Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick

Auteur(s)
Yannick Rolandeau, pour FranceSoir
Publié le 05 novembre 2022 - 11:50
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Orange Mécanique, le chef d’oeuvre dystopique de Stanley Kubrick
Crédits
Warner Bros
Orange Mécanique, le chef d’oeuvre dystopique de Stanley Kubrick.
Warner Bros

CRITIQUE - Il y a ainsi des films célèbres dont la critique s'ingénie à en gommer l'aspect subversif. C'est le cas d'Orange mécanique. Adapté du roman d'Anthony Burgess, L'Orange mécanique (1962), il est connu pour de mauvaises raisons. Ce n'est pas un film sur la violence, ni pour ni contre elle. À l'inverse, c'est une œuvre où, pour la première fois dans l'histoire du cinéma, Kubrick met en scène la théâtralisation perverse de soi à travers la sphère publique comme moteur de la vie sociale, comme cela est devenu coutumier de nos jours. Non seulement il s'agit de la vision d'Alex, mais c'est une vision théâtrale, fantasmatique. Alex ne vit pas dans la réalité, mais dans le théâtre permanent de soi. Sa vie privée est comme publique, se voulant sans cesse au centre des regards, et ce d'une manière obsessionnelle.

Orange mécanique est découpé en trois parties de quarante-cinq minutes environ. Dans la première, tout est dit dès le plan-séquence qui ouvre le film. Alex DeLarge, (Malcom Mc Dowell) nous fixe droit dans les yeux, vêtue d'une façon extravagante, avec à ses côtés ses trois acolytes, ses droogs, Pete (Michael Tarn), Georgie (James Marcus) et Dim (Warren Clarke). Il est dans le Korova Milkbar au décor tout aussi extravagant et théâtral avec des mannequins faisant office de tables.

Alex, d'emblée, parle de lui, placé au centre de l'image et nous fixe avec défi tandis que sa voix retentit. Il narre l'action du film dans le langage Nadsat, un argot adolescent comprenant des langues slaves, de l'anglais et du Rhyming slang Cockney. Il est le narrateur homodiégétique du film, c'est-à-dire qu'il est présent comme personnage dans l'histoire qu'il raconte et est le héros de son récit. « Il y avait moi... c'est-à-dire Alex, et mes trois droogs, à savoir Pete, Georgie et Dim », dit-il. À plusieurs reprises, il s'adresse aux spectateurs comme à ses « frères », créant une relation intime, de proximité avec eux. La perversion, le narcissisme et la vision théâtrale d'Alex sont placés ingénieusement dans le processus cinématographique même de Kubrick créant une mise en abyme entre la vie fictionnelle d'Alex et celle du film qui la démasque.

Tout le film est basé sur cette configuration. C'est ce qui fait d'Orange mécanique le premier film qui indique que la perversion n'opèrera plus dans l'ombre, anonymement (tel Jack l'Éventreur ou M. le maudit de Fritz Lang), mais a besoin de reconnaissance, d'une théâtralisation publique et médiatique, égoïste de soi. En 1972, Stanley Kubrick a saisi le processus en devenir : qu'un pervers voulait devenir médiatique et ne plus agir dans l'ombre.

Alex est un être violent, et il se croit tout-puissant, tel Dieu. C'est un véritable pervers au sens clinique du terme, un être investi d'un infantilisme caractéristique, d'un ego obèse qui a remplacé son cerveau. Cet infantilisme est caractérisé par la boisson, le Korova, du lait (nourriture de l'enfant) enrichi de vellocet, de synthemesc ou de drencrom dont les propriétés sont de surexciter et de favoriser l'ultra-violence.

Orange mécanique est un film baroque. C'est une farce dans la lignée du Docteur Folamour. Tout est amplifié et surchargé traduisant la vision hallucinée d'Alex. Les décors sont outrés avec des couleurs kitschs, criardes, exagérées (le Korova Milkbar, l'appartement des parents). Et ce dès le générique où apparaissent les couleurs tels des monochromes rouge, bleu, rouge à l'égal de l'art contemporain. La musique elle-même, à travers Ludwig Van Beethoven, est recomposée en partie avec les synthétiseurs de Wendy Carlos.

