Nuremberg : Les procès des grands industriels
TRIBUNE - Nuremberg et ses procès, suite de la partie 1, 2 et 3
Les chapitres que consacre Philippe Valode aux « procès des grands industriels » font s’effondrer un autre mythe encore vivace pour certains, celui d’une Seconde Guerre mondiale imputable au seul Adolf Hitler, à sa volonté d’expansionnisme et son désir de revanche après l’humiliation du traité de Versailles de 1919. Les révélations de l’historien sur la tricherie de l’Allemagne pré-hitlérienne sont sidérantes, tout comme le sont celles qui concernent la collusion d’intérêts entre sociétés allemandes et américaines.
Trois groupes furent concernés, et leurs principaux dirigeants poursuivis : le groupe Flick, 3ème groupe allemand le plus puissant dans le charbon et l’acier, le groupe Krupp, principal concurrent du précédent, et enfin l’IG Farben qui, outre des activités minières diverses, produisait en 1935 la quasi-totalité du magnésium, du nickel, du méthanol, du caoutchouc et des colorants en Allemagne.
Le procès du groupe Flick
Les six principaux dirigeants du groupe Flick, à savoir Friedrich Flick et ses cinq principaux collaborateurs, furent accusés de crime contre la paix et crime de guerre, et également d’être membres d’une organisation criminelle. Le procès mit en lumière le pillage de biens industriels, en France (la Société lorraine des Aciéries de Rombas par exemple) et en URSS (Aciéries du Dniepr et de Riga entre autres), l’aryanisation des biens industriels appartenant aux juifs dans tout le Reich , c’est-à-dire leur confiscation pure et simple, la déportation et la mise en esclavage de la main-d’œuvre civile depuis les pays occupés par le Reich hitlérien, ainsi que l’utilisation dans l’industrie de guerre de prisonniers militaires des camps de concentration, de surcroît dans des conditions inhumaines , soit un total de 40 000 personnes.
Les juges américains se montrèrent extrêmement cléments envers ces accusés : réfutant in fine l’accusation d’aryanisation, ils n’admirent que les accusations de vol d’entreprise dans les pays vaincus, de mise en esclavage de milliers de personnes, et de soutien à la SS et n’en reconnurent coupables que Friedrich Flick, patron du groupe, son neveu Bernhard Weiss, et son bras droit Otto Steinbrick (les trois autres étant purement et simplement acquittés) ; condamnés à des peines plus que légères d’où furent exceptionnellement décomptés les durées d’internement et de procès, ils furent très vite remis en liberté et à l’instar des hauts gradés eurent de belles carrières par la suite. Friedrich Flick par exemple, en devenant le premier actionnaire de Daimler-Benz, redevint très vite l’un des hommes les plus riches de la RFA.
Philippe Valode de conclure : « Le lecteur constate comme l’historien qu’en dépit d’une intrication totale dans le système nazi, les dirigeants du groupe Flick connaissent de brillantes carrières après- guerre, à quelques exceptions près. La dénazification passe après la reconstruction économique… » (1).
Le procès du groupe Krupp
Le procès Krupp concerna 12 dirigeants de l’entreprise et réserva des surprises de taille car il montra une implication absolument effarante d’Alfried Krupp et de ses proches dans les rouages de l’État nazi, dont ils anticipèrent la soif de revanche sur les vainqueurs du premier conflit mondial. En effet, dès 1919, le groupe Krupp, industriel incontournable pour la production d’armement (dont la construction navale), avec la « complicité très active du gouvernement de la république de Weimar », nous dit Philippe Valode (2), viola sans vergogne le traité de Versailles qui interdisait, entre autres la production de blindés et limitait drastiquement la marine de guerre allemande. Or, dès 1920, deux sous-marins furent construits au Japon par la maison Kawasaki pour le compte des Allemands, avec la bénédiction de l’Amirauté allemande. De 1922 à 1933, par le biais de la société IvS qu’il avait créée, le groupe Krupp construisit plusieurs sous-marins pour le compte de la Turquie puis de la Finlande et affina ainsi son savoir-faire dans la construction de submersibles de combat. En 1933, débuta la fabrication de « sous-marins en kit » : les pièces d’une douzaine de sous-marins furent ainsi fabriquées et stockées, prêtes à être assemblées, pendant que leurs futurs équipages s’entraînaient déjà sur des bâtiments vendus à l’Espagne et à la Finlande. Voilà pourquoi, lorsque le 16 mars 1935, l’Allemagne nazie récupéra sa pleine souveraineté et put de nouveau instaurer le service militaire, il ne lui fallut que quelques mois à peine pour mettre à l’eau cette douzaine de sous-marins ! « Allemagne tricheuse et faussaire des années pré-hitlériennes de la république de Weimar comme des premières années nazies, voilà la vérité qu’il faut cesser de taire. », écrit Philippe Valode (3). Une de plus, serait-on tenté de lui répondre.
