-ce qu’un soin médical si ce n’est d’abord une relation ? Tout a été concentré sur la crise, ce qui correspond, en effet, à la temporalité propre à l’urgence, mais, si nous devons apprendre à « vivre avec ce virus », la relation singulière entre médecin et patient doit être restaurée car s’y entremêlent des aspects aussi bien physiologiques que psychiques. Les protocoles plus ou moins coercitifs (domicile, Doliprane et 15…) n’ont pas vocation à se substituer à la relation de conseils et de traitements du médecin qui connaît en profondeur ses patients. C’est la relation qui soigne ! Les gestes barrières, qui imposent la distance, ne sauraient être vécus de façon légaliste sans composer avec la relation thérapeutique singulière. Que l’Etat désigne les traitements adéquats en lieu et place des médecins m’a semblé infliger une entaille injustifiée à une relation qu’il convient de préserver absolument de toute ingérence arbitraire. Pour protéger de la propagation virale, nous avons éloigné du soin habituel. L’exception covidienne a fait sauter de nombreux verrous de sécurité, pour notre meilleur bien, à l’évidence. L’épineuse question des données médicales personnelles en fut une illustration parmi d’autres. Quel que soit l’avenir, nous ne pouvons prolonger ou répéter ce que je veux bien mettre sur le compte de l’effet de surprise due à la première attaque virale de mars-avril. Je ne prétends pas que cette période correspondit à une suspension du discernement éthique – le Conseil scientifique a joué son rôle – mais que d’autres options d’éthique de la santé sont absolument à envisager pour la suite, pour le temps long, et même, pour faire face à une crise de cette ampleur, si, comme c’est à craindre, d’autres virus plus dangereux encore, nous menacent.

Je voudrais dire aussi ma surprise sur l’absence quasi complète d’accompagnement ou de soutien psy – comment le dire autrement ? – dans les principaux media, TV ou radio, qui n’ont cessé de communiquer sur La vague et ses très nombreux impacts dans nos vies privées, collectives, professionnelles, familiales, sanitaires, bien sûr, et encore tant d’autres  aspects… Le Dr Serge Hefez a fait son apparition à de rares moments (sur la question des patients âgés) et c’est un peu près tout ! Or, le vocabulaire psy ne cesse d’envahir les média sans que des clés de compréhension soient fournies : psychose, angoisse, anxiogène, peur, voire peur panique, ou délire collectif ! De quoi parle-ton, au juste, si souvent ? Comment se comporter face à la surabondance, pour ne pas dire, le bombardement quotidien d’informations parfois contredites dans la journée, souvent incohérentes, mais toujours puissamment anxiogènes, quitte à figer sur place tel ou tel qui pense surtout à aider/aimer son parent éloigné, son conjoint de l’autre côté de la frontière, parce qu’il pressent un horizon professionnel compromis… ?

La société française, en son fonctionnement quotidien, s’est polarisée, ou a été polarisée, sur l’organique, le somatique au détriment du soin psychique du plus grand nombre. Il fallait, à l’évidence, fondre sur le virus, mais nous avons « en même temps », dirait Emmanuel Macron, fait fi de notre psychè à ce point conscrite et confinée qu’elle a dû pratiquer, pendant le confinement, les voyages immobiles ou autrement mobiles : yoga, e-consultations et… tour du pâté de maisons accompagné de son animal de compagnie favori ! A présent, le temps doit se redéployer, d’une façon ou d’une autre, et quel que soit le possible rebond, pour endiguer ce qui est, d’ores et déjà, la deuxième vague causée, celle-ci, par les nouvelles formes de La Fatigue d’être soi[4]… Or, je suis attristé de constater que, hormis quelques furtives prestations, nous avons maltraité nos esprits, ne serait-ce que par le vocabulaire : « si on continue ainsi, nous allons dans le mur », ne cesse-t-on de nous infliger au quotidien ! Croit-on sérieusement que ces propos dignes d’un buzz médiatique de débutant permettent vraiment à la population de se préparer et de faire face avec prudence et capacité d’adaptation ? Pourquoi ne pas ouvrir des échanges médiatiques possiblement fructueux sur, non seulement l’impact psychique de l’épreuve constituée par l’épidémie et le confinement, mais encore sur les pistes pour se prémunir du pire et aider, ainsi, à traverser collectivement et individuellement ce « tunnel » psychique ?

Quant aux traitements, je suis obligé de constater que dans le champ psy que je connais le mieux, la médecine fondée sur les preuves ne convainc pas tous les spécialistes du domaine. On peut toujours invoquer les nombreuses spécificités du champ psy. Pourtant, le psychiatre lyonnais Emmanuel Venet ne manque pas de rappeler, par exemple, que les « corrélations statistiques » font parfois office de preuves, si bien que la « robustesse des méthodologies » et la « sincérité des résultats »[5] ne sont pas toujours au rendez-vous ! Qu’en est-il dans le cas d’une médecine d’urgence ?

Face à l’avenir incertain, je suis obligé de constater que les choix des débuts de l’épidémie fonctionnent comme des encoches dans lesquelles autorités et experts se replacent imperturbablement en répétant des « solutions » qui disqualifient toute alternative. Nous verrons si le « modèle suédois » se révélera plus approprié que le nôtre, commun, en gros, à l’Espagne et l’Italie, aussi sévèrement touchés que la France.

Encore une fois, il est toujours temps de tirer des leçons sans craindre de reconnaître que le pays n’était pas prêt et que nous avons cependant fait notre possible, voire bien au-delà, lors de la première attaque virale de l’hiver dernier. Il deviendrait plus ennuyeux de persister dans des options qui, hélas, ont montré toutes leurs limites. Je pense, en particulier, au confinement général, et à l’aveugle, qui a pu brasser les personnes malades et les personnes saines sans que nous puissions, à ce jour, en tout cas, montrer l’efficacité précise d’un tel dispositif. C’était faute de mieux ! Admettons ! L’hypercentralisme d’un Etat gouverné depuis Paris a été également critiqué, de sorte que les fameux « territoires » ont revendiqué une meilleure autonomie des réponses personnalisées face à la crise sanitaire. A Marseille, ces dernières semaines, nous avons hélas vu, que l’harmonie des relations entre responsables locaux (maire et préfet), d’une part, et la liaison avec Paris, d’autre part, relevait encore de l’eschatologie ! Nous devrions pouvoir laisser tomber les peaux mortes de l’acte 1 de l’épidémie pour muer vers l’acte 2 dont nous ne connaissons pas tous les paramètres… : I have a dream ?

 

Laurent LEMOINE est psychanalyste et Enseignant en éthique de la santé

 

[1] Voir E. KLEIN, Le goût du vrai, Paris, Tracts/Gallimard, n°17, 2020.
[2] B.-H.LEVY, Ce virus qui rend fou, Paris, Grasset, 2020.
[3] Voir Dr. J. MARTY, Le scandale des soignants contaminés. Dans les coulisses d’une sale guerre, Paris, Flammarion, 2020.
[4] Voir A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, O. Jacob, 1998.
[5] Voir E. VENET, Manifeste pour une psychiatrie artisanale, Lagrasse, Verdier, 2020, pp. 66-68.

 

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