Ukraine : sortir de la guerre élaborée depuis 2014, ou l’opportunisme de Joe Biden

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Teresita Dussart, pour FranceSoir
Publié le 01 mars 2022 - 17:30
Mis à jour le 04 mars 2022 - 17:02
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Guerre en Ukraine Poutine et Biden
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Le seul espoir repose sur des négociations de sortie de crise.
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TRIBUNE — Sortant de la dimension moralisante sur la transgression objective au droit international et à toute une brochette de principes élémentaires que représente l’invasion d'un État souverain, restent deux questions essentielles : quel objectif poursuit Vladimir Poutine, dans ce qui s’apparente à une gigantesque erreur politique, sans doute définitive ? L’autre, plus urgente : comment sortir de cette situation, en résistant aux appels à poursuivre l'escalade, appels provenant de parties non exposées aux risques ? Alternativement, comment en est-on arrivé là ?

Il y a encore dix jours, une mission russe d’imposition de la paix, circonscrite à la région du Donbass, pouvait se comprendre au regard des exactions commises depuis 2014 à l’égard des populations russophones et de l’inaction de la communauté internationale. Crimes documentés par la Mission de Monitoring des Droits de l’Homme des Nations Unies pour l’Ukraine (les rapports HRMMU se trouvent sur le lien ci-joint). Elle pouvait se comprendre, par qui accepte qu’il puisse y avoir des doléances, autres que celles du narratif imposé par Joe Biden et des médias qui l’ont porté au pouvoir. Mais ceci est une tout autre réalité.

S’il est difficile de voyager dans la tête de Poutine et de comprendre sa décision de franchir le Rubicon, le Dniepr en l’occurrence, il n’en reste pas moins quelques pistes. Il est un fait, qu’en vingt ans d’exercice du pouvoir, il n’a jamais commis d’actes intempestifs. Aussi impopulaire que cela ait été perçu, depuis une certaine perspective occidentale aujourd’hui majoritaire, il a toujours assumé ses décisions en rupture diaphane avec les aventures vendues comme opération d’instauration de la démocratie et de changement de régime. Celle des printemps arabes, du financement de groupes djihadistes ultra violents dans la zone du Sham, voire, avant même, l’épisode abscons d’invasion de l’Irak pour déterrer des armes de destruction massive demeurées introuvables. Faisant mémoire, la détestation de Poutine trouve sa genèse dans sa gestion de la seconde guerre tchétchène, lorsque la presse occidentale regardait avec les yeux de Chimène des preneurs d’otages, égorgeurs et proxénètes. Une politique assumée.

En général, Poutine n’a jamais fait état de complaisance avec toutes ces campagnes. Il a redonné à la Russie postsoviétique une politique étrangère indépendante, à contrepied des aventures occidentales. S’il est un personnage qui s'est maintenu dans les habits d’un président autoritaire, parfois borderline, au regard des standards démocratiques, il n’a pas pour autant pris le train de l’autoritarisme woke d’Occident et demeure de ce point de vue-là, une sorte de havre de bon sens.

Attitude de rupture

Mais là, il s’est comporté d’une tout autre façon. Il a surpris tous les experts, de quelque côté que penche leur sens de la légitimité. Celui qui prétend le contraire ment. Les annonces d’invasion de l’Ukraine de la part de Joe Biden, en marquant des jours de la semaine spécifiques, ne faisaient pas partie du prévisible. Cela faisait partie de la propagande. La réalité est que personne ne s’attendait à ce qu’il le fasse vraiment. Il est connu pour dire ce qu’il fait et ce qu’il ne fait pas. Et, ils n’avaient cessé de proclamer, Serguei Lavrov et lui, qu’envoyer des troupes russes en Ukraine ne faisait pas partie de leur feuille de route. Par Ukraine, il faut comprendre, depuis une perspective russe, le territoire hors républiques autoproclamées de Donetsk et Lugansk, nées de la non-application du Protocole de Minsk et de l’obligation de leur reconnaitre, depuis 2014, un statut spécial.