Krupp conduisit une démarche analogue en matière de production d’artillerie et de chars : dès 1922, fut passé un accord secret avec le ministère de la défense afin de développer des canons, améliorer la qualité des aciers utilisés, concevoir des munitions anti-blindage. Les chars construits furent quant à eux, officiellement appelés « tracteurs ». Toute cette fabrication fut camouflée et l’armement dissimulé pendant des années, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de celui auquel les dirigeants du Groupe Krupp firent totale allégeance, Adolf Hitler. Sa collaboration étroite avec les autorités nazies constitua ainsi un premier chef d’inculpation.
Comme son concurrent Flick, le groupe Krupp se livra à des pillages et des spoliations d’actifs industriels et miniers, toutes activités favorisées par sa proximité avec le régime en place : en France bien sûr où Krupp prit possession entre autres du groupe ELMAG, de ses quatre usines alsaciennes, de sa filiale Alstom à Belfort, d’autres sociétés encore à Clichy, Issoudun ou Cholet ; au Benelux, en Autriche, en Yougoslavie, en Grèce ; et bien évidemment en URSS. Ceci constitua un second chef d’accusation.
Les 12 accusés, anciens dirigeants du groupe Krupp furent également poursuivis pour « déportation, exploitation brutale, mise en esclavage de grands volumes de main d’œuvre en ses usines » (4) (troisième chef d’inculpation) : 70 000 travailleurs étrangers (1/3 des effectifs) furent ainsi traités de façon inhumaine dans les usines du groupe, les plus exposés étant, comme d’habitude chez les nazis, les polonais, les russes et les juifs. Comme chez Flick, l’emploi et le traitement de prisonniers de guerre dans ces mêmes usines, dans des conditions épouvantables, constitua un quatrième chef d’accusation.
Là s’arrête la comparaison avec les dirigeants du groupe Flick ; trois chefs d’accusation supplémentaires visèrent les dirigeants du groupe Krupp :
- La mise en place de camps disciplinaires ou punitifs pour les travailleurs étrangers,
- La mise en place d’un camp d’enfants à Voerde, près de l’usine d’Essen, où moururent de très nombreux bébés et enfants retirés à leurs mères (principalement russes et polonaises), ouvrières-prisonnières dans l’usine voisine,
- La construction et l’exploitation du camp de « concentration » pour femmes de Gelsenberg pour les usines Krupp d’Essen où des centaines de femmes juives, hongroises pour la plupart, mises à disposition par le camp de Buchenwald, vécurent un véritable calvaire avant d’être exterminées lors de l’évacuation du camp en mars 1945.
Malgré ces sept très lourds chefs d’accusation, le verdict des juges américains fut extraordinairement clément. Le plus « sévèrement » condamné fut le patron du groupe, Alfried Krupp, dont on rappelle qu’il avait dès 1920, violé le traité de Versailles, ce qui lui avait valu de devenir dès 1933 un proche d’Hitler : il écopa de 12 années d’emprisonnement et vit tous ses biens industriels et privés confisqués…pour un temps seulement. « Il est libéré dès le 4 février 1951, après donc seulement 18 mois d’un internement dans d’exceptionnelles conditions de confort » (5). Guerre de Corée oblige, le chancelier Adenauer intervint personnellement auprès du haut commandement américain en Allemagne afin que le prisonnier Krupp fût élargi au plus vite. Dès sa libération, l’intégralité de ses biens, industriels et personnels, lui fut restituée et il reprit aussitôt la direction d’un groupe qui, en 1963 était devenu le plus important du Marché Commun. Un seul des 11 autres accusés fut acquitté ; quant aux 10 autres, quelles que furent les peines d’emprisonnement prononcées, ils furent tous libérés en 1951…à une seule exception près.
A suivre : le procès des grands industriels : l’IG Farben ; l’impossible dénazification de l’Allemagne
- : « Les 12 procès oubliés de Nuremberg » Philippe Valode, éd. du Rocher, 2023, page 343
- : Ibidem, page 350
- : Ibidem, page 351
- : Ibidem, page 364
- : Ibidem, page 387
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