Centre commercial de Krementchouk, en Ukraine : les faits et la propagande
ANALYSE - Un événement choquant concernant l’Ukraine a une fois de plus fait la une de l’actualité internationale, du moins en Ukraine et en Occident, ce 27 juin. Cette fois-ci, c’est le bombardement en plein jour d’un centre commercial dans le centre de Krementchouk, une ville ukrainienne qui n'est pas sur la ligne de front, qui crée la polémique.
La version ukrainienne : un magasin visé sans raison
Selon le pouvoir et les médias ukrainiens, le centre commercial Amstor, chaine très répandue en Ukraine, a été visé sans raison.
Dans une vidéo vite montée et très partagée (notamment par Oleksyi Goncharenko, un député du parti Solidarité européenne dirigé par l’ancien président ukrainien Petro Poroshenko), on peut lire : « La Russie a attaqué un centre commercial avec des missiles (ndlr : notez le pluriel). Plus de 1 000 civils étaient présents. Pas de danger pour l’armée russe. C’était juste un centre commercial ». On y voit cinq commentaires d’internautes russes qui se réjouissent et, enfin, l’accusation « la Russie est un État terroriste ». Le fond du message est clair : le pouvoir russe aurait visé un centre commercial juste pour le plaisir de tuer des civils ou de semer gratuitement la terreur dans la population.
It is already known about 11 dead as a result of a Russian missile attack on a shopping mall in #Kremenchuk. This is a terrorist attack! #Russia is a terrorist country!#RussiaIsATerroristState pic.twitter.com/Z2mh4aXEZ9
— Oleksiy Goncharenko (@GoncharenkoUa) June 27, 2022
Ce message s’est répandu comme une trainée de poudre sur les comptes des réseaux sociaux pro-Ukrainiens, sous diverses formes, notamment via des « stories » éphémères sur Instagram, suscitant une vague de haine antirusse, devenue absolue et totale. Tous les Russes sont coupables et doivent mourir, peut-on lire. Par ailleurs, sans que l’on ne sache comment, le nom et les photos des pilotes russes incriminés, déjà qualifiés de criminels de guerre, ont été retrouvés sur Internet.
today, my colleague in #Kremenchuk went to the shopping mall with her son to buy him an ice cream. the mall was destroyed while they were on their way. but we don't know how many moms went with the children for ice cream 15 minutes earlier.#russiaisaterrorisstate pic.twitter.com/BymjPfgP6J
— підвальна комікеса (@touching_tyrant) June 27, 2022
Le président Volodymyr Zelensky affirme même que le pouvoir russe a sciemment choisi de bombarder le centre commercial et demande l’ouverture d’une commission d’enquête internationale, rapporte BFMTV.
Et dans la presse française :
BFMTV publie un article, résumé d’un talk-show, où l’on fait exclusivement la part belle à la version ukrainienne : « la Russie reprend sa stratégie de la terreur », titre le média. On apprend au passage que le missile incriminé, un X22, aurait un degré de précision de seulement 600 mètres.
Dans le Figaro, Pierre Avril, envoyé spécial du journal, prétend s’être rendu sur place et vante la « transparence » des Ukrainiens. Il affirme que « deux missiles avaient bien détruit lundi un centre commercial, et non un dépôt d’armes comme le prétend la Russie ». Au moins, là, on mentionne en partie la version russe, ce que BFMTV n’a pas jugé utile de faire. Mais c’est pour mieux dénigrer le « mensonge russe ». Voilà ce qu’il décrit à partir de ce qu’il voit : « Réduite à un amas de poutrelles, à des plaques de tôle et des fils qui pendent en grappes, la carcasse grotesque de l’immense centre commercial de Krementchouk s’étale dans le halo aveuglant des projecteurs. » Décrit-il le site du premier impact ou du second ? On verra que cela a son importance.
Quant à la réaction officielle du président Macron, ce dernier a tweeté un message en russe, dans lequel il dénonce sa colère face à tant de méchanceté et invite le peuple russe à regarder la vérité en face. Qui conseille le président ? Qui l’informe et comment ? Croit-il vraiment que les Russes vont préférer sa version des événements à celle que vont leur présenter leurs propres autorités ?
