Lissitchansk, ou le sentiment pro-russe libéré

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Jean Neige, pour FranceSoir
Publié le 06 juillet 2022 - 15:00
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La ville de Lyssytchansk est tombée
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Capture d'écran FranceSoir/ France 2
Moscou a repris la ville de Lissitchansk.
Capture d'écran FranceSoir/ France 2

CHRONIQUE - Avec la conquête éclair de Lissitchansk par les troupes combinées de la Fédération de Russie et de la République populaire de Lugansk (RPL), officialisée le 2 juillet, une page de la guerre dans le Donbass s’achève. La première des deux républiques auto-proclamées du Donbass est à présent entièrement « libérée », pour reprendre le terme qu’emploient les pro-Russes. Le chef de la RPL, Leonid Pasechnik, a d’ailleurs fait une déclaration solennelle ce 3 juillet. Le dernier village de la région encore sous contrôle ukranien, Bilogorovka - célèbre pour la tentative de franchissement de l’armée russe qui s’est terminée en échec fracassant en mai dernier, avec la perte d’un bataillon entier – a été pris le 3 juillet.

L’armée ukrainienne a choisi de se regrouper un peu plus à l’ouest, autour de la ville de Siversk, pour former une nouvelle ligne de défense. Siversk, c’est la région de Donetsk, dont environ 40% est toujours contrôlé par l’armée ukrainienne.

La population qui est restée, en émoi

Des images de regroupements de population dans Lissitschansk circulent sur les comptes pro-Russes des réseaux sociaux. On y voit d’abord un petit groupe de combattants tchétchènes, ceux qu’on retrouve dans toutes les batailles urbaines, qui se filme devant ce qu’il reste de la mairie de la ville. D’après les commentaires, ce serait les Ukrainiens qui ont détruit l’immeuble avant de s’enfuir. Ailleurs dans la ville, on voit des individus isolés, ou des petits groupes d’une dizaine de personnes, sortir de leurs abris pour accueillir l’armée des « libérateurs ». Ces images résonnent avec des scènes similaires filmées plus tôt à Svitlodarsk, ou à Severodonetsk.  On ne peut pas comprendre les enjeux du Donbass si on ignore ce genre de scène. Ces images rappellent aussi les récents reportages de France TV ou de SkyNews qui montraient déjà une population - celle qui n’a pas fui - qui blâmait les Ukrainiens pour la guerre et qui attendait les Russes. À l’approche des troupes de la coalition russe, les langues se déliaient.

Une de ces récentes vidéos montre un petit groupe d’au moins trois soldats qui vient demander à un groupe de femmes de sortir de leur cave. Même le plus endurci des pro-Ukrainiens pourrait difficilement ne pas être ému par la scène. Après un premier enlacement par l’une de ces femmes, le soldat qui filme descend dans la cave, où une femme plus âgée (voir photo) reste prostrée, à genoux, comme remerciant Dieu, terrassée par l’émotion. Elle enlace aussitôt le soldat qui s’est approché d’elle. Le soldat ne peut plus cadrer, ayant pris la femme dans ses bras, mais sa caméra tourne toujours. On entend la femme s’épancher en sanglots, le remerciant sans cesse. On n’a pas besoin de parler russe pour comprendre ce qui se passe. L’émotion dit tout. Une autre vidéo permet d’identifier ces soldats comme étant ceux de la RPL.

Une identité méprisée

Cette femme en larmes, c’est toute la souffrance accumulée pendant huit ans d’une population dont le sentiment d’identité profond a été nié, moqué, méprisé. Une population qui, après avoir voté pour son indépendance en mai 2014 dans un référendum reconnu par personne, vivait la présence de l’armée ukrainienne comme une occupation.

La position dominante en Occident à l’époque où je travaillais dans le Donbass, était de dire que les soldats séparatistes ukrainiens n’existaient pas. Il n’y avait que des soldats russes déguisés en séparatistes, ou des bandits qui ne se battaient que pour l’appât du gain (comme si les soldats ukrainiens se battaient sans solde). Encore récemment, une Ukrainienne m’a tenu ce même discours. Il n’y avait pas de guerre civile en Ukraine, il y avait juste une agression russe. Quand on arrive à leur faire admettre que le conflit du Donbass est un mélange des deux, une guerre civile avec intervention de la Russie - pour reprendre les termes de Samuel Huntington qui avait prophétisé la situation dès 1996 - qu’il y a une proportion significative de gens dans le Donbass qui sont pro-Russes, la réponse est que ces gens-là ne sont pas des Ukrainiens, mais des Russes qui ont été amenés dans le Donbass du temps de l’URSS pour travailler dans les mines et les usines. Ils ont un passeport ukrainien, mais cela ne semble pas compter. Et quand on répond : « Et alors, on en fait quoi ? On les expulse ? » Là, c’est un silence gêné.

