Réseaux pédophiles : l’affaire de Zandvoort (partie 1)
SCANDALES A NE PAS OUBLIER
Après mes petites chroniques estivales, qui vous racontaient des anecdotes judiciaires symptomatiques de l’évolution (ou parfois de l’immobilisme) de l’institution au fil des siècles, je me suis dit qu’il pourrait être utile de rappeler quelques « grosses affaires ». Par « grosses affaires », j’entends des scandales ayant fait grand bruit, et parfois trembler les institutions, à une époque pas forcément éloignée, mais assez cependant pour que la jeunesse d’aujourd’hui les ignore ou que de nombreux détails aient été oubliés.
Je n’aurais pas forcément commencé par l’affaire de Zandvoort si Zoé Sagan n’avait réussi à mettre la main sur le documentaire « Réseaux pédophiles - La pièce qui accuse », qui évoque cette affaire, et ne l’avait relayé sur X. Compte tenu du nombre considérable de vues et de réactions que le tweet de Zoé Sagan a provoqué, je me dis qu’il est opportun de donner dès maintenant des détails (de première main, c’est moi qui à l’époque m’étais procurée le cédérom de Zandvoort) aux lecteurs de France-Soir.
L’affaire de Zandvoort (partie 1)
C’est durant le premier trimestre de l’année 2000 qu’éclate en France l’affaire dite “de Zandvoort”. En cause, des documents saisis chez un pédocriminel hollandais, prouvant l’existence de réseaux pédophiles dont les autorités s’efforcent de dissimuler l’existence, et des victimes françaises potentiellement identifiées. Le retentissement médiatique est considérable, déclenchant moult polémiques et révélant une succession assez ahurissante de ce que je vais miséricordieusement appeler des “dysfonctionnements” judiciaires.
En novembre 1999, Serge Garde et moi-même sommes en Belgique pour enquêter sur des zones d’ombre entourant l’affaire Dutroux. Serge travaille pour le quotidien L’Humanité, moi pas, mais le sujet nous intéresse tous les deux, et dans les enquêtes délicates, l’union fait la force. Des gendarmes belges vont alors nous suggérer de rencontrer les membres d’une association luttant contre l’exploitation sexuelle des enfants, l’asbl Morkhoven, dirigée par un certain Marcel Vervloesem. Nous allons finir par rencontrer ce dernier après des péripéties dignes d’un polar. Il nous explique que s’échangent sur des sites Internet des photos et vidéos épouvantables, où des enfants sont soumis à des sévices, notamment sexuels, de toutes sortes. À notre deuxième rencontre, dans un appartement, il nous le prouve en nous montrant certains de ces sites. Nous sommes estomaqués, et horrifiés, par les images effectivement horribles que nous découvrons, et par la facilité avec laquelle il est possible d’y accéder. Quelques clics et vous êtes plongé dans l’horreur. Il faut réaliser qu’à la fin du XXe siècle, l’entrée d’Internet dans les foyers en Europe est très récente, les réseaux sociaux n’existent pas, et que ses usages sont très mal connus du grand public, et même des journalistes. Le contrôle par les polices européennes de la façon dont les criminalités organisées s’emparent de la toile est encore assez rudimentaire.
Marcel Vervloesem nous remet plusieurs documents, parmi lesquels un fichier de 472 visages d’enfants, siglé par la police hollandaise et un carnet d’adresses. Le fichier de visages aurait vocation à nourrir une base de données de victimes à identifier, et est censé avoir été fabriqué à partir d’un cédérom pédopornographique saisi chez un pédocriminel hollandais, Gerrit Ulrich. Le domicile d’Ulrich à Zandvoort serait une plaque tournante pour la diffusion de ces images. On trouve aussi dans le fichier 17 photos de visages d’adultes, intitulées “daders” (violeurs) par la police. Le carnet d’adresses lui aussi aurait été retrouvé chez ce même criminel hollandais. Nous apprenons qu’il est mort, assassiné par son amant, un an auparavant.
Les Morkhoven nous promettent d’envoyer prochainement le cédérom au siège de L’Humanité, afin de prouver que les photos du fichier hollandais en sont bien issues. Nous rentrons en France, et nous attendons. Mais il n’arrive pas. Deux fois, on nous affirme qu’il est en chemin, et deux fois, nous ne voyons rien venir.
Le gros dossier de L'Humanité
Ma patience est relativement limitée quand il s’agit de crimes sur enfants, et je décide donc de m’y prendre autrement. Je réussis à récupérer le cédérom (et non, ce n’est pas Marcel qui me l’a donné comme j’ai pu souvent le lire), et l’emmène à L’Humanité où nous pouvons vérifier que le fichier de la police hollandaise a bel et bien été élaboré à partir de ce document.
En février 2000, L’Humanité publie un gros dossier, et des familles nous contactent pour consulter le fichier de la police hollandaise. Elles ont porté plainte pour viol sur leur(s) enfant(s) et ces derniers racontent avoir été filmés pendant certaines exactions. Ces parents veulent donc vérifier si par un extraordinaire hasard, la bouille de leurs minots ne se trouveraient pas sur le fichier. Et contre toute attente, trois familles françaises reconnaissent leurs enfants. Nous comparons des photos domestiques des supposées petites victimes françaises avec celles du document hollandais. Effectivement, ça semble bien être eux, les ressemblances sont flagrantes. Nous publions donc ces nouveaux éléments.
Le problème, c’est que, si le bel effort éditorial de L’Humanité est cité dans les revues de presse, ça ne va pas plus loin. Les institutions ne bougent pas une oreille, ça n’est repris par personne, bref, le silence est assourdissant.
Et de L'Huma au Figaro...
Donc, en mars 2000, je rencontre Christophe Doré du Figaro et vais ensuite voir Ivan Rioufol, à l’époque rédacteur en chef du service Informations générales du quotidien. La direction du Figaro fait alors quelque chose de remarquable : il accepte de nous donner de la place pour reprendre et poursuivre une enquête initiée dans les colonnes de L’Humanité. Beaucoup de place ! Les 6 et 7 avril 2000, Le Figaro titre successivement à la une : “Le scandale des pédophiles impunis” puis “La justice est incapable…” (de lutter contre la criminalité en réseau), et Christophe Doré et moi-même écrivons à chaque fois des articles sur une page entière.
Cette fois-ci, l’affaire explose. Elle est reprise sur toutes les chaines de télévision, dans tous les journaux, tant et si bien qu’Élizabeth Guigou, alors Garde des Sceaux, intervient sur le plateau du JT de France 3 et affirme qu’elle “ne veut pas que rien soit laissé au hasard dans cette affaire” (sic). Elle demande aussi aux journalistes de remettre le cédérom à la justice, ce qui ne manque pas de me surprendre : il m’aurait semblé plus logique de le demander à la police hollandaise par commission rogatoire internationale. Serge Garde souhaite cependant remettre la copie qu’il a en sa possession, et il le donne au procureur général de Paris, Alexandre Benmakhlouf. Quant à moi, je remettrai le carnet d’adresses lors de mon audition à la Brigade des mineurs de Paris, qui m’a convoquée comme les autres journalistes ayant participé à l’enquête.
À notre grande surprise, une extravagante polémique par voie de presse va alors se déclencher, ainsi qu’une succession de ce que le procureur Éric de Montgolfier aurait qualifié “de curieuses pratiques judiciaires”. Je ne manquerai pas de vous raconter tout ça dans une deuxième partie.
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