Tous les personnages sont en représentation. Une bonne part d'entre eux sont perruqués et vêtus d'une façon excentrique : l'accoutrement de la mère d'Alex (Sheila Raynor) avec sa perruque mauve (puis jaune), la femme aux chats (Miriam Karlin), la psychologue de la fin (Pauline Taylor) avec sa perruque mauve. Alex et ses droogs sont habillés comme au théâtre. Ils ont des combinaisons blanches, des coques sur les parties génitales, portent des masques. Alex a de faux cils qu'il retire le soir. D'autres personnages jouent d'une façon insistante, comme le contrôleur judiciaire, Deltoid (Aubrey Morris), Franck Alexander (Patrick Magee), l'écrivain, ou encore le gardien-chef Barnes (Michael Bates). Ils sont comme des comédiens qui en font trop, des histrions. Orange mécanique est un film volontairement hystérique ou histrionique. Le seul qui joue normalement est le ministre de l'Intérieur (Anthony Sharp), mais un ministre a-t-il besoin de surjouer, étant donné qu'il joue déjà un rôle ?

Bref, Orange mécanique est un film volontairement théâtral et outré. Alex n'officie pas dans la réalité, mais dans un théâtre permanent qui a remplacé celle-ci. L'œuvre joue de cette confusion où il est impossible de faire la distinction. Voilà le cœur du film de Stanley Kubrick, la spectacularisation de soi, de son image à travers les écrans rendus quotidiens de nos jours où tout un chacun se virtualise, veut se mettre au centre des regards. Le génie du cinéaste est de le faire à travers un autre écran, celui du cinéma, mais en un miroir inversé démystificateur. Toute sa mise en scène converge vers ce point focal. Pornographie comme morale à tous les stades, pornographie émotionnelle, affective et sexuelle.

Il faut rappeler que les années 1970 sont dominées par une « libération sexuelle » intensive. Tout cela est connu. En réalité, cette « révolution sexuelle » n'est pas que les hommes et les femmes fassent plus l'amour dans la réalité, mais que leurs relations sexuelles soient plus exhibées et plus crues dans les représentations imagées. Tout est outré ici et notamment la sexualisation exagérée comme signe. Stanley Kubrick a compris que l'exhibition sexuelle est une vampirisation du sexe par l'ordre du spectacle. À l'égal d'Alex, tous les signes sexuels sont exhibés sous forme métaphorique ou non. Nez en forme de phallus de la part des droogs, inscriptions et graffitis sexuels dans l'immeuble d'Alex, mannequins dans le bar, femme peinte nue, jambes ouvertes devant Basil, le serpent d'Alex, qui pointe sa tête vers son entrecuisse, sculptures phalliques de la femme aux chats. La scène de triolisme et de coït rapide montée en accéléré tel un film burlesque avec les deux jeunes femmes aux glaces phalliques rencontrées chez un disquaire indique bien que le sexe est devenu mécanique et fonctionnel, froid et pragmatique comme on le voit de nos jours. C'est le propos même du cinéaste, un homme réduit et soumis à ses pulsions, ici une banane mécanique. Les jeunes femmes n'opposent d'ailleurs aucune résistance à cette escapade sexuelle et elles finiront leur vie morne telle la femme aux chats, sans avoir rien construit.

L'écoute par Alex de la Neuvième symphonie de Beethoven couplée à des images violentes de pendaison et de destruction est montrée et assimilée à un orgasme. Son désir d'accumulation est sans limites (les objets dans son tiroir). De même cette irrationalité et ce désir de toute-puissance sont illustrés par la séquence où Alex conduit sa voiture et ne veut être arrêté par rien en chemin, provoquant accidents en cascade. Alex est tellement dans son petit monde atomisé que sa chambre est verrouillée comme un coffre-fort. D'ailleurs, la famille n'existe pas ou si peu. Plus tard, le père et la mère d'Alex, caricature de parents, n'hésiteront pas à le remplacer par un autre jeune homme. Là, Alex n'est plus au centre.