La tentation permanente de la violence

Mais certains vont jusqu’à assumer non seulement de les expulser, mais même de les exterminer. Voir le discours hallucinant de ce journaliste ukrainien en 2014 qui dénombre 1,5 millions de personnes « inutiles » dans le Donbass et propose qu’on les tue, au moins une partie d’entre eux, pour régler le problème.

Le président Porochenko répétera plus tard que les gens du Donbass « ne savent rien faire », et qu’il faudra les priver des droits les plus élémentaires et forcer leurs enfants à se terrer dans les caves – sous-entendu à cause des bombardements de harcèlement qu’ils ont subi pendant huit ans - pour gagner la guerre.

Déjà, en mars 2014, Yulia Timoshenko, ex-Premier ministre de l’Ukraine, avait proposé de nucléariser les huit millions de Russes qui vivent dans le pays. Elle dira que ses propos ont été déformés. S’il n’y a pas eu de génocide à proprement parler dans le Donbass, dans l’esprit de beaucoup, la tentation existait. Il suffit d’écouter cette conférence de presse du président Zelensky, du 11 octobre 2019, pour comprendre comment les élites ukrainiennes au pouvoir n’avaient aucune intention d’appliquer les accords de Minsk et qu’ils avaient, au contraire, fait le choix de reprendre tout le Donbass par les armes, sans faire la moindre concession à la population. Le 24 mars 2021, d’après Jacques Baud, ancien fonctionnaire de l'Otan et spécialiste suisse du renseignement, Zelensky aurait même signé un décret autorisant la reprise de la Crimée aussi par la force.

À ce jeu-là, les Russes les ont finalement devancés

L’extrême difficulté des dirigeants ukrainiens à accepter des compromis, déjà identifiée par Henri Kissinger, est largement responsable du malheur qui frappe l’Ukraine aujourd’hui. Quand on a voisin aussi puissant que la Russie, à tendance paranoïaque, et une histoire commune et des populations aussi imbriquées, défier ouvertement et même militairement ce voisin ne relève pas de l’héroïsme, mais plutôt de l’irréalisme et de l’irresponsabilité. À moins que cette guerre n’ait été voulue par les plus fervents soutiens de l’Ukraine…

Les accords de Minsk au point mort

Après la saillie guerrière de Zelensky, les Russes ont tenté vainement de ressusciter les accords de Minsk, en demandant plus d’implication des parrains français et allemands pour faire pression sur Kiev. Le dernier acte s’est joué à l’automne dernier, quand les Russes ont publié les échanges diplomatiques avec Paris et Berlin qui montraient le refus de ces capitales de forcer Kiev à discuter directement avec les séparatistes. On a encore entendu récemment le président Macron refuser de reconnaitre une légitimité aux leaders séparatistes, puisqu’ils n’étaient pas élus « démocratiquement ».  Mais nos dirigeants ont toujours refusé de reconnaitre le résultat d’élections locales qui n’auraient pas été avalisées par Kiev. Or, Kiéviens et séparatistes n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur les modalités de ces élections prévues par les accords. Les discussions à Minsk étaient très compliquées, car l’Ukraine refusait de rencontrer les « marionnettes de Moscou ». « On ne négocie pas avec les terroristes », pour reprendre un crédo très américain. Les ambassadeurs de l’OSCE faisaient la navette entre les deux camps, dans des salles séparées. Théâtre de l’absurde ! Des élections unilatérales ont eu finalement lieu dans le Donbass, mais elles ont été considérées comme nulles et non-avenues par l’Occident. Bref, c’était l’impasse. Et le président Macron peut continuer de dire que les leaders séparatistes ne sont pas légitimes pour pouvoir ainsi continuer de nier aux populations du Donbass les droits qui leur avaient été pourtant accordés dans les accords de Minsk.

Les soldats de Lissichantsk

Après la conquête de la ville, j’ai repensé à ce soldat de la RPL, rencontré un jour près de la ligne de front, et qui gardait un check-point au sud de la rivière Siverski Donets. Il venait de Lissitchansk. En tant qu’observateur, j’avais pour habitude d’essayer d’entamer un dialogue avec les soldats des deux bords pour savoir d’où ils venaient, quelles étaient leurs motivations. Seule une minorité de mes collègues partageaient cette curiosité. Dans la base de Donetsk, une consigne avait même été passée de ne jamais parler aux soldats. Ce natif de Lissitchansk avait donc la cinquantaine, il m’avait dit avoir cinq enfants. Il s’était engagé dès le début dans la milice de la RPL, et avait fui sa ville natale quand l’armée ukrainienne avait repris la zone après sa très éphémère appartenance à la RPL. Ce faisant, il avait laissé derrière lui femme et enfants, comme plusieurs autres combattants séparatistes que j’ai rencontrés. Il était jovial et semblait content de pouvoir parler de lui. Il avait finalement trouvé le moyen de transférer toute sa famille à Lougansk. Ce qui l’avait motivé à faire venir ces derniers était la décision du gouvernement ukrainien de supprimer l’enseignement en russe à l’école. C’était inacceptable pour ce père de famille. Mais il espérait pouvoir un jour retourner à Lissitchansk. Évidemment, comme je l’ai déjà expliqué dans mon premier article, ce genre de rapport n’était pas pris en compte dans mon organisation. Toujours est-il que j’ai repensé à lui, ces derniers jours. Est-il seulement encore vivant pour voir ce jour où la perspective de pouvoir retourner chez lui se matérialise ?

