Maître Éric Dupond-Moretti, permettez-moi de vous dédicacer le livre de Jonathan Delay…
TRIBUNE - Au delà de l’irréparable, une vie d’enfant de l’affaire d’Outreau, vient de paraître aux éditions québécoises Louise Courteau. Plus de 20 000 exemplaires sont en mains des libraires et des lecteurs. L’éditeur n’a pas manqué de vous en envoyer un exemplaire dès sa parution. Michel Gasteau, ancien président de Cour d’Assises, a préfacé ce livre et l’ancien vice-procureur Martine Bouillon le clôt avec sa postface. La lucidité et la sagesse des anciens est précieuse, lorsqu’il s’agit de parler des drames de la pédocriminalité.
Cotten ! Je vais te casser la gueule !
C’est ainsi, dix à vingt fois par jour, que commencèrent nos échanges, entre un gamin mal dégrossi de vingt ans au cerveau et au corps marqués aux encres et au sang des pires violences et un Vieil Homme (Coz Den, Cotten, en breton), psychosociologue infréquentable et psychothérapeute fou, de 61 ans à l’époque.
Un beau jour d’août 2014, j’arrivais chez une amie installée dans la bourgade vendéenne de Tiffauges ; dont le château fut, entre 1422 et 1440, la propriété du Maréchal de France Gilles de Rais, que la culture populaire associera au fil des siècles au personnage mythique de Barbe-Bleue. Gilles de Rais, libérateur avec Jeanne d’Arc de la ville d’Orléans devint aussi, nous racontent les archives historiques, un grand pédocriminel auteur de plusieurs dizaines de meurtres d’enfants… Qui finira pendu et brûlé…
Et c’est sous le signe de l’énergie si particulière et à vrai dire au moins symboliquement très pesante de ce lieu que je venais rencontrer pour la première fois Jonathan Delay, comme si revenait en ces lieux arrosés de tant de souffrances la trace de lointaines réincarnations des siècles passés, au travers de ce processus improbable où les âmes des uns et des autres changent de rôle en revenant sur la planète, une fois bourreau, une fois victime, une fois sauveur…
Écorché vif. À peine installé depuis quelques semaines chez de véritables humains naturellement bienveillants, à la sortie du long tunnel des placements et de six mois de rue, depuis le soir anniversaire de ses dix huit ans. Accessoirement : violé, violenté, traumatisé depuis ses premiers mois de vie sur la planète… Sous tension permanente, attendant la chute des prochaines tuiles qui ne sauraient tarder à lui choir sur la tête, cigarettes sur cigarettes, gonflé au Coca-Cola et aux spaghettis, dans le stress d’anticipation du troisième procès de l’affaire d’Outreau qui allait s’ouvrir à Rennes, en mai 2015, quelque huit mois plus tard, pour ses 21 ans.
Maître, j’entendis beaucoup parler de vous, tout au long de ces années 2014 - 2018, où Jonathan Delay avançait dans la rédaction de son livre, accueilli à mon domicile personnel et accompagné par quelques membres de ma tribu.
Ce livre est factuel, sec, rapide et saccadé, dans cette même énergie que je lui connais de papillon apeuré qui cherche la lumière dans la nuit noire. L’eau de la marmite des émotions bouillonne sous le couvercle des mots : mais la parole qui libère est bien là, qui distille goutte à goutte les horreurs et construit dans le même temps une suffisante dissociation qui va permettre de construire peu à peu la sécurité intérieure.
Mais la lecture de ce livre qui ne peut que toucher le cœur de chacun ne peut s’arrêter au simple déroulé de l’histoire de l’enfance de Jonathan et de la lente et difficile construction psychologique de l’adulte qu’il est devenu, à 27 ans bientôt.
Car une seconde lecture s’impose, en filigrane tout au long du livre. Celle qui, précisément, vous concerne, Maître Dupond-Moretti. Je ne suis pas certain que ce qu’offre à comprendre Jonathan Delay soit un cadeau pour vous. C’est même plutôt un cadeau empoisonné, comme vous l’avez certainement très bien compris.
Certes, l’éditeur a pris soin de changer les noms ou de les transformer en X et Y. Mais tous ceux qui connaissent comme vous le dossier sauront lire et comprendre.
Ce que révèle Jonathan est très simple et absolument terrifiant en même temps.
L’affaire d’Outreau a juste été traitée « à l’envers » devant les juges : mensonges à tous les étages.
Jusqu’à l’acquittement de ceux qui n’auraient jamais dû l’obtenir et le silence absolu imposé à la mère de Jonathan, pièce maîtresse du renversement invraisemblable des procès de Saint-Omer puis de Paris.
Nombre de ces mensonges, omissions et distorsions du réel vérifiable, après le film de Serge Garde et les livres de Jacques Thomet, de Marie-Christine Gryson et de Jacques Cuvillier/Jacques Délivré, sans oublier celui de son frère Chérif, sont approfondis et mis en lumière par Jonathan, extraits probants de l’énorme dossier qu’il a étudié en profondeur, au risque de retrouver intensément le souvenir des scènes les plus dures et traumatisantes de ses dépositions lorsqu’il était enfant.
Oui, Maître Dupond-Moretti, nous savons vous et moi ce que vous avez fait pour obtenir ce verdict de prétendus experts pervers : les enfants mentent qui fondera donc l’acquittement injustifié et les indemnisations radicalement immorales prononcés au bénéfice d’auteurs de faits criminels avérés.
Je crois même savoir que vous n’avez pas la conscience tout à fait tranquille, des conséquences innombrables de violences fondées sur cette assertion de déni radical de la parole des enfants victimes de violences sexuelles.