La société pornographique n'en était qu'à ses débuts, non seulement dans son sens sexuel, mais dans celui où tout serait exhibé publiquement dans une visibilité sans limites (photos d'Abou Ghraïb ou le revenge porn). La pornographie nous en a donné une exemplarité caricaturale où les ébats sexuels sont filmés sans relâche, viscéralement et voracement dépouillés de leur chair secrète pour être étalés aux yeux de tous. Plus rien n'est obscène, car tout est sur la scène, montré, dépecé, traquant le moindre secret et la moindre séduction pour les expertiser et les transformer en liquidités dans le circuit marchand. Toute une époque s'annonce où toutes les limites explosent : pleurs, chagrin, meurtre, sang et sexe seront soumis à cette implacable loi et formatage symbolique de toute la société.

L'erreur de beaucoup d'interprétations est de croire que Stanley Kubrick esthétise la violence. Or, tout dans le film, est spectacularisé, mis sous les feux de la rampe : la scène avec le clochard est vue comme un théâtre de poche, éclairée à la manière des films policiers. Le clochard chante et est applaudi par Alex et ses droogs avant d'être rudement tabassé. Juste auparavant, le pauvre homme se plaignait du monde sans ordre (caricature réactionnaire de celui-ci). La séquence du viol puis de la bagarre entre la bande d'Alex et sa rivale, les Billie boys, se passe dans un ancien hangar désaffecté, qui ressemble fort à un théâtre. Kubrick joue du contraste entre le dramatisme de la scène et la musique légère La Pie voleuse de Rossini, le tout filmé comme un ballet.

La célèbre scène avec l'écrivain Frank Alexander où Alex et ses compagnons violent sa femme est mise en scène comme une comédie musicale avec la chanson I'm singing in the rain, faisant référence au film éponyme. Alex se croit dans un film comique. Quand il s'apprête à violer la femme, lui retirant sa combinaison en la découpant comme une orange, sous les yeux de son mari, Alex s'approche de lui et lui dit : « Louque attentivement, frangin ! » avec cette proximité gluante de créer une intimité avec sa victime, comme s'il lui demandait d'assister à un spectacle dont il est la vedette. Alex a sans cesse besoin d'être au centre des regards pour exécuter ses meurtres et ses viols. C'est la bonne conscience de gauche de l'écrivain qui, d'ailleurs, fait ouvrir la porte à Alex et à sa bande.

Si Alex regarde l'écrivain, il fixe aussi le spectateur dans un regard-caméra. Kubrick va à l'inverse du nihilisme d'un cinéma comme celui de Tarantino et des contre-cultures qui justifient toute forme de pornographie visuelle en matière de sexe et de violence pour en faire un spectacle jouissif et se croire rebelles. Société de consommation oblige dans cette légitimation perverse des désirs des individus. L'image n'est jamais innocente et les bûchers n'éclairent pas les esprits.

Dans le roman d'Anthony Burgess, Alex s'en prend au romancier pour une raison particulière que Stanley Kubrick a retirée. Ce dernier écrit un roman qui s'intitule Orange mécanique quand le voyou pénètre dans sa demeure. Il en lit quelques lignes et c'est à ce moment précis qu'il s'énerve et déchire le manuscrit avant de frapper et de violer la femme du romancier. Alex devient un écrivain à la fin du roman. Et surtout, il redevient un bon citoyen. Le cinéaste ne voulait pas d'une fin heureuse. En fait, la voix off d'Alex est celle de son récit autobiographique et mensonger qu'il écrit au final.

