Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick

Auteur(s)
Yannick Rolandeau, pour FranceSoir
Publié le 11 décembre 2022 - 18:15
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Eyes Wide Shut
Crédits
mage provenant de l'oeuvre «Eyes Wide Shut», réalisée par Stanley Kubrick.
Eyes Wide Shut est le film le plus intime et le plus risqué de la carrière Stanley Kubrick.
mage provenant de l'oeuvre «Eyes Wide Shut», réalisée par Stanley Kubrick.

CRITIQUE - Le dernier opus de Stanley Kubrick est une œuvre intime, subtile, aussi épurée qu'élégante sur la fracture qui s'opère dans la cellule de base qui fonde la société contemporaine occidentale : la famille, et plus spécifiquement dans sa dimension initiale, le couple. C’est la relation à notre être, à la façon dont nous appréhendons le monde et l'Autre qui est posée, à ce qui nous touche le plus directement dans notre vie et qui nous constitue comme être humain. C'est ce qui fait la modernité d'Eyes Wide Shut, l'un des films les plus sages et des plus matures sur le sujet.

Kubrick avait en tête d'adapter ce roman depuis près de 40 ans. Il a développé tout son art en sentant qu'il avait affaire au film le plus intime et le plus risqué de sa carrière, prenant en compte et cristallisant, comme à son habitude, tout ce qui a pu se faire sur le sujet (de Bergman à Antonioni pour ne citer que deux cinéastes). Quinze mois de tournage, un travail titanesque sur le jeu des comédiens et sur les dialogues d'une concision exemplaire. 

Si Eyes Wide Shut est singulier par rapport au reste de la filmographie de Kubrick, on retrouve ce qui a toujours fasciné le cinéaste : l'irruption de nos pulsions élémentaires derrière un masque de civilité et de bienséance. Si tout oppose 2001, l'odyssée de l'espace et Eyes Wide Shut, tout les réunit dans une thématique diamétralement opposée. Ce n'est plus dans l'espace, l'infiniment grand que nous projette Kubrick, mais dans l'infiniment intime, l'infiniment humain, l'infiniment sensible. L’odyssée nocturne de Bill Harford peut certes ressembler à celle de David Bowman dans la nuit intersidérale, le domaine, pourtant, n'est pas tout à fait le même ni tout à fait un autre.

Le film, bien que tiré de la nouvelle d'Arthur Schnitzler a plus d'un point commun avec un des romans de Milan Kundera, L'Identité qui, lui aussi, parle de cette fracture qui s'opère au sein du couple. Dans Eyes Wide Shut, c'est parce que les yeux sont grands fermés que les démons peuvent faire irruption. Chez Kundera, plus radical, c'est le lavement de la cornée par la paupière qui peut à chaque instant nous faire perdre le sens du réel (l'image que nous avons de nous et de l'autre) et laisser prise à notre irrationalité au point où réel et irréel se confondent (un hommage à Kafka dans les deux cas). Le traitement, certes, est différent, mais le sujet, le couple, son image et son intimité, est identique chez ces deux grands artistes. Ce n'est pas un film ou un roman d'une ampleur symphonique comme peuvent l'être 2001, l'odyssée de l'espace ou L'Immortalité, mais plutôt une musique de chambre, un quatuor, un duo. Parvenus au sommet de leur art, ces deux auteurs renoncent à une forme complexe, ample pour faire dans l'épure, l'intime, le microcosme, la base et le départ de tout.

Qu'est-ce que l'autre ? Qui est la femme ou l'homme aimé ? Quel est cet être que j'ai choisi et qui m'a choisi, qui m'est le plus proche et en même temps le plus étranger ? C'est cette fascinante question qu'explore Eyes Wide Shut. Ce questionnement fut l'une des grandes conquêtes de la littérature, tout d'abord en ayant posé l'autre comme énigme, comme mystère et d'avoir sans cesse interrogé le désir et ses multiples avatars faisant du roman un moyen de connaissance spécifique que l'on mésestime trop souvent. Cette histoire débuta au XIIᵉ siècle avec l'apparition de l'amour courtois, féconda et façonna une sensibilité occidentale de l'amour qui s'est perpétué jusqu'à nous aujourd'hui, mais qui peut disparaître demain dans le plus grand silence. Ce ne sera pas une singulière façon d'aimer qui disparaîtra alors, mais à travers elle, la relation à notre être et à la façon dont nous appréhendons le monde et autrui.

Eyes Wide Shut explore une vision aussi concrète que fragile de l'amour. L'amour n'est pas recherche d'un double, d'un clone de soi-même à travers l'autre (négation de l'altérité), mais reconnaissance et acceptation de la personne aimée, « pari, extravagant, sur la liberté. Non pas la mienne, celle de l'autre », écrit Octavio Paz dans La Flamme double. Il indique au contraire un renoncement à cet immature dédoublement en opérant une confusion entre réel et irréel. C'est cette voie que prolonge Eyes Wide Shut car si l'être dont on est épris est irremplaçable, il s’agit de laisser advenir sa pure réalité concrète, sinon on risque de remodeler l'autre à l'image de notre idéal. 