La version russe
Selon les Russes, l’objectif de ces frappes était l’usine située juste au nord du centre commercial, une usine fabriquant des véhicules, appelée Kredmash, Kremenchutsʹkyy Zavod Shlyakhovykh Mashyn (nom complet en ukrainien). L’observateur averti notera qu’aucune des sources citées plus haut ne mentionne l’existence même de l’usine. Cette usine servait, toujours selon eux, de centre de stockage pour des armes et des munitions fournies par l’Occident.
Avaient-ils des informations fiables à ce sujet ? Qui peut savoir ? Révéler leurs sources reviendrait à potentiellement mettre en danger ces mêmes sources. Il est en tout cas possible d’identifier une voie ferrée menant à l’intérieur de l’usine, un moyen qui serait bien pratique pour y acheminer des charges lourdes comme des véhicules ou des armes, les armements lourds transitant souvent par train. La ville se situe aussi sur la rive gauche du Dniepr, obstacle géographique important à passer pour livrer des armes sur le front de l’Est. On n’est pas très loin de Kharkiv. De toute façon, la question est essentiellement éludée par la presse occidentale.
Pierre Avril déforme les propos russes pour laisser croire que ce serait le centre commercial lui-même qui était soupçonné de stocker des armes. Un centre commercial abritant des armes, cela parait difficile à croire. Cependant, une grosse usine automobile, ce serait plus crédible. Si des armes étaient entreposées sur place, cela donnerait aux Russes une raison valable d’avoir procédé à un bombardement, en vertu du droit de la guerre. Les Occidentaux devraient alors admettre une part de responsabilité dans cet événement, car ce sont leurs armes qui auraient été ciblées, armement que les Ukrainiens auraient choisi de stocker en pleine ville.
Les Russes assurent aussi que le centre commercial a été une victime collatérale du bombardement de l’usine, touchée, selon eux, par ricochet par des explosions de munitions dans l’usine touchée par les frappes. Ils prétendent par ailleurs que le centre commercial était fermé.
Analyse des faits
Grâce aux diverses vidéos publiées sur les réseaux sociaux, aussi bien par Zelensky lui-même que par des internautes pro-russes, il est possible d’avoir une vision presque exhaustive de ce qui s’est passé. En préambule de cette analyse, un premier constat : la presse mainstream ne présente pas une version équilibrée et objective. En effet, dans une guerre, tout est souvent propagande. Et l’Occident est partie prenante de cette guerre.
Ainsi, on peut affirmer qu’il y a bien eu deux explosions distinctes, et, sur la base des images, on peut voir que la première explosion a eu lieu plus au sud, tout près du centre commercial, voire sur son angle nord-est, et la deuxième plus au nord, moins de 500 mètres plus loin.
Voici une carte de l’usine qui montre en jaune la zone des deux impacts.
Cette autre carte montre les dégâts du premier impact vu par satellite.
On peut donc conclure que si le centre commercial n’a pas été directement impacté, le missile est tombé à quelques mètres près du magasin, en bordure du périmètre de l’usine.
La question qui se pose ensuite, c'est de savoir si ce magasin Amstor était intentionnellement visé. C’est là que le deuxième impact nous éclaire. Non, le deuxième missile ne tombe pas sur le centre commercial, comme l’affirme à tort Pierre Avril, mais sur un bâtiment de l’usine en limite nord. On le sait d’abord grâce à une série de vidéos de caméras de surveillance disséminées autour de l’étang au nord de l’usine. À 34 secondes, sur une prise de vue nord-sud, on voit clairement le nuage de fumée du premier impact. À la 42ème seconde, on voit le deuxième impact, beaucoup plus proche de l’étang.