En tant que chef de bande, Alex fait régner sa loi. C'est le mâle dominant, n'hésitant pas à battre Pim d'un violent coup de canne quand celui-ci se moque d'une cantatrice qui vient de chanter l'Ode à la joie de Beethoven dans le Korova Milkbar. Il réprime les membres de sa bande au bord de la Tamise quand il sent son pouvoir menacé. « À présent, ils savaient qui était le Maître et le Chef. Des moutons, me disais-je. Mais un vrai chef sait toujours quand il doit se montrer généreux avec ses subalternes. »  Ses « amis » lui tendent un piège quand ils se rendent tous chez Miss Weathers, de la Ferme de Beauté de Woodmere. Alex s'introduit chez elle et découvre une pièce remplie d'« œuvres d'art » sexuelles et de chats pour seuls compagnons. Il provoque cette femme qui faisait de la gymnastique et se moque de son obsession sexuelle à travers l'esthétique. La femme aux chats mourra assassinée par Alex qui lui fracassera le crâne avec une sculpture phallique en retour quand celle-ci tente de l'atteindre avec un buste de Beethoven. Acte joignant meurtre réel et acte sexuel symbolique dans un orgasme mortifère.

Stanley Kubrick se moque ici de l'art contemporain dans l'exhibition de la banalité du sexe comme garante de talent, sexe qui a envahi toute la socialité et a atteint la catégorie de l'art dans le pourrissement de ses signes, ceux-ci étant rendus obscènes, théâtraux et triviaux. Exhibition de soi et destruction de toutes les limites vont de pair. Il déclarait : « Assurément, il y a une importante partie de l'art moderne qui n'est pas intéressante, où l'obsession de l'originalité a produit un type d'œuvre qui est peut-être original, mais nullement intéressante. Je pense que c'est dans Orphée que Cocteau fait dire au poète : « Que dois-je faire ? » et la réponse est : « Étonne-moi. » Une grande partie de l'art moderne ne remplit certainement pas cette condition. C'est de l'art, mais ce n'est pas étonnant et cela ne vous remplit pas d'admiration et de surprise. Je pense que dans certains domaines, la musique en particulier un retour vers le classicisme est nécessaire afin d'arrêter cette recherche stérile de l'originalité.[1] » C'est après avoir tué la femme aux chats qu'Alex est agressé par Pim avec une bouteille de lait. Ressentiment « logique » face au dominant. La police ayant été prévenue, elle arrête Alex qui se retrouve dès lors en prison.

Dans la seconde partie, Kubrick ironise sur les rôles qui composent l'univers carcéral, notamment le gardien-chef Barnes, personnage volontairement caricatural, rigide dans ses principes tel un automate, incarnation de la morale traditionnelle avec l'aumônier (Godfrey Quigley), l'autre personnage inefficace avec ses prêches. Alex est encore au centre, sur l'estrade, tournant les paroles d'un chant. Il tente de se faire passer pour un « ange » dont les passages de la Bible lui inspirent des scènes où il peut se laisser aller à ses rêves pervers : il se voit fouetter le Christ, participer à des combats sanglants ou se prélasser avec de jeunes femmes nues. Il joue un rôle. Il apprend qu'un nouveau traitement est en préparation, le traitement Ludovico qui rend les hommes « vertueux ». Alex ne cesse de mentir d'une façon pathologique pour sauvegarder ses intérêts et échapper à la prison. Là aussi, il veut être l'élu. La visite inopinée du ministre de l'Intérieur va lui procurer l'occasion de se distinguer.

Alex est transféré à l'Institut du docteur Brodsky. Le traitement Ludovico prend place dans une salle de cinéma ! Autre forme de spectacle dont Alex est au centre, même s'il subit cette fois-ci un calvaire pour formater sa conscience criminelle et le rendre telle une lavette. Il est immobilisé, attaché sur un siège, les yeux maintenus ouverts pendant qu'un homme lui injecte des gouttes. Il visionne des films violents et dit : « C'est drôle, les couleurs du monde réel ne paraissent réelles que louquées sur un écran. » Peu à peu, il ressent un profond malaise quand il assiste à des images d'actualité nazie sur fond de Beethoven. La stupidité du traitement Ludovico croit qu'en imprimant un traitement chimique l'âme d'Alex changera. Il fait semblant d'être horrifié par la violence, mais en réalité, il est horrifié par le fait qu'il éprouve du dégoût à la vue des images alors qu'auparavant, il y prenait plaisir.