Une explication plus psychologique que politique serait que, prenant état du climat de démonisation de la Russie, Vladimir Poutine se serait acquis à l’idée qu’il n’y avait plus aucun espoir de faire entendre, ne serait-ce qu’une partie de ses arguments. Il aurait alors brisé les dernières amarres qui le reliaient au narratif occidental. Dans un contexte définitivement vérolé par la propagande et son corollaire la censure, rien qui ne vienne alimenter la légende noire russe et ses tropismes n’a accès au débat public. D’ailleurs, les médias qui soutiennent des points de vue divergents sont censurés les uns après les autres. Parfois, comme dans le cas de la chaîne RT, la censure s'opère par oukase de fonctionnaires hors cadre de légitimité démocratique. Telle Ursula von der Leyen, laquelle depuis deux ans, prend de plus en plus de libertés avec la souveraineté des États-membres. Mais, elle le fait au nom de la démocratie. Pour dire les choses simplement, l’empathie même partielle avec les arguments russes est perçue comme le fait d’extrémistes. Même pendant la guerre froide, la censure en Occident n'a jamais existé. Un chercheur, un journaliste, devrait pouvoir consulter toutes les sources s'il le souhaite. Il en va de même pour les citoyens.

Au-delà de l'impossibilité d'atteindre une forme de neutralité, il y a peut-être aussi un sentiment d’ingratitude et d’incompréhension. Sans la proposition de Vladimir Poutine de procéder à une destruction contrôlée de l’arsenal chimique syrien en 2013, Barack Obama et son Secrétaire d’État John Kerry, auraient permis que ces vraies armes de destruction massive tombent dans les mains de terroristes bien réels. L’histoire serait différente aujourd’hui. Un exemple parmi d’autres. N’en déplaise à la gauche woke installée partout, nous devons, à la Russie récente, un peu plus qu’à cette Ukraine qui sait si bien se vendre.

La représentation de la Russie et de l’Ukraine repose sur une vision binaire propre aux jeux de guerre. Il est une entéléchie d’Ukraine européenne, atlantiste, bien qu’elle ne soit intervenue dans aucune des situations qui fassent à la sécurité des nations atlantiques, "normale", "centrale", "moderne", versus une satrapie russe, nostalgique de l’Union soviétique. Alors même que les indicateurs tels que Transparency International, sans parler des fichiers d’Interpol, décrivent la nation présidée par Volodymyr Zelenski comme une des nations les plus corrompues du monde, dont les méthodes de torture des forces de l’ordre, si l’on en croit les rapports du HRMMU, seraient celles du terrorisme d’État.

On éprouve des difficultés à reconnaitre dans le portrait qui est fait de l’Ukraine dans les grands médias occidentaux, la nation présidée par des personnages tous plus imprésentables les uns que les autres. Avant, comme après Maiden. De Leonid Kouchma, on retient les hommes d’affaires véreux de son entourage, ensuite transférés à Julia Timochenko. Des personnages de la pègre qui ont grandement occupé et préoccupé les services judiciaires occidentaux, tels que Pavel Lazarenko. Une star des services judiciaires belge et allemand. Et que dire de Vadim Rabbinovich ! Viktor Yanukovich et ses relations avec du personnel politiquement exposé au plus haut niveau, tel que le fils de Joe Biden, Hunter Biden. Ensuite, après Maiden, le Robespierre ukrainien, le président alors en exercice, Oleksandr Turchinov. Petro Porochenko, champion de la corruption qui défile aujourd’hui dans les rues tel Papy fait de résistance, mais qui, pas plus tard qu’en janvier 2022, faillit être rejeté par les services de migration de son propre pays, car accusé de haute trahison, pour une sombre affaire d’achat de charbon dans la région du Donbass. Le chaos institutionnel, l’absence de service judiciaire indépendant, la confusion entre force de l’ordre et milice, milice et crime organisé, tout cela ne fait pas vraiment label CEE. L’Ukraine est techniquement un État failli.