William Harford, médecin, sa femme, Alice, et leur petite fille, Helena, vivent confortablement dans un luxueux appartement. Un couple américain classique, reposant sur des normes sociales bien assises. Au début, Kubrick montre, de dos, le corps dénudé d'Alice. Un plan d'une grande beauté érotique, composé avec une « ivresse » de la géométrie et des couleurs. Cette femme si belle, Bill ne la voit plus. Alice lui en fait la remarque dans la salle de bain, lieu nullement anodin. Auparavant, Bill avait aperçu Alice, assise sur la cuvette des W-C, se relever et s'essuyer. Moment intime, contrepoint du tout premier plan, car aussi beau que soit le corps de l'aimé, notre amour est confronté jour après jour à la matérialité de celui-ci, à son vieillissement, à sa fonction mécanique et triviale, à cette lancinante promiscuité guère poétique en soi. Bill ne magnifie plus le corps de sa femme retombé à ses yeux dans la sphère de la banalité. Où est cette frontière où l'être aimé bascule dans la banalité ? Où est la frontière où l'excitation et l'amour s'épuisent pour devenir indifférence ?

La réception chez les Ziegler marque la première étape de la désagrégation du couple avant sa renaissance. Kubrick s'est toujours attaché à nous montrer les échanges cordiaux convenus, ces instants où l'être humain est sans cesse en représentation dans l'espace public, pour pointer du bout du doigt tout ce qui en fait la dissimulation. Non pour les dénoncer (peut-on imaginer des rapports humains sans cela ?), mais pour souligner ce qu'il y a de spécifiquement humain dans ces comportements. C'est ce qui se passe dans cette première séquence, scène aux visages découverts opposée, parallèle et préfiguratrice de celle aux visages masqués de l'orgie, deux scènes d'une durée similaire.

Ici, on danse, on boit, on drague, on badine, on lutine. D'un côté, Bill est aux bras de deux ravissants mannequins qui lui proposent à mots couverts une escapade sexuelle sous la forme d'un nirvana, ici en l'occurrence « aller jusqu'au bout de l'arc-en-ciel » (Rainbow est aussi le nom du magasin de costumes), figure qui gouverne le personnage immature de notre médecin tout au long du film. De l'autre côté, Alice danse avec un homme mûr d'origine hongroise. Le champagne aidant, elle se laisse griser, fascinée par la séduction raffinée que déploie cet homme pour parvenir à ses fins. Elle est prête à succomber, mais se raccroche à son alliance de femme mariée, oscillant entre désir et retenue. Cette séquence est « contaminée » par des éléments morbides quand Bill doit intervenir auprès d'une femme, Mandy, victime d'une overdose pendant une partie de jambes en l'air avec Ziegler. Drogue, luxure, prostitution constituent l'autre versant de la réception. Tout se passe dans une salle de bain, lieu emblématique chez Kubrick de ce qui sommeille derrière une apparence clinique, enjouée, festive. Dès le lendemain, le couple se fissure au cours d'une âpre confrontation. Alice en sait bien plus sur l'ambiguïté inhérente du désir humain que son mari. C'est pour cela qu'elle a su résister à Sandor. Après le champagne, voici le joint : celui-ci n'offre pas un tremplin au délire, mais au contraire à la vérité.

Alice a cru que Bill draguait les deux mannequins ; celui-ci affirme qu'il n'en a rien été et demande, en retour, avec qui sa femme dansait : « Un ami des Ziegler. Ce qu'il voulait. Baiser… À l'étage. D'urgence… », répond-elle. Bill trouve cela compréhensible et commet une première erreur. Alice s'étonne que la seule envie qui pousse un homme à lui parler soit l'envie de baiser. Son mari avoue que les hommes sont ainsi. Elle en conclut que Bill avait envie de faire l'amour avec les deux femmes. Ce dernier rétorque qu'il y a des exceptions. « Qu'est-ce qui fait de toi une exception ? », réplique Alice. Bill invoque qu'il est marié et qu'Alice est sa femme. Terrible aveu qu'il n'est pas une exception. Si Bill l'avouait, Alice s'en tiendrait là. Elle cherche à fissurer sa fonction sociale et lui faire avouer l'ambiguïté de son désir, notamment quand Bill accueille dans son cabinet de belles patientes (Kubrick a pris soin auparavant de montrer notre médecin en train d'ausculter une ravissante créature aux seins nus). Lorsqu'elle lui demande s'il a été jaloux, Bill répond qu'il est sûr de sa fidélité. Alice éclate de rire : tout bascule.

