Bataille de Mossoul : comment les djihadistes de Daech ont converti les VBIED en arme défensive

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Stéphane Mantoux avec la rédaction de FranceSoir.fr
Publié le 25 janvier 2017 - 12:51
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VBIED bataille de Mossoul Etat islamique Daech combat EI Kamikaze
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Les VBIED (véhicules kamikazes) s'adaptent parfaitement à la stratégie défensive du groupe djihadiste (image de propagande).
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Armes offensives de prédilection de l'Etat islamique lors de sa phase d'expansion, les VBIED (véhicules kamikazes) s'adaptent parfaitement à la stratégie défensive du groupe djihadiste, en Irak notamment. Stéphane Mantoux, agrégé d'Histoire, spécialiste des questions de défense et observateur de référence de la stratégie de l'EI, décrypte en partenariat avec "FranceSoir" l'utilisation de ces engins piégés par l'organisation terroriste dans la bataille de Mossoul.

Dans une interview au premier jour de la bataille de Mossoul, je signalais l'utilisation massive de VBIED (véhicules kamikazes) par l'Etat islamique (EI) pour la défense extérieure de la ville. Rien n'annonçait pourtant l'utilisation quasi industrielle de cette arme désormais classique dans l'arsenal des djihadistes: 12 VBIED jetés le premier jour de l'offensive le 17 octobre 2016, 50 véhicules kamikazes utilisés dès la première semaine de la bataille.

Pour l'année 2016, l'organisation terroriste revendique 1.112 opérations kamikazes en Syrie et en Irak, dont 797 menées par des VBIED à un seul conducteur (73%). Du 17 octobre, date du lancement de l'offensive contre Mossoul, au 26 décembre 2016, l'EI proclame avoir utilisé 220 VBIED, en dix semaines, soit une moyenne de 22 par semaine, un nombre jamais vu jusque là. Sur les 5 vidéos longues de la wilayat Ninive consacrées à la bataille de Mossoul mises en ligne depuis le 17 octobre, 4 montrent ces engins en action. L'analyse de ces images permet de comprendre comment les terroristes utilisent cette arme, les changements tactiques intervenus quant à son emploi, et la relative inefficacité des contre-mesures déployées jusqu'ici en milieu urbain.

Les 4 vidéos donnent l'identité d'un certain nombre de kamikazes: les kunya (noms de guerre) de 39 apparaissent en tout. Sur ces 39 kamikazes, 14 sont Irakiens, 2 sont Syriens ; il y a 3 Marocains, 2 Tadjiks, 2 Tchétchènes, 2 Daghestanais 1 Algérien, 1 ressortissant des Emirats Arabes Unis, 1 Tunisien et 1 Russe, soit 13 étrangers au total. Il y a donc un équilibre entre les kamikazes "locaux" et les étrangers. Parmi ces derniers, remarquons l'importance des Marocains et la place des ressortissants de l'espace russe ou russophone, ainsi que celle de l'Asie Centrale. Si la première vidéo de la bataille ne montre que des kamikazes irakiens, les deuxième et cinquième vidéos filment à l'inverse des kamikazes répartis de manière quasiment égale entre locaux et étrangers.

Abu Abdallah Al Tunisi, kamikaze tunisien vu dans la cinquième vidéo de l'EI sur la bataille de Mossoul.

Les 4 vidéos permettent également de voir quels types de véhicules sont utilisés. Pour la défense extérieure de la ville, l'EI montre surtout des pick-up transformés en VBIED avec blindage artisanal: 4, contre 2 4x4 SUV (Sport Utility Vehicle) et 1 camion. Quand les combats se déplacent dans les quartiers-est, la deuxième vidéo sur la bataille de Mossoul filme 9 4x4 SUV, 1 camion et 3 pick-up. La quatrième vidéo montre 1 4x4 SUV et 1 pick-up. La cinquième vidéo, enfin, consacrée spécifiquement aux VBIED dans la bataille de Mossoul, montre 25 4x4 SUV, 5 pick-up, 1 camion et 1 Humvee (?). On observe donc que les pick-up, privilégiés pour la défense extérieure, en terrain ouvert dans les petits villages et à leurs abords, ont été remplacés dans la ville elle-même par des 4x4 SUV. Probablement parce que ces derniers sont plus abondants et aussi parce que plus petits, ils permettent de se faufiler plus facilement au milieu des rues et des obstacles.

