Etat de droit et raison d’Etat : justice pour Julian Assange. Lettre ouverte

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Christophe Peschoux pour France-Soir
Publié le 20 février 2024 - 15:03
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Assange
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Daniel Leal / AFP
Son seul forfait est d’avoir dévoilé quelques-uns des crimes des puissants de ce temps.
Daniel Leal / AFP

L’auteur de cette lettre a été l’un des enquêteurs les plus expérimentés du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme. Il est l’auteur de deux livres et de plusieurs articles sur l’histoire moderne des Khmers rouges. 

Monsieur le Haut-Commissaire,

Les 20 et 21 février prochains, une Haute Cour à Londres décidera du sort de Julian Assange : la liberté ou la mort. Deux juges trancheront si le fondateur de Wikileaks pourra encore interjeter un ultime appel, ou terminera ses jours dans une geôle américaine. Assange n'a commis aucun crime. Son seul forfait est d’avoir dévoilé quelques-uns des crimes des puissants de ce temps. Lèse-majesté. 

Les guerres américaines en Irak, en Afghanistan et ailleurs, ont détruit des millions de vies et ruiné ces pays pour plusieurs générations. Personne n'a été poursuivi. Au contraire : ces crimes sont ouvertement couverts en toute impunité aux Etats-Unis, alors que M. Assange est puni pour avoir publié des preuves de certains d'entre eux. Justice politique.

Il est inculpé en vertu d'une loi sur la trahison datant de 1917. Peut-on trahir les lois d’un pays qui n’est pas le nôtre ? La loi américaine serait-elle universelle ? L’accepter ouvrirait dangereusement la porte à l’arbitraire que donne le pouvoir sans contrôle : demain, un autre Etat puissant pourrait s’arroger le droit, en vertu de la loi du plus fort, de poursuivre un journaliste, un chercheur ou un militant des droits étrangers, accusés d’avoir enfreint sa loi. 

Priver quelqu'un de sa liberté est en droit international une décision exceptionnelle, qui doit être dûment motivée pour garantir une justice équitable. Or, M. Assange est emprisonné sans procès depuis près de cinq ans comme un dangereux criminel dans une prison de haute sécurité près de Londres. Alors qu’il pourrait être libéré sous caution et placé sous contrôle judiciaire, en attendant l’issue d’une procédure qui de tout évidence traîne les pieds et prend ses aises avec le temps. Le temps, bref, de la vie d’un homme... 

Pourquoi le maintenir en prison ? Pour l’empêcher d’échapper à une justice d’évidence politique. Les juges anglais qui ont prêté leur nom à cette parodie de justice et l'ont jeté en prison, comme un ennemi public, se demandent-ils pourquoi leurs décisions sont frappées de soupçon ? Présomption d’innocence ? Certes, mais il doit d’abord être puni.

Aux Etats-Unis, il est inculpé de 18 chefs d’accusation passibles de 175 ans de prison. Extradé, il aura peu de chances d'avoir un procès équitable. Le tribunal qui le jugera est situé à deux pas de la CIA, dans un Etat peuplé par les employés de ces “services” dont Wikileaks a révélé certaines des pratiques criminelles. Lors de la procédure d’exception qui lui sera imposé, son droit à la défense sera compromis. 

Ceux qui depuis 14 ans le traînent dans la boue et le pourchassent, grâce aux puissants relais d’une presse servile, n’ont aucun intérêt à un procès public qui ouvrirait la boîte de Pandore des innombrables crimes de l’Amérique. Ils l’ont accusé de viols et d’avoir mis en danger des vies américaines. Ces deux charges n’ont pas résisté à l’épreuve des faits.

D’autres avant lui jugés gênants, comme Jeffrey Epstein ou son complice en France, Jean-Luc Brunel, ont été retrouvés "suicidés” dans leur cellule dans des circonstances douteuses. Il sera facile de mettre sa mort sur le compte de l’épuisement et du désespoir d’une vie amputée, privée de sens et de liberté. Et quand bien même il mettrait fin à ses jours, ou que son cœur s’arrête, il s’agira encore d’une mort programmée.

Aucun des Etats européens qui prônent l’Etat de droit, la démocratie et les droits de l’homme, alors qu’ils les piétinent tous les jours, n’a offert l’asile politique à M. Assange. Laisser sans mot dire ces Etats extrader cet homme, au nom d’une justice qui n’est pas la nôtre, mais la robe noire du pouvoir, c’est consentir à s’en faire complice.

Pourquoi cet acharnement de la part de l’ensemble des Etats occidentaux à violer toutes les normes nationales et internationales des droits de l’homme ? Est-ce pour faire un exemple afin de dissuader quiconque serait tenté de divulguer les crimes de certains Etats ?

Monsieur le Haut-Commissaire,

Assange est un défenseur des droits de l’homme ; un journaliste et un éditeur créatif et innovant. Et l'un des nôtres. Il devrait être parmi nous dans le feu de l’action. N’est-il pas persécuté pour avoir fait ce que doit faire tout journaliste d’investigation, tout enquêteur sur les droits de l'homme, tout ce que nous faisons, nous, au quotidien dans ce bureau : documenter les crimes des États et promouvoir la vérité, la responsabilité et la justice ?