Elle lui révèle qu'un jour, elle a échangé un regard avec un bel officier de marine et a fantasmé sur lui, évoquant l’idée que l’on peut penser à une autre personne que celle avec qui on fait l’amour. Certains fantômes peuvent venir se glisser jusque dans l’intimité chaude du lit, entre le délicieux corps à corps avec l’être « aimé ». Elle était prête à partir avec cet homme, mais il n'est pas réapparu. Elle ajoute : « Tout, et pourtant, c'était étrange, parce qu'en même temps, tu m'étais plus cher que jamais et à cet instant, mon amour pour toi était à la fois tendre et triste. »

Phrase remarquable et bouleversante. Non seulement Alice se reconnait dans cette ambiguïté fondatrice, mais pose une douloureuse équation existentielle. Aimer suppose d'élire un seul être parmi la multitude (être exceptionnel à nos yeux) et de construire sa vie avec lui. En même temps, ce choix unique est lourd d'engagements sur le long terme, car il inclut de se confronter à l'habitude, à la répétition et au quotidien, de résister à la tentation de la valse du monde extérieur. D'un côté, il y a l'amour que nous voulons vivre toute une vie, et de l'autre, le tourbillon effréné des désirs éphémères. Opter pour l'un ou pour l'autre nous met à chaque fois en porte-à-faux sur ce que nous désirons vraiment. Choisir l'amour et nous voilà exclus du monde des tentations ; choisir le monde des tentations et nous voilà exclus du songe rêvé de l'amour. Alice comprend qu'aimer, c'est faire un choix personnel, exclusif (transformer sa vie en destin), tandis qu'aller d'objet en objet, c'est n'étreindre que du vide dès lors qu'ils se laissent posséder, c'est se perdre dans le tourbillon de la banalité et de la multitude. Elle se rend compte que son amour pour Bill est fondamental, choix singulièrement éclairé par son désir irrationnel pour un inconnu. On comprend mieux pourquoi elle s'est refusée à Sandor.

À cette révélation, Bill pâlit. Pourtant, tout n'a été que fantasme, non une réalité vécue. C'est ce simple fantasme qui va fissurer la carapace de Bill, quelque chose d'impalpable, mais d'essentiel, l'image faussée et idéalisée qu'il s'est faite de lui-même et de l'autre. Bill ne l'accepte pas, et veut tromper sa femme comme il croit lui-même qu'il a été trompé. En sortant pour aller dans la maison d’un de ses patients, Lou Nathanson, qui vient de mourir, il rencontre sa fille, Marion. Celle-ci, devant le cadavre de son père, déclare sa flamme à Bill qui refuse cette audacieuse avance. Si sa femme a voulu un jour le tromper avec un autre, voilà qu'une autre femme veut tromper son mari, mais avec lui ! Or - Kubrick se fait ici d'une grande subtilité – quand Bill aperçoit Carl, le futur mari de Marion, ce dernier lui ressemble étrangement. Marion ne veut plus se marier avec Carl, mais est prête à partir avec une copie, avec son double. Autre point subtil : Marion échange un baiser hésitant avec Carl.

Aspiré par son ressentiment, Bill va être confronté à un catalogue de tentations sexuelles, de la plus simple à la plus délirante. Kubrick répertorie les fantasmes de la tromperie et de la transgression afin de tenter son personnage. À chaque fois, il le « retient » au dernier moment pour lui éviter de commettre l'irréparable : l’adultère (Marion), l'amour vénal, la prostitution (Domino), la pédophilie (la lolita du marchand de costumes), l’homosexualité (le réceptionniste de l'hôtel), la nécrophilie (dans la morgue avec Mandy), et l'orgie où l'indifférenciation atteint son point culminant. C'est cet aspect du film qui a été considéré par beaucoup comme puritain. Bill qui se faisait de lui-même et de sa femme une image édulcorée, le voilà prêt à tromper Alice avec la première venue qui ne soit pas Alice, des doublures inavouées. Non seulement le fantasme d'Alice n'est pas réalité concrète, mais Bill est contaminé par lui en voulant le rendre effectif dans le réel. C'est dire qu'ici, la transgression, loin d'être un désir véritable pour telle ou telle femme, est dominée par un modèle au point de nier son influence en le sacrifiant. Plutôt des duplicatas que l'original et on le comprend d'autant mieux puisque l'original n'a pas été reconnu pour ce qu'il est. Insupportable fardeau de sa responsabilité pour fuir dans l'indifférencié. Kubrick met Bill en face de ces consensuelles transgressions, quête vaine et sans fin, « arc-en-ciel » idéalisé nullement garant d'une délivrance. Il interroge le désir et ses avatars, et montre qu'il n'y a aucune raison à sacrifier la personne aimée. Au contraire, c'est ce passage à l'acte qui risque de se révéler dramatique au final, car on ne tue jamais des doubles ou des fantômes, on sacrifie toujours sans s'en rendre compte la personne réelle.

Kubrick semble avoir pris un malin plaisir à faire d'une star hollywoodienne une figure désincarnée, un pantin brandissant sa carte de visite comme ultime preuve d'identité, bref, d'en faire une figure masculine immature. Bill, homme sans qualités, est médecin, mais il est bien le personnage le plus mal loti pour soigner les maux du corps et de l'âme. À l'opposé, le personnage d'Alice est secret, plus mûr que son mari, plus ancré dans la réalité et la sexualité que lui. Alice est la figure lucide de tout le film.