Un 4x4 SUV avec blindage superficiel, mais protection des roues, et un gros montage de blindage SLAT (grillage), dans la première vidéo.

Les pick-up utilisés comme VBIED pour la défense extérieure de Mossoul sont de facture classique, avec coque de blindage additionnelle, protection pour les roues, et l'un d'entre eux est muni de blindage SLAT ou "cage" (destiné à la protection contre les attaques de roquettes antichar) sur l'avant. En revanche, un des pick-up est complètement dépourvu de protection. Un des 4x4 utilisés n'a du blindage additionnel que sur la partie inférieure (pneus notamment) mais du blindage "cage" sur l'avant et sur les côtés. Un autre est muni de sa coque de blindage normale ; un camion militaire dispose de blindage SLAT en plus de la coque normale sur l'avant.

Pour la défense des quartiers Est à l'intérieur de Mossoul, on voit déjà un 4x4 muni de sa coque de blindage normale, et qui a été repeint pour le confondre avec le paysage urbain. Daech utilise aussi le pick-up classique avec coque de blindage sur tout le véhicule et blindage SLAT sur l'avant, mais aussi un camion à peine renforcé de blindage additionnel. Dans la cinquième vidéo dédiée aux véhicules kamikazes, quelques VBIED semblent de facture plus sommaire (un 4x4 dont la coque de blindage semble avoir été faite à la va-vite ; un pick-up est également négligé, bien qu'ayant des protections pour les roues), mais la plupart des ces engins restent correctement protégés, jusqu'aux plus gros (camion). Les 4x4 sont de plus en plus repeints (en blanc) pour les camoufler dans le paysage urbain. On observe d'ailleurs que la coque de blindage des 4x4 comprend, dans la portière conducteur pour l'un d'entre eux, 3 charges explosives: les SUV étant moins gros, l'EI cherche à maximiser la charge embarquée.

Pick-up sommairement blindé, mais avec protection pour les roues, filmé dans la cinquième vidéo de l'EI.

Le VBIED dominant désormais dans Mossoul : le 4x4 SUV avec coque de blindage, repeint en blanc.

Les charges explosives dans la portière de la coque de blindage permettent d'embarquer plus d'explosifs dans ces véhicules plus petits que les pick-up.

Sur le plan tactique, la première vidéo sur la bataille de Mossoul, qui relate la défense extérieure, montre que les VBIED sont lancés depuis ou dans les villages contre les colonnes de véhicules adverses. Dans un cas, le véhicule suicide est sorti d'un abri dans une localité pour être jeté contre une colonne: cela confirme l'hypothèse que dans leurs préparatifs pour la bataille de Mossoul, les djihadistes ont prépositionné ces engins dans les villages alentours pour la défense extérieure. Cette première vidéo filme encore les VBIED au ras du sol, les drones ne sont pas utilisés.

Dans la deuxième vidéo, qui filme les combats à l'intérieur des quartiers-est de Mossoul, les véhicules piégés sont cette fois filmés par drone. Il y a un but évident de propagande: le tournage par drone fournit des images spectaculaires. C'est également là qu'on voit les premiers cas d'éperonnage de véhicules adverse: un 4x4 avec coque de blindage se jette littéralement sur l'avant d'un char M-1 Abrams. Plus loin c'est un autre VBIED qui vient s'encastrer dans un BMP-1 avant d'exploser. L'emploi des engins suicides en milieu urbain provoque des dégâts considérables: un camion qui se fait exploser le long d'une colonne de l'armée irakienne la pulvérise pour ainsi dire complètement (la charge devait être importante). En plus de viser les colonnes de véhicules, cibles les plus fréquentes, les VBIED sont également employés plus traditionnellement pour préparer le terrain aux contre-attaques de l'EI, comme on le voit dans cette vidéo.

Ce VBIED éperonne littéralement un BMP-1 de l'armée irakienne avant d'exploser (ci-dessous).

La quatrième vidéo longue sur la bataille de Mossoul ne montre que 2 VBIED utilisés autour de l'hôpital al-Salam lors de l'embuscade montée par les troupes de l'EI les 6-7 décembre contre l'armée irakienne, qui avait investi le bâtiment. Un des engins kamikaze éperonne un BMP-1 avant d'exploser, un autre explose à côté d'un autre groupe de BMP-1. Le tout est toujours filmé par drone.