Voir aussi : "Le déséquilibre entre la Russie et l'OTAN occidental s'est inversé" Emmanuel Leroy

Forcer l'entrée dans l'Europe

Mais il y a toujours ce discours lyrique chez les Ukrainiens. Ce qu’ils font, leur "sacrifice", c’est pour l’Europe. La Révolution orange, les manifestations de la place Maïdan, c’est pour l’Europe. La réalité est qu’il s’agit de guerres claniques de pouvoir, d’instrumentalisation de haines variées et surtout d’opportunisme pour servir des intérêts étrangers ponctuels vis-à-vis de la Russie. Dans les faits, exprimé de manière quelque peu profane, le citoyen européen se fout un tout petit peu de ce "sacrifice". Il n’a rien demandé. Du moins jusqu’à l’invasion. L’invasion est un point d’inflexion. La provocation a fini par mordre et il est impossible de ne pas en prendre acte.

Il y avait deux points très clairs pour éviter la situation présente, autrement dit que le protocole de Minsk soit enfin appliqué. Que les tortures infligées aux populations russophones cessent. Le deuxième, la non-extension de l’Otan aux frontières de la Fédération russe. Pourquoi revenir vers cet acquis datant de la perestroïka ? Pour faire oublier les misères de la politique intérieure américaine ?

Est-il moralement admissible qu’un président sénile, à des milliers de kilomètres, joue avec la sécurité de centaines de millions de personnes au risque de créer un conflit international majeur, pour faire oublier sa sortie humiliante d’Afghanistan ? Même si nous n’allons pas vers cette guerre mondiale, l’Europe industrieuse, surtout l’Allemagne, se retrouve aux prises avec une guerre économique, celle du gaz. Il faudra d’ailleurs veiller de très près à ce que cette crise ne serve à placer le gaz de schiste américain. Ce sera le travail des citoyens européens de veiller à cela.

Pour l’instant, Vladimir Poutine se trouve dans une sorte de zugzwang. Une situation dans laquelle, quel que soit le mouvement qu’il opère sur l’échiquier, il perd. S’il se retire, il cède le terrain à l’expansion de l’OTAN, non pas par intégration de l’Ukraine, mais par cession de terrain et d’influence du jeu de Washington. S’il continue à avancer, il s’expose à des pertes civiles, immanquablement. C'est déjà le cas. Au pays de la mafia ukrainienne, la plus importante de toutes les ex-républiques soviétiques, des pays occidentaux distribuent actuellement des armes de manière indiscriminée. La situation peut devenir très vite incontrôlable.

Les troupes russes ont évité, du moins au cours des cinq premiers jours, d’entrer dans les zones urbaines. Mais, la Russie n’est pas les États-Unis. Elle ne peut pas bombarder par erreur un hôpital comme dans le cas de Kunduz en 2015, sous la présidence d’un prix Nobel de la Paix. Elle ne peut pas davantage bombarder par erreur l’ambassade de Chine à Belgrade comme l’ont fait les États-Unis, ou faire comme l’allié saoudien, encore cette semaine, en totale indifférence, bombarder (toujours par erreur) une prison au Yémen et tuer tous les pensionnaires, houthis en majorité. On pourrait continuer. La Russie a perdu la guerre de l’information il y a très longtemps. Elle n’a pas droit à ce genre « d’erreurs ». Ce qui en soi, constitue une sorte de garantie par défaut. Jusqu’à un certain point.

Car les probabilités d’un embrasement sont très hautes. Outre les victimes civiles sur le territoire en conflit, comme de coutume, la facture sera payée par l’ensemble des Européens, d’une façon ou d’une autre. Il est donc urgent d’éviter de délecter les voyeurs d’outre-Atlantique d’un conflit de cycle long, sur lequel ils bâtiront, bien au chaud, leurs antagonismes partisans. D’emblée, ce qui est clair est qu’aucune négociation ne sera possible sans intégrer une dose d’empathie équidistante. Les sanctions ne fonctionnent plus. La Russie ayant été plus sanctionnée que tous les États "voyous" du monde réunis. L’effet psychologique et politique se trouve anesthésié.

Le seul espoir repose sur des négociations de sortie de crise et pour cela, la diplomatie de nations émergentes, moins acquise au narratif. CNN va être nécessaire. Le monde est un endroit trop dangereux pour laisser sa sécurité à ce que nous, Occidentaux, sommes devenus, au cours de ce XXIème siècle.
 

Teresita Dussart est une ancienne journaliste correspondante à Moscou, et experte en intelligence stratégique dans les pays de l'ex-bloc soviétique.

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