Après Marion, Bill est accosté par la belle prostituée Domino (nom évoquant le déguisement). Il est à deux doigts de succomber quand Alice l'appelle sur son téléphone portable. Bill est indécis. S'il avait vraiment envie de tromper sa femme ou s'il ne l'aimait plus, le coup de téléphone de celle-ci ne le ferait renoncer en rien. Bill retrouve son ami Nick Nightingale, qu'il avait rencontré par hasard à la soirée chez les Ziegler, au Sonata cafe.  Celui-ci avoue qu'il joue les yeux bandés dans une réception hors du commun : des hommes font l'amour à des femmes plus belles les unes que les autres. Bill parvient à obtenir le mot de passe de cette réception, « Fidelio », qui fait référence à Beethoven et au thème de son opéra :  la fidélité.

Choix nullement dû au hasard, car dans celui-ci, il y va aussi d'une histoire de déguisement et de masques dont le héros s'appelle Florestan dans la nouvelle de Schnitzler. Le contrepoint opéré par Kubrick est ironique, car c'est ce mot de passe qui donne accès à une société secrète et orgiaque, séquence cristallisant toutes les positions sexuelles archétypales qui hantent l'imaginaire humain depuis l'aube des temps. Mais, auparavant, Bill doit trouver un déguisement. Il se rend dans un magasin intitulé Rainbow et rencontre son propriétaire, Milich et sa fille. En entrant, Milich note que les mannequins ont l'air vivants. C'est précisément là où Kubrick veut en venir. Nouvelle étape dans la perte d'identité de Bill. À chaque défaite ou hésitation dans le passage à l'acte, il se donne un obstacle plus grand à franchir. Ici, il n'a plus qu'à revêtir un masque pour que son identité disparaisse totalement et qu'il devienne semblable à tous les autres, littéralement non identifiable. Sans identité.

Cette phrase de Milich montre que nous avons glissé subrepticement dans un autre monde, l'irréel où tout ce qui est double, mannequin, automate semble plus « vivant » que les êtres de chair et de sang. Souvenons-nous de ce que veut voir à la télévision la fille de Bill, Helena, au début du film : Casse-noisette. Que raconte l'histoire de Casse-noisette (tiré d'un conte d'E.T.A Hoffmann) ? À Noël, une petite fille reçoit en cadeau un casse-noisette, et pendant la nuit, elle lui rend visite. C'est alors que dans le salon, les jouets commencent à s'animer et que les souris sortent du plancher. Une bataille s'ensuit et Casse-noisette tue le méchant roi des rats. Quand Clara se réveille, Casse-noisette s'est transformé en prince et raconte son aventure : la Reine des souris a jeté un sort à une princesse transformée en poupée. Pour briser ce sort, un homme doit casser une noix avec ses dents en fermant les yeux. Le prince s'est rendu au château et en accomplissant cet exploit, une souris lui a fait ouvrir les yeux. La princesse est redevenue humaine, mais les souris ont transformé le prince, en poupée, en casse-noisette. Pour qu’il redevienne un homme, il faut qu'une jeune fille l'aime : ce sera Clara. Étonnante cette histoire d'objets inanimés qui prennent vie, redeviennent choses, reprennent vie grâce à l'amour. Tout Eyes Wide Shut est là. À la fin, Helena, la veille de Noël, dans le magasin de jouets, montre à ses parents… une poupée Barbie. Il faut s'arrêter sur la figure du double qui envahit toute la structure du film, répétant le motif fondamental du couple. Eyes Wide Shut est, à cet égard, d'une symétrie et d'une géométrie étourdissantes : deux parties, deux réceptions, deux prostituées (Domino et Sally), deux mannequins au bras de Bill, les lieux visités deux fois, la nuit et le lendemain, deux travestis japonais, Milich et sa fille, Marion et Carl, etc. À ces dédoublements répondent, précisément comme dans un miroir, les figures du masque, du déguisement, de la mascarade. Tout le film ne fait référence qu'à un statut social, un uniforme que l'on porte sur soi, comme un masque auquel on se raccroche et derrière lequel on s'oublie : la mère de famille, l'officier de marine, la prostituée, le costumier, les mannequins, le pianiste, Bill, le médecin et sa carte de visite passe-partout...

Souvent, nous sommes sûrs d'être en phase avec le monde dans lequel nous vivons ; souvent, nous sommes certains que les gens que nous connaissons sont réellement ce qu'ils sont. Pourtant, souvent encore, avec le recul, nous constatons que ce que nous avions pris pour réel n'était qu'une illusion, en somme que le réel n'était pas vraiment le réel. Sentiment troublant et impalpable où le réel et son double se superposent. Où est la frontière entre l'un et l'autre ? Inquiétante étrangeté chère à Sigmund Freud, qui, dans l'essai L'Inquiétante étrangeté, met en lumière les processus qui conduisent au fait que ce qui paraissait familier devient angoissant, troublant. Ce dédoublement du réel, c'est bien ce que Bill vit. Ainsi, après qu'Alice lui a révélé son expérience, il est obsédé par une triviale imagerie. C'est cette petite chose banale et humiliante qui est le moteur déclenchant. C'est cette même banalité qui nous menace constamment dans la manière dont nous appréhendons le monde, car, non seulement elle nous échappe pour s'être constituée sans que nous la téléguidions consciemment, mais elle en dit long sur ce qui déclenche le passage à l'acte, l'irrémédiable.