La lutte pour sa liberté n’est pas seulement une bataille pour la libération d'un homme, indûment cloué au pilori public par nos inquisitions modernes. Elle est une des batailles emblématiques de notre époque : celle du droit contre la raison d’État ; de la vérité contre le mensonge ; d’une information libre et vérifiée sans laquelle il ne saurait y avoir de citoyenneté, contre le devoir de transparence qui incombe à tout gouvernement démocratique. Elle est aussi emblématique de cette fracture qui se creuse au cœur de nos sociétés, et prépare les tyrannies qui viennent et les révoltes qui grondent.

C’est l’affrontement de “nous, les peuples” (ainsi débute la Charte de l’ONU) contre la violence et l’arrogance des “élites” de ce monde, de plus en plus dissociées de la société et pour qui les droits de l’homme sont devenus un embarras has been. De cette lutte sont nés les droits de l’homme. 

Tous les groupes de défense de la liberté de presse et des droits de l’homme considèrent l'inculpation de M. Assange comme la menace la plus grave pour la liberté de la presse aux Etats-Unis et ailleurs. Notre bureau, lui, est resté silencieux. Comment se fait-il que les deux derniers Hauts-Commissaires aient botté en touche et n’aient osé dire un mot pour le défendre ? 

Monsieur le Haut-commissaire, je n’ai pas attendu de partir à la retraite pour informer le bureau sur les menaces que sa persécution faisait poser sur nos droits et nos libertés. J’ai tenu au courant l’équipe dirigeante sur la base d’informations vérifiées. J’ai beaucoup travaillé, sur mon temps libre, et avec plusieurs Rapporteurs spéciaux pour que l’ONU prenne la parole et dise le droit. Mes mémos successifs restant sans réponse, j’ai composé et envoyé à Madame Bachelet, puis à vous–même, le poème en annexe à cette lettre : “Un quart d’heure avant minuit”. A votre silence a répondu celui de la plupart de mes collègues. Mr High Commissionner, la peur et la lâcheté règne au bureau des droits de l’homme. 

Je sais bien que votre poste est l’un des plus difficiles au sein de ces nations désunies, chacune tirant à soi la feuille de vigne des droits de l’homme pour cacher ses pudeurs.

Je sais aussi que le financement de ce bureau est politique et que ce sont les Etats les plus riches qui tiennent les cordons de nos bourses. Mais si ce bureau manque de ressources à la mesure des défis qui sont les siens – le droit est partout sur la défensive – compromettre son indépendance et son impartialité pour quelques dollars est un calcul douteux. Ne vaut-il pas mieux un petit bateau navigant vaillamment sur les crêtes des normes internationales, qu’un grand paquebot sans âme ? Plus que d’argent, le monde aujourd’hui, a besoin d’autorité morale, pour redresser la barre et éviter le pire. Autorité qui ne s’acquiert que par l’intégrité, le courage et l’exemple. 

Vous n’avez que quatre ans, Monsieur le Haut-Commissaire pour “faire une différence” dans le monde réel. Quoi que vous fassiez, à l’issue de votre mandat, les pouvoirs qui ont porté leur choix sur vous vous cracheront comme un noyau de cerise. N’échangez pas ce qui reste d’âme à ce bureau, dont le monde a besoin, pour un mirage 2.0. 

N'est-il pas grand temps que ce bureau fasse entendre, au-dessus des compromis et des intérêts à court terme qui étouffent la vie, une voix libre qui demande, sans pudeur, la liberté de M. Assange pour le salut de la nôtre ? Il est déjà très tard, Monsieur le Haut-commissaire, minuit moins le quart passés…

Minuit moins le quart… 

 

Il est grand temps mes amis 
De réaliser 

Que la persécution 

De Julian est la nôtre 
 
Qu’il est notre frère 
D’arme et de parole 

Et l’un des éclaireurs 
Des crimes de ce temps 

Commis en notre nom… 

 

Prisonnier d’opinion 
Au cœur dévoyé  

De nos démocraties 
Qui montrent par son supplice 

Ce qu’elles sont sous leur masque… 
 
          2 

 

Sa persécution 
Est une attaque frontale 

Portée à la racine 

De nos régimes  

Et de nos droits : 

 

Notre droit à penser 
A réfléchir 

A nous informer 
A échanger, partager 

Et à construire ensemble 
De nos mains, de nos cœurs 

Et de nos esprits libres 
Le monde dans lequel 

Nous voulons vivre et aimer… 

 

Je dis le monde dans lequel 

Nous voulons vivre 
 

Et pas seulement rêver et passer… 

 

          3 

 

Qu’est-ce qu’il a défendu ? 
O presque rien ! 

