Concierge de nuit - Les Maraudes épisode 017

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Octave Moyens pour France-Soir
Publié le 10 octobre 2024 - 11:50
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Le 9ème arrondissement de Paris est riche de trois musées. Le musée de la vie romantique, le musée Gustave Moreau, et, le plus connu des trois, le musée Grévin. Et c'est là que se trouvent également Pigalle, les Folies Bergères et le Palais Garnier.

C'est ailleurs, toutefois, que je me suis rendu, samedi, aux alentours de 23 heures : rue des Martyrs (au nord du musée Gustave Moreau). Car hélas, pour ceux qui vivent, non pas dans les habitations qui entourent cette rue, mais dans la rue elle-même, cette rue porte bien son nom.

Et à double titre, dirai-je.

En effet, premièrement, les SDF qui y passent leurs nuits, ne le font pas par gaîté de cœur. Non. Évidemment. Ils y sont contraints. Parce que chacun d'eux a été « victime de mauvais traitements » (définition du mot « martyr »). Ceux-ci leur ont été infligés par, disons, « la vie en générale » : licenciement, faillite, expulsion, divorce difficile, etc. Et, deuxièmement, parce que, pour plusieurs, ils ont été victimes de mauvais traitements, également, dans les centres d'hébergement pour SDF : agressions, vols, viols, racket. Pire ! Les auteurs de ces méfaits ne sont pas des personnes étrangères aux centres d'hébergement ou des membres de leurs personnels : ce sont d'autres SDF.

En attestent, malheureusement, les récits personnels qui m'ont été rapportés par deux d'entre eux. Maurice (1), 35 ans, ancien légionnaire, et Valéry (1), 56 ans, ex-employé d'une petite industrie textile du Nord-Ouest de la France, qui a été rachetée par une multinationale il y a environ trois ans. Un « plan social » qui s'est révélé funeste, professionnellement, pour près des deux-tiers des salariés finalement (au départ, la moitié « seulement » des salariés auraient dû en pâtir). Et même funeste physiquement, carrément, pour l'un d'entre eux : celui qui, n'ayant pas pu supporter le traumatisme causé par cette situation, « a préféré mettre fin à ses jours. » La formule est de Valéry. Il y a ajouté ceci, le verbe tremblant, du fait à la fois du froid, et, plus encore, d'une émotion toujours présente :

« J'y repense tous les jours. Tant le soir, quand je me couche, que le matin, quand je me réveille. Vous savez, c'est dur de trouver le sommeil : la nuit, il n'y a pas que le froid. Mais ça m'aide un peu, le matin. Je me dis que pour lui ça a été encore pire que pour moi. Donc, je me lève aussi pour lui, quelque part pour lui rendre hommage. Et je suis sûr que là où il est, il me voit et il m'encourage. »

Pour Maurice, c'est le retour à la vie civile qui a été tragique.

Engagé à 17 ans dans la légion, il a dû la quitter 15 ans plus tard, après une grave blessure : un éclat d'obus reçu dans le genou lors d'une mission. Or, la légion, c'était toute sa vie d'adulte. Dès lors, comme beaucoup dans son cas, l'alcool lui a joué un mauvais tour. Une longue, une interminable descente aux enfers... jusqu'à toucher le fond. Agression, racket et viol, il n'en a pas été victime.

Diable ! Le solide gaillard qu'il est resté, ne s'est pas laissé faire : sa parfaite maîtrise des techniques de combat qu'il a, grâce à 15 années de pratique chez les bérets verts, a découragé les belliqueux.

« Mais ça n'a pas empêché les vols ! », m'a-t-il dit. « Et surtout, comme il faut être constamment sur ses gardes, en fait, tu ne peux pas dormir. Trop risqué. En plus, les gars se mettent à plusieurs, et. Je ne sais pas si c'est dans tous les centres d'hébergement, mais dans les trois où je suis allé c'était comme ça. Donc j'ai préféré retourner dans la rue. Et puis ici, on a notre conciergerie privée à nous. » (j'y reviens très vite)

Hormis le viol, Valéry, le pauvre, lui, a subi la totale :

« Ils m'ont tabassé à quatre, ces salauds ! Et tout ça pour me prendre quoi ? Mes godasses qu'étaient pleines de trous et mon portefeuille. Un vieux portefeuille dans lequel il y avait autant d'argent que d'humanité dans le cœur de ces... Du coup, ils ont déchiré la photo de ma femme, morte d'un cancer avant que ces autres salauds, là, pourris d'Américains, ils me foutent à la porte. Une autre fois, dans un autre centre, y'a un grand mec. Je te dis pas sa couleur, sinon on va encore me traiter de raciste. Tu sais ce qu'il m'a racketté ? Ma bolée de soupe ! Ça te va !?! Non mais sérieux : c'est quoi ce monde ? Et alors les vols, j' t'en parle même pas. Si t'as le malheur de laisser un truc, n'importe quoi, un briquet, un stylo, tes lunettes, de la bouffe, sans surveillance ne serait-ce que deux secondes, y'a un connard qui te le pique. Ouais ! Un stylo bic, une fois, on m'a piqué. Si ! Alors que c'est sûr, le gars qu'a fait ça, il sait même pas écrire. Ah j' vous jure ! On est mieux ici. »

Pardi !