Cette omniprésence du masque, des mannequins dans la filmographie de Kubrick ne cesse d'interroger ce rapport dialectique entre l'animé et l'inanimé, le vivant et le mécanique (Orange mécanique), l'humain et le robot, le réel et son double, la réalité et ses artefacts, déclinée de différentes façons, et dont le docteur Strangelove serait un symbole assez représentatif tout comme les G.I. dans Full Métal Jacket. Eyes Wide Shut l'emblématise dans son traitement aussi bien au niveau intime qu'au niveau historique. Le cinéaste a toujours mis en lumière cette volonté de l'être humain de se dépersonnaliser et de dépersonnaliser son prochain en le soumettant à une idéologie ou à une logique instrumentale, complice des épisodes ensanglantés de l'Histoire. Ce n'était pas seulement le propre de 2001, l'odyssée de l'espace avec ses scientifiques et astronautes, bipèdes dépassés par leur invention. On saisit pourquoi Kubrick était fasciné par le sujet de A.I. (projet qu'il ne pourra lui-même mener à terme), un petit garçon, un robot, la réplique d'un être humain qui se demande (renversement total et dialectique de l'ordre des choses) qu'est-ce qu'être un être humain ? 

Cette chosification ne peut se comprendre que sur un plan strictement humain et fondé sur ce qu'il y a de plus « humain » en l'homme, c’est-à-dire sa sensibilité, et non un homme envisagé comme un artefact, un robot. Kubrick vise ici le cœur du problème en indiquant que ce dédoublement repose aussi sur l'émotion, et que ce moment où le vivant devient mécanique a pour effet d'effacer la complexité du monde et des êtres et de nous jeter dans l'univers simpliste des clichés, des fantasmes et des représentations. Où est la frontière où la sensibilité ou l'émotion deviennent mécanismes sans âme semblable à une routine informatique ? Voilà la question cruciale. Songeons au Casanova de Fellini où le célèbre libertin, passant mécaniquement de femme en femme, entendons d’objet en objet, en vient à coucher avec un automate sans se rendre compte de la différence qu'il y a entre un être et un artefact. Ainsi, au moment où nous croyons être plongés dans la vie, nous sommes devenus des marionnettes pulsionnelles. Au moment où l'on divinise l'acte sexuel, pour ne pas voir la solitude glacée qui l'entoure, on ne fait qu'idolâtrer l'automatisme de l'instinct (un film pornographique ne ressemble-t-il pas à une vaste usine à piston ?). Nous avons abdiqué de notre singularité. Il peut paraître « terrible » de parler d'êtres humains et d'assimiler ceux-ci à des pantins émotionnels. Pourtant, si l'on peut créer chez l'homme une telle adhésion mécaniquement sentimentale, ce n'est pas en dehors de la sensibilité qu'il faut la chercher, mais bien au cœur de celle-ci. Sinon comment expliquer que l'on puisse, comme dans Full Metal Jacket, transformer des G.I. en automates charnels, en robots sensibles ? D’où le style a romantique de Kubrick pour éviter de tomber dans le piège lyrique. C'est bien ce qui arrive à Bill, dominé par l'image kitsch qu'il s'était faite de lui-même et du monde, prêt à sacrifier l'amour d'Alice et le sien envers elle. Tel le prince de Casse-noisette, il doit redevenir véritablement vivant, n'avoir plus les yeux grands fermés. Voilà, en somme, ce qui menace l'homme, ce dédoublement fantasmatique de lui-même et des autres pour se perdre dans la non-identité, le magma de la multitude tout en croyant être dans la vie au même instant. Et, c'est précisément l'orgie qui va symboliser cette perdition.