Comme me le rappelait il y a peu un magistrat excellent connaisseur de l’affaire, le tournant qui enverra à l’abyme le juge Fabrice Burgaud, magistrat instructeur, a été pris par l’institution judiciaire le jour où l’on a commencé à parler des réseaux pédocriminels belges en liens avec le réseau d’acteurs et de clients pédocriminels qui sévissait sur Outreau…
Ne restait plus alors qu’à convaincre Mme Myriam Badaoui de rétracter ses accusations pourtant si largement fondées et documentées par un juge d’instruction intègre…
Et ainsi une vérité judiciaire vint remplacer la vérité tout court, que dévoile par petites touches redoutables le livre de Jonathan Delay.
Jonathan Delay a reçu des menaces de mort en 2018 dans ma boîte aux lettres, avec coups de sonnette à deux heures du matin, quelques mois après que celui-ci eut refusé une proposition orale de « rachat » de son livre à hauteur de 600 000 €, dont j’ai été témoin.
Maître, sérieusement, croyez-vous vraiment qu’il est toujours possible de laisser cette affaire d’Outreau en l’état ?
Je crains que les propos de Jonathan Delay, soulignés solidement par la magistrate Martine Bouillon en sa postface, ne viennent fortement ébranler cet édifice de vérités officielles qui occultent les réalités les plus sombres des manquements de nos institutions envers ces enfants masquant un trafic en France, et au-delà de nos frontières.
À ce jour, selon les données de plusieurs sources (Note 1), environ 360 000 mineurs font l’objet d’une mesure de protection de l’enfance, dont la moitié environ sont placés en foyer ou famille d’accueil. Depuis bien longtemps, l’Inspection Générale des Affaires Sociales a mis en évidence qu’un enfant placé sur deux, soit environ 90 000 enfants sous contrôle des services départementaux de l’Aide Sociale à l’Enfance, fait l’objet d’une mesure inappropriée au regard des droits fondamentaux des enfants, tels que définis par la Convention Internationale des Droits de l’Enfant. Familles et associations de « parents désenfantés » parlent haut et fort de « placements abusifs ». (Note 2).
Cette responsabilité fondamentale où l’État se substitue à l’autorité parentale ne peut s’accompagner d’arbitraire, tant dans le choix des intervenants socio-judiciaires souvent dépassés par l’enjeu réel pour l’enfant que dans l’utilisation inappropriée des fonds qui représentent des sources de revenus pour de multiples acteurs. Au-delà de cet aspect socio-mercantile, nombre de ces enfants sont trop souvent maltraités par leurs familles d’accueil ou dans les foyers au personnel insuffisant et dont la formation n’est pas à la hauteur des enjeux pour l’enfant. Rappelons que le sort de ces enfants les soumets trop souvent à des abus allant jusqu’au viol, avant de sombrer dans la prostitution adolescente. Les institutions et vous-même ne pouvez ignorer les innombrables témoignages des violences et des agressions sexuelles. (Note 3). Or, protéger véritablement l’enfance est bien une des missions premières de tout État, tant du point de vue du droit que de celui de la santé collective.
« Il existe beaucoup, beaucoup de Jonathan, » écrit Martine Bouillon dans sa postface.
Maître, merci de votre lecture attentive des écrits de Jonathan Delay. De par votre position actuelle, vous avez la possibilité et le pouvoir de faire la différence : contribuez à préserver l’avenir de ces enfants, trop souvent victimes à vie d’un véritable handicap psycho-social, en prenant le temps de vérifier la nature de la « détention arbitraire » de ces 90 000 enfants dans les tunnels des placements laissant la place à l’abus et aux maltraitances.
Peut-on espérer que l’avocat que vous êtes puisse un jour évaluer les conséquences des positions prises par la défense dans le procès d’Outreau visant à piétiner la parole de l’enfant Jonathan Delay sur sa construction mentale ?
Aux États-Unis, le parjure d’un avocat est passible de lourdes sanctions. Quand peut-on espérer en France la fin du recours à la langue de bois par les avocats et le respect d’une déontologie essentielle au bien commun ?
Jonathan Delay, Au delà de l’irréparable, une vie d’enfant de l’affaire d’Outreau, Louise Courteau, Québec, 1er trim. 2021, 172 p. Dans toutes les librairies, 17 €.
Christian Cotten est psychosociologue et a hébergé et accompagné Jonathan Delay pendant 4 ans, entre ses 20 et 24 ans.
Notes
(1) « Selon un rapport de la Drees publié en mai 2020, 61 000 enfants, adolescents et jeunes majeurs étaient hébergés fin 2017 dans les établissements de l’aide sociale à l’enfance. (…) 61 400 jeunes sont ainsi hébergés par les établissements (y compris ceux suivis en placement à domicile), soit un tiers environ des 177 000 jeunes hébergés par l’ASE fin 2017 (les autres étant placés, pour la plupart, en familles d’accueil). »
(2) Fin 2017, 177 000 enfants placés. 180 000 aujourd'hui. Par ailleurs, il a été dit et rapporté depuis longtemps par Pierre Naves, inspecteur de l’IGAS, que 50% de ces placements devraient être reconsidérés et traités autrement ; ils sont dits inappropriés en langue de bois et abusifs par les parents, nombre d'associations et quelques députés, comme Jean Lassalle.
https://www.youtube.com/watch?v=-UtgG64FdTE
(3) Maltraitance, prostitution, personnel non formé… Pourquoi la protection de l'enfance est pointée du doigt. France-Info, 20/01/2020.
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