La nature humaine ne s'envisage pas sans visage

Auteur(s)
Heike Freire, pour FranceSoir
Publié le 24 novembre 2020 - 16:17
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Fillette masquée.
Crédits
Pixabays
Fillette masquée.
Pixabays

"Le visage est le miroir de l’âme”, assurait Cicéron dans un de ses plus beaux discours. Même si nous cherchons à le cacher (et certains en sont des experts), nos physionomies expriment directe et immédiatement, l'état d'esprit qui nous traverse. Les sensations et émotions que nous ressentons, à tout moment, se traduisent par des impulsions nerveuses qui façonnent les muscles du visage. Ces sont des formes  pratiquement universelles, selon les recherches pionnières du biologiste anglais Charles Darwin, publiées dans "L'expression des émotions chez l'homme et les animaux" (1872). Grâce à l'invention de la photographie, Darwin a étudié l’expression faciale de bébés, d’enfants, de jeunes, adultes, personnes âgées, acteurs, malades mentaux ... et aussi de certains animaux. Il a conclu que nous exprimons des états émotionnels similaires, avec des gestes identiques, indépendamment des différences d'âge, de sexe, d'état de santé, d’ethnie et même d'espèce. Les délicats et subtils sentiments humains associés à la souffrance, la tendresse, la peur, la honte, la colère, la joie, la tristesse ... ont un reflet ancestral sur nos visages. 

Bien que nous montrions nos émotions avec des expressions faciales similaires, le visage est une sorte d'empreinte digitale qui nous rend uniques. Il n'y a pas deux visages qui soient égaux parmi les plus de 7,5 milliards de personnes qui habitent actuellement sur la planète. Les mêmes éléments sont combinés dans des formes, tailles et relations variées, pour obtenir des configurations singulières. Ils sont un excellent exemple de ce que les Grecs appelaient un holon et les Allemands une Gestalt: un système complexe, un tout inséparable et irremplaçable, un ensemble harmonieux qui est bien plus que la somme de ses parties. Voilà pourquoi, instinctivement, sans le vouloir, nous avons tendance à tenter de les compléter, lorsque nous sommes empêchés de les percevoir complètement… 

Dès leur plus jeune âge, garçons et filles réagissent avec une intensité particulière aux visages et sont capables de les reconnaître. D'abord ceux des figures maternelles et de leur famille proche; ensuite ceux des trangers. Dans un premier temps, ils identifient les formes, tailles et couleurs des principaux composants faciaux (yeux, bouche, nez ...), et les reflètent, par exemple, dans leurs dessins. Plus tard, ils sont capables de percevoir également les structures sous-jacentes (distances, angles, proportions ...). C'est précisément des mammifères que nous avons hérité, grâce à un incroyable processus de retournement, l'une des expressions faciales les plus typiquement humaines: le sourire. Montrer ses dents, dans le règne animal, est une réponse défensive dont le sens est plus ou moins : "attention ! Si vous prévoyez de m'attaquer, me voici ! Je répondrai de toutes mes forces !" Les humains, en revanche, utilisent ce simple geste pour envoyer un message apaisant : "je suis amical, inoffensif. Vous pouvez vous détendre, je suis calme." Au long de l’évolution, le sourire a acquis un clair effet anti-stress et calmant. Il favorise la production d'endorphines (les fameuses hormones du bonheur) et nous aide à nous mettre à l'aise. Lors des voyages à l'étranger, qui n’a pas fait l'expérience de se sentir chez soi, rien qu'en regardant un visage amical et souriant. Le sourire apporte le bien-être et, en plus, il est contagieux !

Les bébés font preuve de ce réflexe inné, dès leurs tout premières heures de vie. Et, à peine en quelques semaines, sans que personne ne leur ait montré, ils l'utilisent pour répondre à d’autres personnes. Probablement, la première chose que nos ancêtres hominidés ont vu, au moment de se lever sur leurs membres inférieurs, furent les visages de leurs semblables. Le contact émotionnel par les gestes du visage est une caractéristique essentielle des animaux sociaux que nous sommes, des êtres profondément ouverts à l'autre. C’est pour quoi notre espèce, à différence de la plupart des autres, est attirée par les miroirs. Dans ce double jeu du regard, de la relation, de l’interaction, nous tissons des liens sociaux et construisons aussi bien ce qui nous rend identiques à nous mêmes et différents des autres. Parce que c’est en observant et même en éprouvant ce que les autres ressentent, que nous apprenons à découvrir aussi quel est notre ressenti. 

La privation sensorielle et affective produit de l’anxiété. Elle est vécue par grands et petits comme une situation dangereuse qui génère de l'inconfort, et même de la douleur psychique ... Les nouveaux-nés et les tout petits enfants peuvent mourir s’ils manquent de ce nutriment essentiel. A n’importe quel âge, nous sommes conçus pour être en interaction avec les autres, pour nous maintenir émotionnellement synchronisés et en phase avec nos proches.

Dans une expérience classique des années 70, le chercheur américain Edward Thronick a demandé à quelques mères de montrer à leurs bébés, après avoir joué avec eux, un visage rigide et froid pour quelques instants. Les petits ont immédiatement remarqué le changement d’attitude, et ont fait tout leur possible pour retrouver la connexion ; quand ils ont échoué, ils ont clairement exprimé leur inconfort en criant et en pleurant.

La rupture du lien émotionnel à travers le visage est mal vécue également par les adultes, qui ont tendance à se sentir bouleversés et agités, voire rejetés. Bien qu'à partir de sept mois, les garçons et les filles soient capables de distinguer plusieurs expressions faciales, l'apprentissage des processus subtils, riches et complexes de la communication humaine (dont l’essence est non verbale) a besoin de temps, d’années d’échanges et d’expériences, de la première enfance à l’adolescence, et même au delà. Une étude du chercheur anglais Lawrence Campbell (2016), avec un échantillon de 478 garçons et filles, âgés de 6 à 16 ans, a révélé, par exemple, qu’ils ne parviennent pas à identifier correctement des émotions telles que la peur, la surprise ou le dégoût jusqu'à l'âge de 16 ans. La semaine dernière, la mère d’une enfant de 7 ans, regrettait que sa fille, trois mois après le début de l’année scolaire dans son nouvel établissement en Espagne, soit "incapable de reconnaître ses camarades de classe ni de se souvenir de leurs noms." Il me semble que cette expérience, et celles de nombreuses autres familles, enseignants, garçons et filles dont les visages sont masqués, alors que la covid19 n’est pas une maladie pédiatrique, qu’ils ne sont pas en danger, devraient inspirer une réflexion profonde sur ce que nous faisons avec l'enfance.

L’expression faciale émotionnelle partagée est un héritage précieux de notre espèce, vieux de plusieurs centaines de milliers d’années, sans lequel nous ne pouvons pas nous appeler, ni vivre, ni nous sentir ni nous construire comme des êtres pleinement humains.
 

Heike Freire est une philosophe et psychologue espagnole.
Auteur de plusieurs ouvrages sur la pédagogie Verte, une approche de l'éducation basée sur le contact avec la nature.
www.heikefreire.com


 

 

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