La cinquième vidéo longue sur la bataille marque probablement un tournant. Elle est spécifiquement consacrée à l'action des VBIED et de leurs kamikazes: près de 40 véhicules piégés sont visibles, et 19 sont filmés en action, tous par drone. Mais cette fois, le tournage par drone n'a pas qu'une intention de propagande: dès le premier véhicule visible en action (quartier al-Tamim), il est manifeste que celui-ci est piloté à distance pour maximiser les effets de son explosion. On remarque en effet le lacis de rues étroites, et surtout que l'engin se dirige vers la concentration de Humvees la plus importante pour en détruire le plus possible. L'armée irakienne tente de freiner ces attaques  en disposant des voitures dans les rues, mais cette contre-mesure ne fonctionne pas ici. Le 2ème VBIED suit immédiatement le premier et frappe à peu de distance, ce qui nous montre que l'EI les utilise par vagues contre les colonnes adverses pour en maximiser les effets. Le guidage par drone est encore plus évident pour le 3ème engin kamikaze montré, qui finit par se faire exploser juste devant un char T-72 (quartier d'al-Intisar). Les 4ème et 5ème véhicules suicides révèlent une autre tactique: dans le premier cas (quartier d'al-Masarif, nord-est de Mossoul), un VBIED sort d'une maison pour exploser entre deux bulldozers qui déblaient une rue et un char M-1 Abrams en tête d'une colonne de Humvees. Dans le second cas (quartier de Zuhur, nord-est de Mossoul), il sort d'une rue parallèle à une colonne de véhicules similaire, prend une petite rue perpendiculaire et vient exploser contre le char M-1 Abrams qui protégeait le bulldozer à l'œuvre.

Les deux cas montrent que l'EI a prépositionné des véhicules suicides dans certains quartiers pour les faire sortir contre les colonnes manœuvrant dans les rues, un peu à l'image du prépositionnement des engins explosifs dans les villages pour la défense extérieure de la ville. Le 7ème véhicule vient lui se jeter de nuit, ce qui est assez rare dans les vidéos de l'organisation terroriste, contre des véhicules de l'armée irakienne à l'intérieur de l'hôpital al-Salam (sud-est de Mossoul), toujours dans le cadre d'une tactique de harcèlement.

Le 8ème VBIED (Akha, Est de Mossoul), encore une fois, est probablement guidé par drone pour frapper au mieux une colonne de chars irakiens. Les 13ème et 14ème engins, de même, sont guidés par drone sur tout un parcours pour rejoindre une grande artère qui traverse Gogjali, à l'Est de Mossoul, et exploser sur deux objectifs différents. Dans le cas du 15ème VBIED (al-Noor, Est de Mossoul), on peut constater l'inefficacité de deux contre-mesures de l'armée irakienne: les cratères de bombes créés par l'aviation sur les routes n'empêchent pas les engins piégés de passer, de même que les barrages de voitures disposés en travers des rues. Ce véhicule est à nouveau sans doute guidé par drone. Le guidage par drone du 17eme (quartier d'al-Shamaa, sud-est de Mossoul) est également assez évident: à noter que ce VBIED échappe à un tir de missile antichar semble-t-il, preuve qu'en espace assez ouvert l'arme peut encore être utilisée contre ces engins.

Le VBIED sort d'une habitation dans une parallèle à une colonne de l'armée irakienne...

...et explose contre le char M-1 Abrams de tête.

Arme de prédilection de l'Etat islamique sur le plan militaire, le VBIED a été converti par l'organisation djihadiste en arme défensive de masse en milieu urbain, après avoir été pendant très longtemps utilisé plutôt à l'offensive par l'organisation. Si les lance-missiles antichars permettaient, en rase-campagne, de détruire un nombre conséquent d'engins piégés, le combat dans une grande ville empêche de se servir d'armes à longue portée comme les lance-missiles antichars et réduisent les possibilités de contrer efficacement les véhicules kamikazes. L'armée irakienne semble avoir choisi de capturer les ateliers de fabrication, comme le district industriel à l'ouest du quartier de Karama dans la partie-est de la ville, tandis que la coalition consacre un certain nombre de frappes à la destruction de ces mêmes sites. Mais il est fort probable que les djihadistes continueront de jeter, tant qu'ils le pourront, leurs véhicules kamikazes contre les forces irakiennes. Le groupe est le seul, dans la région, à faire une utilisation aussi intensive des attaques kamikazes, 17 fois plus que Jabhat Fateh al-Sham, ex front al-Nosra, la branche syrienne d'al-Qaïda, par exemple.

 

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