La musique ou la figure du compositeur allemand ont envahi peu à peu tout le film. Traitement Ludovico (allusion au prénom Ludwig), la femme aux chats utilisant un buste de Beethoven pour assommer Alex, portrait du compositeur dans la chambre d'Alex et dans sa cellule quand le ministre de l'Intérieur la visite, le visage beethovenien de l'écrivain Alexander, au carillon de sa demeure (les premières notes de la cinquième symphonie), et plus tard, quand le même écrivain fait écouter la Neuvième symphonie afin de rendre fou le jeune Alex. Beethoven est utilisé sur des images d'un défilé nazi et des images de destruction (comme dans les rêves d'Alex avec cette musique). Le cinéaste reprend sa réflexion sur la rationalité occidentale à travers son développement technologique qui n'a pu freiner deux guerres mondiales. Il indique que la Culture ne peut strictement rien face à la barbarie comme il le montre à travers Alex dans son écoute extatique de la Neuvième symphonie de Beethoven.

Beethoven est emblématisé à travers tout le film, comme le substrat d'Alex. Non seulement celui-ci écoute l'œuvre du compositeur, mais pas n'importe laquelle : la neuvième symphonie, l'Ode à la joie, morceau utilisé ironiquement par un être qui rentre en extase violente en l'écoutant dans le fait qu'elle ne participe d'aucune joie réelle. Aussi belle soit-elle, elle n'apporte pas la fraternité humaine. Elle symbolise un grand concept creux. L'art ne rend pas plus humain. Kubrick fait allusion au fait que les dirigeants nazis pouvaient aimer Beethoven, Schubert ou Wagner et en même temps faisaient exterminer des millions d'hommes et de femmes. Cela indique que la civilisation n'est pas séparée de la barbarie comme on le croit naïvement, mais que les deux se développent dans un même élan. Kubrick est par ailleurs « fasciné » par cette culture allemande entre autres, justement parce que celle-ci n'a rien pu empêcher malgré sa tradition et ses éminents représentants cultivés. En si peu de temps, elle s'est effondrée comme un château de cartes.

Cette partie est l'inverse de la première dans le sens où Alex, pervers notoire, est soumis à une loi plus redoutable encore, masquée derrière la science pour lui retirer sa sauvagerie. « La science est potentiellement bien plus dangereuse que l'État parce qu'elle a un effet bien plus durable. Assurément je ne vois pas la science comme un mal. Simplement elle doit être contrôlée intelligemment par la Société [2] », dit Kubrick. La science, à l'égal de la civilisation (et du XVIIIe siècle, le Siècle des lumières fétiche du cinéaste), comporte sa part d'ombre, quand cette dernière n'apparaît plus dans l'éblouissement de la lumineuse rationalité.

Cette seconde partie en est l'illustration. Alex, l'homme violent, qui torturait ses victimes devient le cobaye de la science, celle-ci voulant extirpée par des méthodes chimiques et rationnelles la violence d'Alex. En justifiant ce procédé, elle devient alors la nouvelle part d'ombre, plus dangereuse encore car plus insoupçonnable que l'ancienne du fait même qu'elle justifie sa barbarie par la rationalité ou la science soi-disant « éclairée ».  Elle est devenue le double inversé d'Alex. C'est en ce sens que le film de Kubrick est une œuvre profonde et lucide. La barbarie peut revenir à travers la lumière. Ou le Bien comme on le voit aujourd'hui.

