Lexique du néosabir managérial, partie 1 : B comme bienveillance
TRIBUNE - Nous passons au moins la moitié de notre temps éveillé au travail afin de gagner notre vie. Pour faire face au mal-être qui gagne les salariés français, ce guide décrypte les usurpations du nouveau sabir des entreprises.
La communication est le nouveau champ de bataille des guerres modernes. Les entreprises, dont la raison d’être est de conquérir des marchés, le savent bien depuis longtemps. Au fil des années, elles ont ainsi forgé et affiné un métalangage qui, à la manière d’une arme secrète, est conçu pour asseoir leur domination sur les individus qu’elles emploient.
En entreprise, ce néolangage est monnaie courante et "la pensée positive" fait loi. Rassurez-vous, vous n’aurez pas à subir une coupe budgétaire ; uniquement un process d’amélioration continue. Si vous avez fait une erreur, ne craignez pas un rappel à l’ordre ; la seule chose que vous risquez de vous voir opposer est une critique constructive. Et, en aucun cas, il ne pourrait y avoir d’engueulade au bureau, puisque le crédo fondateur de ce nouveau catéchisme porte le nom de bienveillance.
La bienveillance, c’est le Graal des relations humaines dans les entreprises. C’est le vocable, la formule magique, qui sera immanquablement invoquée avant la fin des dix premières minutes de n’importe quelle discussion entre un DRH et un salarié.
Décoder le mensonge
La première chose à faire pour un salarié – mais aussi pour un consommateur – c’est d’identifier ce langage pour ce qu’il est, afin d’en maitriser les rudiments et d’en déconstruire progressivement les incohérences.
L’utilisation à outrance du mot bienveillance n’est pas le fruit du hasard. La bienveillance, nous apprend le dictionnaire, désigne une disposition d’esprit favorable à l’égard d’autrui, visant son bien-être, voire son bonheur. Ici commence la fraude, car le but premier d'une entreprise est de réaliser un projet productif et rentable dans un environnement concurrentiel avant de contribuer au bonheur de ses employés.
Ce détournement de la notion de bienveillance vise donc à détourner l’attention et permet en réalité de contenir au jour le jour le mécontentement induit par les annonces douloureuses comme les plans de licenciement ou encore à faire baisser la pression générée par les demandes d'objectifs inatteignables. Ainsi, confortablement adossées à ce concept, certaines entreprises peuvent poursuivre leur objectif dans lequel la bienveillance joue de rôle de rustine du système.
Un poison à diffusion lente
Ainsi, dévoyée de son sens réel, la bienveillance va semer son poison au sein des entreprises. Lorsqu’on est appelé à intervenir en tant que psychologue pour résoudre des conflits, on constate que la grande majorité d’entre eux relèvent d’une simple absence de recadrage. Par « bienveillance », on aura soigneusement évité de dire ce qui ne va pas. Par bienveillance, le message est tellement édulcoré qu’il en devient incompréhensible.
Un climat de permissivité s’installe alors et les comportements les plus loufoques pourront prospérer, car nul ne voudrait être accusé de ne pas s’être montré bienveillant. Des psychologues sont donc recrutés pour résoudre le problème d’une employée qui se coupe les ongles des pieds en plein open space. Ou encore pour traiter du cas épineux d’un salarié portant plainte auprès de la police alors que des collègues, qui avaient cherché en vain une salle disponible, ont emprunté son bureau en son absence.
Même en l’absence de conflit, cette obsession de la bienveillance risque de pervertir les échanges les plus simples. Il n’est pas rare que les entreprises encouragent les collaborateurs à se donner des feed-back, allant même jusqu’à acheter des logiciels dans lesquels chacun doit adresser des commentaires positifs et négatifs aux autres. Dans les faits, il est très rare que cette manière de procéder se concrétise. Sans doute par peur des représailles, mais aussi parce que s’ancre progressivement la croyance selon laquelle la moindre contradiction infligerait une souffrance intolérable à l’autre.
De cette manière, chacun se voit infantilisé et, tel un enfant des siècles passés, privé de parole. Face à cette attitude débonnaire, tout haussement de ton, tout comportement montrant un signe d'énervement, même s’il repose sur des arguments concrets, est susceptible de se voir taxé de harcèlement.
Plus on en parle, moins on en fait
Plus la tension monte, plus on vous jette de la bienveillance à la figure. Si un salarié souhaite exprimer son mal-être, il n’est pas rare que le responsable des ressources humaines le reçoive sans vraiment l’écouter. C’est ce que Thierry Nadisic, chercheur en management et professeur à l’EMLyon Business School, nomme l’effet Churchill. Conscients du « mauvais rôle » qu’ils sont censés jouer, les managers ont tendance à prendre de la distance sur le plan relationnel afin de se protéger, notamment en réduisant le plus possible le contact visuel et la durée de l’interaction.
Cet effet est renforcé par l’injonction à la bienveillance. Car en augmentant les attentes des salariés, elle ajoute une pression relationnelle à la pression inhérente au contexte. Chacune des deux parties est alors amenée à se replier sur elle-même, accusant l’autre de mauvaise foi dans le meilleur cas, ou de perversion narcissique dans le pire.
Finalement, le dialogue est empêché par le moyen même qui était supposé le favoriser. Et, la désillusion est d’autant plus brutale que la promesse était haute.
De quoi la bienveillance est-elle le substitut ?
En réalité, un environnement bienveillant au sein d’une entreprise ne peut qu’être la conséquence du bon fonctionnement de celle-ci. Il ne peut en aucun cas en être la cause.
Cette inversion sémantique et symbolique est typique de la nouvelle normalité qui nous est chaque jour davantage imposée. Dans les faits, elle ne fait que déchirer le tissu humain. Si elle est acceptée malgré cela, c’est uniquement par lassitude et du fait de la confusion qu’elle engendre.
À supposer qu’un climat de bienveillance puisse survenir au sein d’une entreprise, ce ne pourrait être que parce que ses dirigeants sauraient inspirer du respect et de l’admiration à ceux qu’ils emploient, en commençant par éviter d’utiliser ce genre de grossière manipulation langagière.
Un salarié averti en vaut deux !
Emma Pitzalis est psychologue clinicienne et consultante au sein des entreprises.
À LIRE AUSSI
L'article vous a plu ? Il a mobilisé notre rédaction qui ne vit que de vos dons.
L'information a un coût, d'autant plus que la concurrence des rédactions subventionnées impose un surcroît de rigueur et de professionnalisme.
Avec votre soutien, France-Soir continuera à proposer ses articles gratuitement car nous pensons que tout le monde doit avoir accès à une information libre et indépendante pour se forger sa propre opinion.
Vous êtes la condition sine qua non à notre existence, soutenez-nous pour que France-Soir demeure le média français qui fait s’exprimer les plus légitimes.
Si vous le pouvez, soutenez-nous mensuellement, à partir de seulement 1€. Votre impact en faveur d’une presse libre n’en sera que plus fort. Merci.