On le voit ensuite via une vidéo filmée sur le site de l’impact. Le petit bâtiment blanc à huit fenêtres permet de localiser précisément le cratère. Au passage, quand on regarde la vue aérienne, on peut voir que le seul missile qui a vraiment atteint l’usine est loin d’avoir tout détruit, étant donné la taille du site. Pierre Avril a-t-il visité le premier site ou le deuxième ? S’il a visité le deuxième site, il faudrait être particulièrement de mauvaise foi pour prétendre qu’il s’agit encore du même centre commercial. L’immeuble du centre commercial faisait 126 mètres sur 100 mètres, sur deux niveaux. Cela en fait-il un « immense centre commercial » ?
En tout cas, en analysant les deux impacts combinés, la thèse russe semble la plus légitime à entériner : l’usine aurait bien été la cible visée. Les missiles X22 russes manquant de précision, l’un deux a touché le centre commercial.
Si c’était l’armée américaine ou une armée occidentale qui était responsable, on aurait parlé de « dommage collatéral », comme il y en a eu tant en Irak ou en Afghanistan. Mais, quand c’est la Russie, le prétexte pour dénigrer au maximum cette dernière, quitte à biaiser les faits, est trop tentant.
Ce faisant, journalistes et politiques contribuent au développement d’un narratif unilatéral à charge contre la Russie, fabriquant des accusations de crimes de guerre à répétition, ce qui entraine une forme de haine et d’hystérie collective, qui n’est pas près de s’éteindre. Cela profite à l’Ukraine, qui va pouvoir à nouveau réclamer de l’aide face à la « barbarie » russe. La haine des Ukrainiens accentuera leur colère et leur soif de vengeance, et donc les recrutements dans l’armée ukrainienne.
Du reste, selon le Figaro, Vitaly Malteski, le maire de la ville, se sert de l’incident justement pour demander plus d’armes afin d’empêcher de tels drames à l’avenir, sauf que c’est le soupçon qu’ils cachaient de telles armes qui a provoqué le bombardement. S’en rendent-ils seulement compte ? Plus il y aura d’armes en Ukraine, plus il y aura de morts. C’est mathématique. De même que l’obsession de l'Ukraine à rejoindre l’OTAN qui, loin de la sécuriser, a au contraire accentué la menace russe sur elle. Et les armes ne suffisent pas. Encore faut-il savoir s’en servir.
Les Ukrainiens se donnent du baume au cœur en s’extasiant face à cette charmante petite fille, visage de l’innocence, victime du centre commercial qui se fait soigner le pied en chantant l’hymne ukrainien.
Unbreakable...🇺🇦
— Anton Gerashchenko (@Gerashchenko_en) June 29, 2022
A little girl sings Ukrainian anthem while she getting her bandages.
📹: Viktor Pashula#UkraineRussiaWar #russiaisaterrorisstate #StopRussia pic.twitter.com/BBvlxWmcIp
Elle n’a pas 4 ans, elle ne sait pas écrire, mais elle connait déjà l’hymne ukrainien. La haine des Russes lui est-elle aussi enseignée ? On peut le craindre. Une pétition a même été déposée sur le site de la présidence ukrainienne pour enseigner officiellement la russophobie. L’enseignement patriotique est déjà une priorité dans les écoles ukrainiennes, sans cesse renforcée. Avec l’invasion russe et surtout les allégations de crime de guerre et de génocide, la nouvelle génération est déjà préparée à des désirs de vengeance.
Aurait-il été possible de planifier ce bombardement de nuit pour limiter les risques de pertes civiles ? Seuls les Russes peuvent répondre à cette question, qu’ils ont le devoir de se poser. Ce genre d’affaire, quoi qu’ils disent, est toujours une catastrophe médiatique pour eux. Leurs explications selon lesquelles les munitions auraient atteint le centre commercial lors de l'explosion ne convainquent pas à la vue des images. Leur autre allégation selon laquelle le centre commercial était fermé, est aussi contredit par de nombreux témoins. Mais à leur décharge, il aurait dû être fermé ou évacué, sauf que les managers, probablement échaudés par trop d’alertes pour rien, avaient demandé de ne pas respecter les ordres de fermeture.