Une fois « guéri », Alex est soumis à un examen public devant le gardien de prison, le ministre de l'Intérieur, l'aumônier, le gardien-chef Barnes et les scientifiques. Nouveau spectacle. Nouvelle scène de théâtre où il est au centre. On lui présente un jeune homme qui le provoque et l'humilie profondément. Alex ne peut réagir et veut vomir. Puis c'est le tour d'une belle jeune femme, seins nus. Alex ne peut lui faire l'amour. À la fin, le ministre de l'Intérieur se félicite de la réussite du traitement. Ironiquement, c'est l'aumônier de la prison qui s'indigne qu'on retire à Alex son libre arbitre. Mais la mise en scène de Kubrick est ingénieuse : Alex regarde alternativement le ministre et l'aumônier, puis le public lors des applaudissements. Et il sourit, ravi, d'être au centre de l'attention, médiatiquement.

La troisième partie reprend la première selon la symétrie inversée tel un miroir. Tout ce qu'a fait subir Alex à ses victimes lui est retourné. Le clochard se venge, ses amis droogs sont devenus des policiers (utilisant les mêmes méthodes qu'auparavant, mais avec l'uniforme) et eux aussi en profitent pour le tabasser en le laissant presque mort. Alex finit chez l'écrivain, Alexander, son double comme leur prénom le dit. Kubrick reprend le même travelling latéral quand Alex à demi inconscient vient sonner de nouveau chez l'écrivain qui tapait à la machine à écrire. C'est le garde du corps d'Alexander qui lui ouvre, la femme de ce dernier étant morte à cause d'Alex. L'écrivain ne reconnaît pas d'emblée le jeune homme qui était déguisé lors de sa venue la première fois. C'est en l'entendant chanter I'm singing in the rain dans son bain qu'il réalise qu'Alex est bien le voyou qui l'a agressé. Le choc est si intense qu'il entre en convulsions.

Alexander représente l'opposition de gauche, intellectuelle et cultivée. Il veut se servir d'Alex pour attaquer le ministre de l'Intérieur, projet cynique derrière son côté humaniste d'intellectuel éclairé en devanture. Son ressentiment légitime, mais non justifiable le pousse à droguer Alex, à l'enfermer dans une salle et à lui passer du Beethoven jusqu'à le rendre fou. Sa jubilation face à la torture qu'il inflige à Alex, inspirée par le procédé Ludovico, est tout aussi barbare que les traitements que faisait subir Alex à ses victimes. Kubrick renvoie dos à dos conservateurs et opposants à une même politique cynique. Là encore, il ne fait aucun cadeau à ces intellectuels gauchisants, plein de compassion pour des criminels quand ils peuvent servir leurs intérêts, mais deviennent aussi barbares que le système (similarité au système Ludovico) qu'ils critiquaient quand ils se retrouvent touchés dans leur chair.

Alex se jette par la fenêtre et se retrouve à l'hôpital, plâtré jusqu'au cou et totalement immobilisé. Le ministre de l'Intérieur en quête de voix et d'image (il est à cet égard sur le même plan qu'Alex) vient lui rendre visite. Il discute avec lui et, ironie délicieuse, il donne à manger à Alex, car ce dernier ne peut se servir de sa fourchette. Métaphore évidente du système politique que « d'éduquer » de tels individus en les « nourrissant » ou en renforçant leur perversité élémentaire. Le ministre ne cache pas ses intentions dans un discours cynique de haute volée : il a fait mettre en prison l'écrivain dont il remet en doute l'épisode où sa femme a été tuée par Alex tout en l'accusant d'avoir comploté contre le gouvernement en utilisant Alex dans cette histoire ! Ce que lui-même ne se gêne pas de faire. Toute cette histoire a desservi l'opinion publique dans la réélection du gouvernement et il demande la collaboration d'Alex pour redresser la barre en lui proposant un travail rémunéré à hauteur des préjudices qu'il a subis. Ni plus ni moins, il utilise la perversion d'Alex. D'autant que pour conforter le voyou, le ministre fait venir deux baffles géants qui « crachent » l'Ode à la joie de la Neuvième symphonie de Beethoven à plein tube. Le ministre le serre dans ses bras, les journalistes débarquent et les prennent en photo dans un crépitement extatique de flashs. Alex est encore au centre de toutes les attentions, félicité par les plus hautes instances.