 
La liberté d'expression 
D'information d’une presse 

Qui est encore 
Libre et indépendante… 

 
Le droit des citoyens 

A la vérité 

Notre devoir de savoir 
Ce que les gouvernants 

Que nous élisons 
Font en notre nom 
 

Surtout lorsque dans l’ombre 
Dont ils ont tant besoin 

Ils commettent leurs crimes… 
 
Le droit des journalistes 
Celui de tout chercheur 
D’enquêter librement 
Sur toute question  

D'intérêt public 

Et de protéger  

Soigneusement leurs sources… 

 

Le droit des lanceurs d’alerte 
De divulguer des faits 

Qui heurtent leur conscience 
Sans peur de représailles 

Et le devoir de les protéger 

Par le droit, la justice 
S'ils sont attaqués… 

 

La protection 

De notre vie privée 

Indispensable à l’éclosion 

De notre être humain… 

 

Le droit à un procès  

Juste et équitable 
Et à ne pas être privé 
De sa liberté 

Arbitrairement… 

 

Le droit de ne pas être 
Soumis au supplice 
Pour avoir agi 
En son âme et conscience… 

 

Et le droit au respect 
Et à la protection  
Par le droit, la justice 
Pour avoir osé dire 

La vérité… 

 

          4 

 

N’est-ce pas ce que nous 

“Aux droits de l’homme“ 

Des Nations sans amour 

Faisons tous les jours ? 

 

Documenter les crimes  

Des Etats et des autres 

Exposer leurs mensonges 

Promouvoir la justice ? 

 

N’est-ce pas la vocation 

De cette institution 

Et la raison d’être 

De notre engagement 

Pour un peu plus d’être 

Et monde moins sombre ? 

 

          5 

 

A travers la persécution 
De Julian Assange 
Ce sont nos libertés 
Qui sont menacées 

Les fondements mêmes 
De cette démocratie 
Qui reste le moins pire 

Espace de liberté  

 

Malgré ses souillures 
Ses perversions, ses vices 

Et ses caricatures 
Ses crimes innombrables 
Epouvantables 
Commis en notre nom… 
 
Combien de pays 

Ont été dévastés 
De peuples martyrisés 
Depuis trop de siècles 
Par ce monde chrétien 

Qui se prétend libre ? 

 

      6 
 
Ce sont ces fondements 
Moraux de notre vie 
Qui sont visés au nom 
De la raison d'Etat 

De la sécurité nationale 
Désormais en sursis 
Pour combien de temps encore ? 
 
Il est minuit moins le quart... 

 

          7 

 

Par solidarité 
Avec celui qui paye 
De sa vie, de sa liberté 
Depuis dix ans déjà 
Le crime d’avoir dit 
Quelques vérités crues 
Et d’avoir mis à nu 
Certains de nos pouvoirs 

 

Nous avons le devoir 
De nous opposer 
A son extradition 
Qui signera, honteusement 
Sa sentence de mort 
Dans les caveaux du droit 

De qui est le plus fort…  

 

8 

 

Les voyous qui le réclament 
De procédure en procédure 
Au nom d’une justice 
Qui n’est pas la nôtre 
Le garderont à vue  
Le reste de sa vie… 
 
S'il ne meurt pas avant 

D’épuisement  
Et de désespoir 

Pour avoir trop cru 
A la lumière 
Au pouvoir du droit 
De la vérité  

Et de la justice 
Que nos institutions 
Sont censées protéger… 
 
S'il ne met pas lui-même 

Fin à cette non-vie 

Qu’est devenue la sienne 

Ayant perdu espoir 

De revoir le soleil 

Et le bonheur de vivre 

Enfin avec les siens… 

 

          9 

 

Il est fort à craindre 

Qu’il soit aussi 

Retrouvé un matin 

Sans vie dans sa cellule 

« Suicidé » comme d’autres 

Devenus trop embarrassants… 

 

Ceux qui le réclament 

Pour avoir mis à nu 

Certains de leurs secrets 

N’ont pas intérêt 

A ce que son procès 

Ouvre la boite 

De Pandore de leurs crimes… 

 

10 

 

N’ajoutons pas à son supplice 
Le poids de notre indifférence... 
 
Il sera vain ensuite 
De pleurer sur ses pas 
De demander pardon 
De ne pas lui avoir 
Tendu la main à temps… 
 
Julian n’a nul besoin 
De larmes de crocodiles... 
 
Ce dont il a besoin 

C’est de notre fraternité 

De notre solidarité 
Consciente et active 
Et désormais urgente 
Chaque minute compte 
 

Il est déjà 

Minuit moins le quart… 

         

 11 
 
Ce poème vous invite 
A vous joindre en chœur   

A cette supplique 
Adressée aux iniques 

Qui tiennent en leurs serres 
La vie de Julian 

Pour exiger sa liberté 
Et à travers la sienne 
Défendre la nôtre… 

 

12 

 

Cela nous le devons 

Non seulement à Julian 

Mais aussi à ces valeurs 

Précieuses, universelles 

Auxquelles nous croyons 

Et sommes attachés 

Et qui donnent sens 

Et beauté à nos vies… 

 
 

(Avril 2022, revu en février 2024) 

 

 

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