Toute la mise en scène d'Eyes Wide Shut est d'une cohérence vertigineuse. Les éclairages rappellent The Shining, les décors, le grain de l'image, etc., créent un univers concret, quotidien, et à la fois onirique au point où l'on ne sait plus si l'on est dans la réalité ou dans l'imaginaire, dans le présent ou dans le passé. Il est révélateur que le film, dont l'action se situe de nos jours à New York, se retrouve avec une esthétique en décalage avec ce que l'on pouvait en attendre. Il ne se départ pas de cette esthétique volontairement surannée, rétro, avec une prédominance pour les couleurs jaune orangé, rouges et bleues, chargée comme les dizaines de tableaux qui ornent les murs de l'appartement des Harford. Si le film confond le rêve et la réalité au point où les deux sont indiscernables, il confond aussi bien Vienne et New York, le monde ancien et le monde contemporain, comme si, au fond, peu de choses avaient changé en un siècle, et que l'Histoire n'attendait que de se répéter. Kubrick n'adapte pas un roman de Schnitzler dans notre monde présent par hasard. La valse de La suite de jazz N°2 de Chostakovitch (tiré de sa Seconde suite pour orchestre de jazz) l'annonce dès le générique, musique unissant deux points géographiques, New York et Vienne (le jazz et la valse), le contemporain et l'ancien, l'Américain et l'Européen, le sujet du film et le roman de Schnitzler. À la réception chez Ziegler, le dialogue, à cet égard, est net. Le cavalier d'Alice ne manque pas de rappeler sa nationalité : « Je m'appelle Sandor Szavost. Je suis hongrois. » En contrepoint, Alice lui répond : « Je m'appelle Alice Harford. Je suis américaine. » Outre le mot de passe, Fidelio, Kubrick place une autre allusion en la personne de Milich, le vendeur de costumes, un nom d'origine slave et à l'accent qui ne l'est pas moins. De la même manière, la scène d'orgie avec ses masques n'est pas sans rappeler les bals masqués, les carnavals de la Vienne de l'époque. Allusion au cercle, une des figures géométriques favorites de Kubrick que l'on retrouve dans cette séquence à un moment où les personnes masquées sont disposées en rond, ou encore dans 2001, l'odyssée de l'espace avec la grande roue qui évoque celle du Prater de Vienne. Sans parler de la fluidité du film qui rappelle celle du cinéaste Max Ophuls, autre Viennois que Kubrick adorait, avec ce recours aux plans séquences et aux travellings avant et arrière, imprégnant l'ambiance d'une constante tension, d'un rythme lancinant et d'une musicalité envoûtante afin de recréer cette déambulation poétique et angoissée, réelle et rêvée.

La scène d’orgie a fait parler d'elle et à tort, car on n'y voit rien de sulfureux. À ce titre, on ne pourra qu'être déçu par ce que l'on y découvrira. Certains trouveront ridicule cette scène, mais ils n'y verront pas ce qui en fait l'essentiel : la théâtralisation, le rituel, le sacrifice, la juxtaposition réel / imaginaire, cette fameuse inquiétante étrangeté (rêve éveillé) voulue par Kubrick. Cette scène est découpée en deux éléments à première vue opposés : d'une part l'orgie à proprement parler où des couples copulent dans différentes positions, et d'autre part, la représentation stylisée qui en est faite (Kubrick a fait appel à des chorégraphes pour donner à ces copulations le mouvement d'une danse). On note que ces couples sont en représentation devant une assistance masquée, comme s'ils étaient sur une scène de théâtre. Même les copulateurs sont affublés d'un masque donnant à la séquence une coloration irréaliste et spectrale. Ironie suprême, un passage est ponctué par la chanson romantique Strangers in the night! Normalement, une orgie, c'est justement le lieu où tous les « masques » tombent, où tous les tabous cessent, où tous les interdits s'effritent, où la luxure et l'obscène se déversent à flot. Ici, nous avons le contraire : tout le monde est masqué et l'orgie est rigoureusement codifiée et ritualisée. Son aspect cérémonial et sacrificiel n'est là que pour souligner la mécanique de cette ivresse charnelle. L'indifférenciation, la perte du moi et d'identité atteignent leur comble. Nous sommes devenus les autres, des doubles les uns des autres. Autrement dit, personne dans cette inquiétante promiscuité des corps sans nom et sans visage. Ces interdits qui tombent, ces tabous qui s'effritent, loin d'être une quelconque libération, c'est la non-identité absolue. Bill traverse, portant un masque, cette orgie comme s'il déambulait dans son imaginaire, comme dans une scène de théâtre. Il est plus spectateur qu'acteur, pantin déphasé. Si Kubrick met en lumière le danger qu'il y a à dédoubler le monde, c'est par le moyen du cinéma, une représentation « artificielle », qu'il nous fait comprendre cette doublure mensongère. Bill paye son intrusion, en étant démasqué, et manque d'être dénudé. Il sera expulsé. Une femme dans l'assistance va se sacrifier pour lui.

Le lendemain, ce qui était tentation gratifiante (miroir aux alouettes ou arc-en-ciel), soufflée par la jalousie, est devenu désillusion amère. Toutes les envies sexuelles abordées durant la nuit se transforment en signe de solitude, de vide et de morbidité : Marion n'est pas là (c'est son mari qui répond au téléphone), la prostituée est séropositive, Mandy est découverte morte, le manoir de l'orgie est inaccessible, Nightingale a disparu et a été malmené et la Lolita est ouvertement prostituée par son père. Le parcours inverse et dégrisé de Bill le renvoie à un réel qu'il n'a jamais voulu prendre en compte. Quittant l'orgie, Bill rentre chez lui et surprend Alice en train de rire pendant son sommeil. On glisse imperceptiblement de la réalité au rêve, du rêve à la réalité au point où les deux sont intimement enlacés. Alice se réveille et raconte son cauchemar à son mari : elle était en sa compagnie, mais se trouvait mal à l'aise. Bill a disparu et l'officier de marine a surgi. Elle a fait l'amour avec lui puis avec des dizaines d'autres hommes. Elle voulait humilier Bill et s'est mise à rire. Autre orgie, mais celle-ci est onirique. Alice et Bill ont un parcours identique, mais symétriquement inversé : Alice, les yeux grands fermés, dort et rêve d'une partouze alors que Bill, dans la réalité, les yeux grands ouverts, va à une partouze comme dans un rêve éveillé. Emboîtement parfait et complémentaire.