De la difficulté des journalistes à se poser publiquement les bonnes questions
Un des rares journalistes occidentaux à avoir traité honnêtement cette affaire de Krementchouk est le journaliste allemand Julian Roepcke. Dans son tweet où il reconnait que l’usine a bien été visée, il s’excuse par avance de la haine qu’il va causer contre lui en disant la vérité.
As much as you will hate me ... these videos actually prove, Russian Kh-22 missiles indeed hit the Kredmash plant in #Kremenchuk.
— Julian Röpcke🇺🇦 (@JulianRoepcke) June 28, 2022
An no: I'm not justifying anything, just desribe what is visible in the footage. The supermarket got either caught by the explosion or was also hit. https://t.co/YyW37olc5T
Pour les journalistes ukrainiens, c’est plus compliqué. Avant même l’invasion russe, en 2021, Zelensky a fait fermer trois chaines nationales jugées trop proches de l’opposant numéro un, Viktor Medvedchuk, coupable d’être l'ami de Poutine et de soutenir les accords de Minsk. En décembre, deux autres chaines locales ont aussi été interdites. En février, une sixième chaine était dans le collimateur avant même l’invasion, tout cela sans que l’Occident n’y trouve rien à redire. Par ailleurs, en Ukraine, exposer publiquement des positions de l’armée ukrainienne est passible d’une peine de prison.
De son côté, le site Rubryka.com se distingue en fournissant un compte rendu très factuel du bombardement de l’usine, sans commentaire, avec même la citation du gouvernement russe. On y apprend que l’atelier de l’usine détruit par le deuxième missile qui a touché l’usine était vide : il ne contenait que des mélanges pour la construction de routes et des bidons de poudre minérale. Le pouvoir a plutôt intérêt à ce que ce genre de reportage soit diffusé, photos à l’appui, pour contrer l’argumentaire russe. Cela suffit-il pour conclure que l’usine ne contenait pas d’armes ? Au vu de la taille du site, bien d’autres bâtiments de l’usine sont restés intacts et rien ne montre qu’ils ont été ouverts aux journalistes. Si des armes étaient stockées quelque part sur le site, le révéler serait un sacré défi pour des journalistes ukrainiens qui pourraient être accusés de trahir des secrets d’État et de faire le jeu de la Russie. Le SBU, police et service secret ukrainien, a divers moyens à sa disposition pour mettre les journalistes au pas. Un journaliste du Donbass m’a dit un jour que le SBU lui avait demandé d’arrêter son métier, vers 2015, où ils le mettraient en prison pour 8 ans. Il a arrêté son métier.
Le pouvoir de la propagande
Pour les centaines de millions de gens qui croient aux allégations de crimes de guerre abominables contre les Russes à Boutcha, Marioupol ou Kramatorsk - des cas tous suspects sur lesquels nous reviendrons -, cette affaire de Krementchouk s’inscrit dans le même registre. Ils n’ont donc aucun mal à accepter cette nouvelle infamie sans se poser de questions. J’en ai fait l'essai tout récemment : il est impossible d'avoir un dialogue apaisé qui mène où que ce soit avec des Ukrainiens choqués par ces images, quand ils croient tout ce que leur dit leur gouvernement. Objectivement, avec l’invasion russe, l’Ukraine vit déjà un drame national, sans allégations de crimes de guerre. Rajoutez cela en plus, et ils perdent littéralement la raison, au sens où ils deviennent incapables de raisonner, d’écouter des arguments. L’émotionnel a submergé leur intellect. C’est le but de toute propagande de guerre. Un maximum d’images chocs et d’accusations simplistes pour annihiler ce qui reste d’esprit critique. C’est une pente terrible. Avec un tel niveau de propagande et de haine, ce conflit risque de n’avoir jamais de fin. Et ceux qui y contribuent consciemment portent une lourde responsabilité. Même si cela peut paraitre dérisoire, il revient à ceux qui peuvent garder la tête froide de la tenir haute, de se battre pour la vérité, quelle qu’elle soit, et de ne pas ajouter au malheur de la guerre le poison de la manipulation.
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