« Ici », ils ont leur conciergerie. Je vous ai dit plus haut que j'allais y revenir... ça y est : j'y suis.

La conciergerie en question, c'est le hall de l'immeuble dans lequel le concierge de celui-ci, Bertrand (1), laisse s'installer ses ex-compagnons d'infortune. Oui. Lui aussi a été contraint à dormir dehors. C'était il y a très longtemps. Il avait alors 24 ans. Il en a aujourd'hui 64. Ça n'a duré « que » quelques semaines, m'a-t-il dit (ce qui ma foi est déjà très long), mais il s'en souvient. À la rue, lui, il s'y est retrouvé lorsque le foyer étudiant où il habitait a été totalement détruit par le feu, et que, n'ayant pas suffisamment d'argent pour pouvoir s'acquitter d'un loyer (fût-ce en colocation), il a dû se résoudre à loger dehors. Mais heureusement pour lui, la suite de son parcours a été « chouette », a-t-il ajouté, un sourire aux lèvres. Un sourire large et maintenu longtemps, qui contrasta nettement avec le rictus qu'il eut, juste avant, tandis qu'il m'évoqua comme susdit, un bref instant, sa période de disgrâce sociale d'antan.

« Je vais vous dire uneuh choseuh, Monsieur. Ça fait me autant plaisir à moi qu'à eux, de les laisser dormir ici le soir, ou se reposer un peu. Surtout quand il fait froid, bien sûr. Et ça y est : ça cailleuh sévèreuh, depuis uneuh semaineuh. L'hiver est en avanceuh, cette année. J'ai été comme eux, donc je sais ce que c'est, peuchèreuh ! Et c'est pour ça que, généralement, je me débrouilleuh de leur préparer viteuh fait, une petiteuh soupletteuh. Et comme il y a pas maleuh de clients, j'en prépare toujours uneuh grosseuh marmiteuh. Deux, mêmeuh, si faut. C'est les gonzeuh du marché d'à côté. Ils me gardent des légumeuh, et moi je passeuh les récupérer. Ils ont mon âgeuh, et eux aussi ils ont galéré. Ils saveuh ce que c'est pour ces voyous là. Donc ils me les font cadeau. Moi j'ai pas d'enfants. Ma femmeuh, la pauvreuh, elle est morteuh avant qu'on ait pu en avoir. Qu'est-ceuh que vous voulez que je vous diseuh ? C'est commeuh ça. C'est la vie. Alors tous ces grands couillons, là, merdeux qui sont, comparés à moi, c'est un peu mes fils. Et donqueuh voilà : je les nourris. » (2)

« Et parfois aussi il nous paye le coup ! », ajouta Maurice.

« Oui. Mais pas trop, à toi. Hein !?! Attention ! », lui rétorqua Bertrand, qui sait par où il est passé.

« Oh, quand c'est juste un godet, ça ne peut pas faire de mal. », répliqua Maurice.

« Ouais. Un à la fois. », précisa Bertrand, cette fois-ci sans « l'engadtser. » (3)

Avant que Valéry n'intervînt à son tour, fort à propos, en ces mots : « Et surtout, ça réchauffe ! »

Quant à la conclusion, elle revient à Bertrand. Ce fut en l'explication qu'il me fournit alors, s'agissant de l'accord qu'il a passé avec ses amis nocturnes :

« Tout est gratuit, bien sûr. Et la seule obligation qu'ils ont, c'est d'êtreuh partis avant 6H du matin, que tout soit nickel. Qu'ils aient tout lavé s'ils ont sali, avant que moi, je revienne ici le matin, pour sortireuh les poubelles. Et bien sûr faut pas qu'ils fouteuh le bordel. Je veux bien les entendreuh ronfler, mais pas plus. Ok les gars !?! »

« À vos ordres, mon général ! », ai-je répondu, emboîtant le pas vocalement à ses troupes, un verre de rouquin à la main moi aussi (moi qui ne bois jamais d'ordinaire), pour trinquer avec les copains.

À votre bonne santé, Monsieur (!) Bertrand.

Au grand homme que vous êtes, par le cœur et l'esprit.

 

1) les prénoms ont été changés.

2) vous l'avez entendu à son accent bien marqué, que je vous ai retranscrit ici de manière scripturale à cet effet, Valéry est originaire du Sud-Est de la France. Il est « Dè Martigueuh », comme ils disent là-bas.

3) « Engadtser », verbe du premier groupe qui peut être utilisé à la forme pronominale (car on peut « s'engadster » soi-même), mais que vous ne trouverez pas dans le dictionnaire. On peut le traduire fidèlement par ceci : « énerver », « prendre la tête. » Ceci soit gentiment, comme Bertrand l'a fait avec Maurice (pour le rappeler à l'ordre), soit pour chercher des noises. Et là, par contre, peuchère, c'est pas gentil.

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