Le titre Eyes Wide Shut joue sur cette ambivalence : l'œil, le regard et l'expression « grand fermé » qui surprend, mais qui évoque par rebond le mot ouvert, et par ricochet, l'indécision entre ce qui est réel et irréel, l'irréel quand on dort les yeux fermés et le réel quand on a les yeux grands ouverts. Une autre scène importante arrive un peu plus tard. Bill regarde Alice en train d'aider sa fille à résoudre un calcul. On réentend son monologue racontant son cauchemar. Ce plan met à mal l'image idyllique de la mère de famille, belle et heureuse, en train d'éduquer son enfant. S'y oppose une autre part de son être réel, faite de complexité, de trivialité et d'ambiguïté.

La scène de billard est révélatrice de ce dessillement. Tout ce que lui dit Ziegler est exact. Bill a tout imaginé. Quoi de plus étonnant après cette scène que de voir Bill s'effondrer, pleurer quand il aperçoit le masque, celui qu'il portait lors de la partouze, posé sur le lit conjugal à côté de la femme qu'il aime ? Comprenant, pour la première fois et sans vanité, l'illusion dont il a été victime. Le retour de Bill dans la réalité va être tout d'abord amer et désenchanté, désenchantement d'autant plus cinglant que l'illusion a été puissante. Peu à peu, il peut réinvestir son être auprès de sa femme Alice, charnellement, corps et âme.

Le plan suivant, sans transition, sur le visage d'Alice, les yeux injectés de sang et les traits tirés, est d'une rare force visuelle. Il indique qu'une longue nuit d'explications a eu lieu et a été nécessaire pour que chacun se comprenne, face à face et sans masque. Après ce moment intime et pudique, Kubrick nous plonge sans transition encore dans la foule d'un grand magasin à la veille de Noël. Alice prend acte de ce qui s'est passé : « Je crois que nous devrions être reconnaissants… Reconnaissants d'avoir réussi à survivre à toutes nos aventures… qu'elles aient été réelles ou imaginaires. » L'important, note Alice, « est que nous soyons réveillés et espérons-le pour très longtemps. » Les yeux grands ouverts. Bill, fraîchement sorti de son illusion, ajoute : « Pour toujours ! » Alice, plus éveillée, indique qu'elle n'aime pas ce mot et réaffirme son amour pour Bill. Il y a une chose qu'ils doivent faire, ajoute-t-elle : « baiser ». Le mot claque. Eyes Wide Shut s'achève sur ce mot cru, nullement romantique, faussement provocateur. Alice ne veut pas d'un nouveau miroir aux alouettes et préfère aimer, reconduire jour après jour le lien qui l'unit à son mari plutôt que d'aimer un fantôme. Loin d'une quelconque déréalisation ou vision idyllique de l'amour. Comme un couple se vit à deux, la réciprocité doit se vérifier concrètement par une union charnelle, spirituelle et sentimentale. Vision aussi fragile que concrète de l'amour, mais qui peut durer toute une vie.

En adaptant le roman d'Arthur Schnitzler, Kubrick clôt sa filmographie d'une manière magistrale. Film qui boucle l'œuvre du cinéaste, mais aussi réflexion sur notre époque en devenir, éclairant notre univers contemporain fin de siècle par celui de ce même début de siècle. Cercle parfait. Car si Eyes Wide Shut parle de notre monde actuel, de New York, des États-Unis qui n'ont cessé de tisser leur univers culturel et idéologique à travers le monde entier, le réalisateur n'oublie pas de se souvenir d'un autre monde, de la Vienne du début du siècle, synonyme d'effondrement. Réminiscence pour nous dire que notre monde contemporain en général est bien fragile sous ses aspects optimistes et chaleureux, qu'il peut à tout moment s'écrouler comme un château de cartes à force de mésestimer les « démons » qui sont sans cesse à l'œuvre à chaque moment de notre vie, ce moment fragile et impalpable où nous confondons réel et irréel, aussi bien dans notre rapport à nous-mêmes qu'avec les autres. C'est cela qui fait d'Eyes Wide Shut un film poétique, émouvant et intelligent en même temps qu'il s'agit d'un total aveu d'impuissance. À chaque instant, aussi futile et aussi insignifiant en apparence, nous sommes menacés de perdre notre identité si chèrement et si longuement acquise, de nous méprendre, d'oublier la délicate et si fragile frontière qui existe entre rêve et réalité. Tout le tragique et le risible de l'homme aussi bien d'une manière intime que d'une manière historique ne sont-ils pas là ?

Et, n'oublions pas, la vérité n’est pas au fond du puits, mais au fond du lit.

À propos d’Eyes Wide shut et des Illuminati

Au fur et à mesure des années, on apprend que ce film serait la dénonciation des élites corrompues qui utiliseraient des méthodes de suggestion. Selon le documentaire Kubrick & The Illuminati (2004) par Mathieu Rochet et Nicolas Venancio, Eyes Wide Shut aurait pour but de dénoncer la « programmation » et l'exploitation d'esclaves sexuelles par des sociétés secrètes, en s'appuyant sur les méthodes du Projet MK-Ultra (ou Projet Monarch). Ce documentaire s'appuie sur une analyse du scénariste et critique Laurent Vachaud dans l’article Le Secret de la Pyramide paru dans la revue Positif en janvier 2004.