Alex lève les yeux en l'air, comblé. La dernière phrase qui clôt le film est ironique comme à l'habitude chez Kubrick. Alex imagine une scène où il fait l'amour avec une femme devant un public applaudissant : « Pas d'erreur, j'étais guéri. » Effectivement, il est « guéri », non pas qu'il soit devenu un citoyen modèle, mais un être qui a retrouvé sa perversité et va pouvoir l'utiliser en la déguisant derrière une civilité, légitimée par le ministère de l'Intérieur. Kubrick est un cinéaste dérangeant. Il indique sur quoi repose la « civilisation » et qu'elle est son processus intime et complexe. L'homme mécanique soumis à ses pulsions derrière un masque civilisé. Une mécanique greffée sur du vivant. Ce qui explique le titre du film. Un automate charnel.

Kubrick montre bien comment le pouvoir légitime les criminels ou les utilise à son service (comme dans le terrorisme). Le cinéaste n'a pas seulement mis en cause le jeune Alex, mais autopsie tous les rouages de la société et de l'État qui y trouvent leur compte. Outre le ministre de l'Intérieur, rappelons le contrôleur judiciaire chargé de la réinsertion des jeunes délinquants, fonctionnaire de l'État, qui est au courant de tous les méfaits que commet Alex dont il a la charge. Il lui fait comprendre qu'à l'avenir, il le défendra et fermera les yeux sur les carnages qu'il commet en échange de faveurs sexuelles...

 Les implications du film de Kubrick trouvent un exemple célèbre dans le dépeceur de Montréal, Luka Rocco Magnotta (Éric Newman), un Alex puissance dix. Après avoir subi plusieurs opérations de chirurgie esthétique, travaillé en tant que stripteaseur et mannequin, et tenté une carrière dans le cinéma pornographique, il se fit connaître à l'émission de téléréalité Cover Guy. Magnotta est l'auteur de vidéos diffusées sur Internet à partir de 2010 dans lesquelles il torture des chatons. Puis le 25 mai 2012, dans une vidéo de 11 minutes, on y voit son amant, Jun Lin, mort, mutilé, démembré et violé. Arrêté le 4 juin 2012 par la police, il est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Depuis, il a des supporters ! Des femmes hybristophiles fantasment sur lui. L'hybristophilie (du grec hybrizein, « commettre un outrage contre quelqu'un » et de phile, « qui aime ») indique un individu attiré sexuellement par des criminels. Personne ne sera étonné que des millions d'internautes se soient précipités pour contempler un tel spectacle, ce qui était impossible auparavant. Magnotta possède tous les attributs de l'égoïsme, du narcissisme et de la perversion de l'individu plongé dans son fantasme de toute-puissance impossible à combler. Tel Alex dans le film. Un tel cas, décuplé par Internet, ne pouvait se passer qu'à notre époque avec une telle ampleur.

Le problème est que ce genre de spectacle peut se répandre aisément et attirer du monde comme au spectacle. Transformant même le monde en spectacle, transformant les us et coutumes de tout un chacun au même formatage symbolique par l'image et l'écran, bien plus terrible ontologiquement parlant qu'un massacre à l'autre bout de la Terre. Cela a déjà commencé avec la pornographie sexuelle et émotive et cela ne demande qu'à se répandre sur la planète entière en pulvérisant la sphère privée par la sphère publique de l'image de soi. Stanley Kubrick avait compris, dès 1972, ce qui allait arriver dans nos sociétés exhibitionnistes et pornographiques au sens large. Et ce n'est pas une bonne nouvelle.

Notes :


[1] Michel Ciment, Kubrick, Calmann-Lévy, 1981, p. 151.

[2] Ibid., p. 151.

 

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