Je ne sais pas ce qu’il en est pour lui, mais un autre militaire de la RPL, plus haut gradé, et lui aussi de Lissitchansk a été filmé lors de ses retrouvailles émouvantes avec ses proches. Il faut préciser que la communication entre eux était loin d’être évidente pendant toutes ces années, car le SBU, la police secrète ukrainienne, était susceptible d’écouter toutes les conversations et d’intercepter tous les emails. J’ai assisté à des procès dans la zone contrôlée par l’Ukraine où des gens ordinaires était jugés pour avoir passé des informations sur l’armée ukrainienne, parfois à des contacts officiels, mais aussi à de simples proches vivant de l’autre côté au cours de conversations en apparence banales.

Au passage, cette vidéo nous montre que la ville est quasiment intacte. La tactique d’encerclement progressif a fait fuir l’armée ukrainienne.

À propos de ceux qui ont fui

Cela étant, si certains sont heureux et soulagés, d’autres ont fui. Parmi les fuyards, beaucoup ont d’abord voulu se protéger. Il y a un ventre mou de la population qui peut s’accommoder de vivre sous la tutelle ukrainienne ou russe, tant qu’ils peuvent profiter de leur logement et avoir un travail. Après la première phase intense des combats en 2014-2015, beaucoup avaient fui le Donbass. Mais un certain nombre sont ensuite rentrés chez eux, y compris dans le territoire contrôlé par la RPL, une fois le calme relatif revenu. Gageons que nous verrons le même phénomène se reproduire, d’autant que les territoires « libérés » ne seront plus des zones non reconnues par personne, avec le cortège de problèmes administratifs et économiques qui vont avec, mais bénéficieront bientôt d’une pleine intégration dans la Fédération de Russie. Mais il y aussi des pro-Ukrainiens qui vivaient dans le Donbass, même s’ils étaient minoritaires. Pour ces gens-là, ce qui se passe est un crève-cœur.  

La partition en cours, faute de compromis

La guerre du Donbass n’était déjà pas qu’une guerre locale. J’ai rencontré au moins deux hommes, l’un d’Odessa, l’autre de la région de Zaporojie qui avaient décidé dès 2014 de rejoindre la RPD en tant que soldats. La loi sur les langues régionales ayant été supprimée par le régime issu de Maidan dès son arrivée au pouvoir, j’avais compris alors que la partition qui a suivi dans le Donbass donnait en quelque sorte l’opportunité aux Ukrainiens de choisir la zone où ils préféraient vivre, une zone russophone tournée vers Moscou, ou une grande zone ukrainophone tournée vers l’Occident. Aujourd’hui, après l’historique rappelé plus tôt, la zone russophone est en train de s’étendre par la voie des armes dans les régions historiquement russophones. Encore une fois, il y a des gens qui le déplorent, surtout des jeunes qui n’ont connu que l’Ukraine indépendante, et d’autres qui au contraire s’en réjouissent.

Est-ce notre guerre ?

Devons-nous, en tant qu’Occidentaux, intervenir dans ce conflit ? Nous défendons officiellement le respect du droit international et de l’intégrité territoriale des États. Mais le droit des États doit-il primer sur les réalités anthropologiques et humaines ? Sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Sur les droits linguistiques et culturels d’une minorité russe sans cesse attaqués par le régime nationaliste ukrainien, dans une sorte de génocide linguistique par la loi ? Comment peut-on nier tout cela, jusqu’à contribuer activement à une guerre sans fin, avec tout son cortège de malheurs, y compris pour notre économie, et prétendre être du bon côté de l’histoire ? Si l’Ukraine gagnait cette guerre, il est à craindre que la population russophone du Donbass soit plus réprimée que jamais. Doit-on se battre pour cela ?

Dans un monde idéal, on aurait pu régler ce problème par un référendum reconnu par tous. Mais ni Kiev, ni l’Occident ne se sont jamais montré réceptifs à une telle idée, sauf à ce que le reste de l’Ukraine ait aussi son mot à dire. Dans un divorce, en droit, il suffit qu’un seul des époux souhaite le divorce pour qu’il soit acceptable. Pourquoi en serait-il différemment des peuples ? D’ailleurs, nous avons accepté exactement le principe d’un référendum d’indépendance pour le Kosovo, contre sa capitale de tutelle, Belgrade. Deux poids, deux mesures ! Ou toute l’hypocrisie et le respect du droit à géométrie variable de l’Occident.

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