Quand l'horreur nazie se la jouait "sea, secte&sun" : l'histoire du complexe balnéaire de Prora
TRIBUNE/HISTOIRE - Créé de toutes pièces par le Troisième Reich, "Prora", dit "le colosse de Rügen" (situé sur l'île éponyme située à 300 km au nord de Berlin), devait être un complexe balnéaire au service de l’embrigadement nazi. Alors que sa construction a été interrompue par la Seconde Guerre mondiale, la rénovation contemporaine d'un symbole du nazisme fait scandale en Allemagne. Lorsque voyage rime avec mémoire...
Sur une bande de sable fin d’environ cinq kilomètres, cadenassée par la mer Baltique, une station balnéaire monumentale est en train de voir le jour. Nous sommes au printemps 1939. Cela fait trois ans que 9.000 ouvriers s’affairent sur la côte orientale de Rügen, la plus grande île d’Allemagne, à réaliser le rêve d’Adolf Hitler : "un complexe balnéaire immense, le plus grand et le plus impressionnant jamais bâti". Dans le vacarme de la construction, les grues figurent d’immenses saluts nazis.
Le Führer a vu les choses en grand. Il souhaite pouvoir accueillir 20.000 touristes à Prora (le nom du complexe sur l'île, intégré à la ville de Binz) par séjour, soit un million et demi d’Allemands à l’année. L’envergure du projet donne le vertige : formant un arc de cercle érigé sur la côte, huit immeubles de six étages sont sortis de terre, soit près de 10.000 appartements - chacun avec vue sur la mer. Chaque chambre fait environ douze mètres carrés et inclut deux lits, un canapé, une garde-robe et un lavabo. Toilettes et salles de bain sont sur le palier, à la disposition des résidents.
All inclusive
Récompensé à l’Exposition internationale de Paris, en 1937, le projet architectural est piloté par l’initiative Kraft durch Freude ("La force par la joie"), l’organisation de loisirs du Troisième Reich. Elle bénéficie à près de onze millions d’Allemands en 1938, sous la forme de séjours ou de voyages organisés.
L’idée de ce complexe, surnommé "le colosse de Rügen", est d’attirer la classe ouvrière, plutôt favorable aux idéologies socio-démocrates ou communistes, dans le giron du parti nazi. Comment ? En leur offrant des vacances abordables. Contre 20 reichsmarks par semaine (environ 74 euros actuels), chacun des résidents est nourri, logé, blanchi. Et la plage, le soleil et la mer contribuent autant à la propagande d’Hitler que les porte-voix ou les portraits sur lesquels il soulève des enfants blonds…
Certes, il faut aimer l’aspect fade et massif des bâtiments, de facture quasi-militaire. Car Prora est un exemple typique de l’architecture nazie : une chape grise de béton armé à mi-chemin entre la caserne et le camp de concentration. "Une taille mégalomaniaque, un style brutal", précise un guide touristique. Ce n’est pas un hasard si Hitler, ne perdant pas de vue ses objectifs politiques, a ordonné à ses architectes de pouvoir convertir le complexe en hôpital militaire au besoin.
Les métamorphoses de Prora
À l’automne 1939, coup de tonnerre : le début de la Seconde Guerre mondiale marque l’arrêt du chantier. "Messieurs, c’est tout pour le moment. La victoire sera décrochée rapidement, et ensuite nous pourrons poursuivre", assure un représentant de l’organisation Todt, qui supervise les travaux. On n’aura pas le temps de bâtir les deux piscines, le cinéma et le théâtre voulus par Hitler; les ouvriers du site sont rapatriés vers les usines d’armement de Peenemünde. Personne n’ira alors passer des vacances à Prora.
D’abord investie par des réfugiés fuyant Hambourg pilonnée par les bombes, la station balnéaire est occupée par une brigade de l’Armée Rouge jusqu’en 1955. Lorsque partent les Soviétiques, le complexe n’est plus que l’ombre de lui-même - peinture écaillée, fenêtres éventrées, murs couverts de graffiti russes et cours hérissées de pins sauvages. Reconvertie en base militaire par la DDR (armée de terre de l'Allemagne de l'Est, ndlr) et occupée par les effectifs de la Stasi, Prora est même effacée des cartes. Sous couvert de secret militaire, le complexe reste inaccessible au grand public jusqu’aux années 1990.
Au crépuscule du XXe siècle, le village-fantôme renoue avec son passé : ingénieurs et investisseurs injectent des fonds colossaux pour rénover le complexe balnéaire. Le projet a soulevé un tollé en Allemagne: n’est-ce pas réaliser l’idéal d’Hitler que de poursuivre son œuvre ? N’en déplaise à ses détracteurs, le chantier suit son cours.
Prora abrite aujourd’hui auberge de jeunesse, hôtels étoilés, spas, musées, entre autres aménagements touristiques. La façade du "colosse de Rügen" a été repeinte en blanc et agrémentée de balcons; un lifting qui tente d’effacer, sous le crépi encore frais, les terribles et obscures ambitions du Reich.
*Nicolas Méra est écrivain et historien, auteur du "Petit dictionnaire des sales boulots", paru aux éditions Vendémiaire (2022).
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