Or cette théorie est délirante pour plusieurs raisons :

1) Eyes Wide shut est l’adaptation de La Nouvelle rêvée d'Arthur Schnitzler. Personne ne parle de ce genre de théories à propos de cette dernière. À ceux qui ont lu les romans et nouvelles d'Arthur Schnitzler, on ne trouve aucune de ces élucubrations, le romancier étant préoccupé par les étranges arcanes de l’esprit humain et du désir à la même époque que Freud, son contemporain.

2) L'allusion à l'élite décadente est très mineure (comme dans le roman), outre qu’elle n’a rien de nouveau (Borgia). Kubrick n’est pas un cinéaste de la dénonciation sociale, proche de Schnitzler par l'ironie. D'ailleurs, ce côté Illuminati est délirant en soi. À la limite, ce sont des gens de pouvoir qui se croient tout permis. Caligula faisait pire. Comme si la dépravation n'appartenait qu'à une classe sociale. Au contraire, le film axe son histoire sur un couple pendant 90% du temps avec une scène d'orgie qui entre dans le monde fantasmatique humain en général. Bref, comme si une scène allait vampiriser tout le reste. Kubrick disait : « L’hypocrisie de l’homme l’aveugle sur sa propre nature et se trouve à l’origine de la plupart des problèmes sociaux. L’idée que la crise de notre société a pour cause les structures sociales plutôt que l’homme lui-même est à mon avis dangereuse. L’homme doit être conscient de sa dualité et de sa propre faiblesse pour éviter les pires problèmes personnels et sociaux. » dans Kubrick de Michel Ciment, Calmann-Levy, 1980, p. 194.

3) Le MK Ultra qui a existé a été le sujet de moult films dont Un Crime dans la tête (1964) de John Frankenheimer. Pourquoi faire un film crypté que bien peu de gens vont pouvoir décoder quand on veut dénoncer ? Et, que l’on ne vienne pas dire qu'il est dangereux de faire un tel film puisque moult d’entre eux ont été réalisés auparavant. Si Kubrick se méfiait de tout pouvoir (Orange mécanique), il est inutile de relier celui-ci en particulier à ce seul thème.

4) En prenant les éléments du film, Kubrick s'intéresse à une conception de l'amour et du couple, c’est-à-dire au fantasme et tous les thèmes qui s'y rattachent. D'où la scène où Alice rêve, elle aussi, d'une orgie juste après, et d'où le recentrage sur la personne aimée, personne réelle et complexe, notre choix. Ces théories sont en vogue et ont le grand désavantage de trouver une explication facile contre l’exploration existentielle de l’imaginaire humain dans la vie de tous les jours. En portant l’accent sur le conditionnement mental, le film devient banal, invitant le spectateur à éliminer sa propre part d’ombre pour la reporter sur une seule élite malfaisante. Dès lors, ces analyses trouvent des symboles partout faisant sens à coup sûr pour se donner raison sauf qu’on peut trouver des explications moins tordues. Et, surtout en éliminant tous les détails qui iraient dans un autre sens. C’est le problème de ce genre d’analyse qui prend prétexte d’un film pour en faire l’illustration d’une thèse.

5) D’après l’analyse du documentaire, le déshabillage de Kidman et le décor feraient penser à un symbole maçonnique. Même la petite fille du couple, Helena, habillée comme un papillon, renvoie à une chose cryptée… Pourquoi avoir délaissé le fait que celle-ci veuille voir Casse-Noisette, le ballet de Tchaïkovski ? Et, si Alice fantasme une partouze, c’est qu’elle a subi un traumatisme. Dans la nouvelle d’Arthur Schnitzler aussi ? À un moment, le documentaire évoque la scène dans The Shining où le petit Danny voit les deux sœurs jumelles. Il fait allusion à une affiche où est marqué Ski Monarch et qui ferait allusion au projet MK Ultra. Cependant, quand on cherche Ski Monarch, l’expression renvoie au ski que l’on fait dans les montagnes du Colorado. La station est-elle un repère obscur et ténébreux étant donné que le film se passe non loin et que le grand salon s’appelle le salon Colorado ? Par conséquent, mettre une affiche dans ce contexte de neige où se situe l’action est tout à fait logique.

Lire la nouvelle de Schnitzler éclaire mieux ce film. Le romancier et Kubrick s’intéressent à des choses autrement plus proches de nous et bien plus dérangeantes, tapies dans notre esprit, contrairement à ces interprétations délirantes à partir d’éléments abracadabrantesques. Comme ceux qui voient tout en jaune, car ils ont la jaunisse, donnant l'impression à une petite minorité de décrypter un film et d’avoir le sens ultime qui n'apporte rien de concret sinon de dire qu'il y a une élite corrompue. Le contenu riche et complexe du film s’en retrouve anéanti.

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