Citizen Kane (1941) d'Orson Welles

Auteur(s)
Yannick Rolandeau, pour FranceSoir
Publié le 06 janvier 2023 - 11:30
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Citizen Kane
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ARCHIVES DU 7e ART / AFP
L'acteur, scénariste et réalisateur Orson Welles avec Ruth Warrick dans "Citizen Kane" (1941).
ARCHIVES DU 7e ART / AFP

CRITIQUE - Citizen Kane (1941) d'Orson Welles est l'un des films les plus connus au monde dans le cercle de la cinéphilie et l'un des plus quotés parmi les critiques. Il n'est nullement question ici d'embrasser un tel chef-d'œuvre dans sa totalité, mais de mettre l'accent sur des points essentiels.

Citizen Kane est l'histoire connue du citoyen Charles Foster Kane (Orson Welles) qui meurt dans son manoir de Xanadu, en prononçant dans un dernier souffle « rosebud », mot énigmatique.  

La biographie de Kane est celle d'un enfant qui dut quitter sa mère, Mary, héritière par hasard d'une mine d'or. Celle-ci le soustrait, la mort dans l'âme, à un père violent et le confie à un financier (la Banque) dans l'espoir de faire fructifier sa fortune. Kane devient un magnat de la presse (histoire inspirée de la vie de Randolph Hearst), épouse la nièce du président des États-Unis, mais sa carrière politique prend fin lorsqu'on apprend qu'il trompe sa femme avec Susan, une cantatrice ratée. Kane épouse Susan qui se sépare de lui ensuite, et meurt seul dans son immense domaine inachevé. 

On pourrait écrire un livre entier sur le film d'un point de vue esthétique. Plans séquences, courte focale, jeu avec la profondeur de champ, trucages audacieux pour l'époque, influence du cinéma expressionniste allemand dans la lumière due au chef opérateur Greg Toland, où Welles asservit la technique à son imaginaire... Il faut dire ici que la mise en scène est exemplaire. 

On peut saisir le film en deux points centraux. Tout d'abord, le point de vue existentiel : l'histoire d'un homme tout autant adulé que détesté, mystérieux, qui a tout pour lui, mais qui vit reclus à la fin dans son palais inachevé. Que cache-t-il de si important au point que la presse, ses amis et ses ennemis se mettent en quête de ce mystère ? En réalité, la réponse est banale et pourtant essentielle si l'on veut saisir un être humain dans toute sa complexité et son ambiguïté. La seconde façon est ce qu'il recèle concernant l'histoire des États-Unis puisque Kane se définit lui-même comme un Américain avant tout. 

Voilà un récit classique comme point de départ. Mais qu'est-ce qui a pu le faire devenir ce qu'il est ? En réalité, cette énigme qui a créé un tel délire, un tel ego, un tel empire si gigantesque est aussi dérisoire que banale en regard. Cet empire bien réel et bien matériel ne repose sur rien, ou quasiment, sur une toute petite chose, fragile et intime, que tout le monde possède, mais tente de se débarrasser en faisant croire qu'elle n'existe pas : la fracture, la faille. 

On le sait, c'est cette luge jointe au contexte familial traumatisant qui enclenche la folie de pouvoir de Kane, frustration symbolique affective et originelle que comprend à la toute fin le personnage juste avant de mourir et qu'il emporte dans la tombe. Cette faramineuse volonté de comblement sans fin lui a fait commettre toutes ses folies, l'a rendu ignoble, hégémonique, obèse. Idée bien entendue aussi géniale que simple. Bien sûr, le film n'accentue pas sur la luge et son génie est de la dissimuler tout en nous la mettant sous les yeux comme dans La Lettre volée d'Edgar Poe. 

La magistrale introduction inscrit le film dans sa narrativité : d'emblée la caméra, la maîtresse du récit, dépasse une clôture où est inscrit « No trepassing » et vient recueillir le dernier souffle de son propriétaire. La subtilité du montage est de passer en fondus enchaînés successifs au seul point crucial : la fenêtre allumée de l'appartement de Kane en train de mourir. Chaque plan est calqué sur cette fenêtre (et même, subtilité suprême dans le reflet d'un lac) dont nous nous approchons à chaque fois. Puis nous passons de l'autre côté ; une bouche prononce sa dernière parole : « Rosebud » et une main lâche une boule à neige. 

Le plan sur la bouche met l'accent sur le mot qui va être le moteur du film. Il joue certes sur la voix magnifique de Welles mais aussi sur la quête du sens qui recouvre tout un univers symbolique, complexe et imaginaire, qui va oblitérer le destin d'un homme. 

Le récit nous emmène dans les actualités News on the March pour nous brosser un portrait médiatique de Kane : homme d'une fortune colossale à travers le monde, célèbre au point de faire à sa mort la une de tous les journaux. Kane a marqué l'histoire de son empreinte, s'immisçant par médias interposés dans les poumons de l'Amérique. Il en était la respiration intime. Le cœur palpitant. C'est un puissant. Il avait 37 quotidiens, deux syndicats, un réseau de radios, des épiceries, des papeteries, des immeubles, des usines, des forêts, des navires... Il a tout et pourtant, il est seul dans son Xanadu, immense palais édifié dans les déserts du Gulf Coast où une montagne fut « construite » avec 100 000 arbres et 20 000 tonnes de marbre : un zoo comparable à celui de Noé nous dit-on. La démesure, l'hubris, le gigantisme. C'est Dieu ou quasiment. 

Mais News on the March ne nous apprend rien que la légende officielle et l'on sait que les journalistes, en général, ne nous apprennent pas grand-chose. Cependant, on dépêche le journaliste Thompson, car nous le savons, à sa mort, Kane a prononcé un dernier mot, Rosebud. Mais, croit-on, ce mot révélera le mystère. Le journaliste enquête donc sur les proches de Kane, amis et ennemis, car le magnat était autant adulé que détesté, communiste pour les uns, fasciste pour les autres, suscitant un nombre de commentaires hallucinants. Et le film, telle une enquête policière, tente de percer le secret de ce mot, que, bien sûr, personne ne parviendra à révéler. C'est dire que pour comprendre quelqu'un, un homme, ni la presse ni ses proches ne sont vraiment utiles dans bien des cas, surtout quand il s'agit d'une personnalité emblématique. Personne ne parvient à éclaircir le désir de Kane, sa folie des grandeurs, son désir de conquête et de pouvoir et ce n'est pas dans ce qu'il montre de sa fortune que l'on aura la révélation. 

Le journaliste qu'on aperçoit à peine, tel un témoin anonyme, s'entretient avec les proches de Kane : il rend tout d'abord visite à Susan Alexander (Dorothy Comingore), la seconde femme de Kane, devenue alcoolique, mais il se fait sèchement renvoyer. Il consulte alors les mémoires de Thatcher, l'homme de la banque, et c'est là qu'est introduite la célèbre séquence. 

La scène-clef à la vingtième minute est celle où le petit Kane glisse avec sa luge et lance une boule de neige. Voilà le point central où tout est déjà là, sous nos yeux. Toute la scène est conçue en forme de miroir, en deux plans séquences diamétralement opposés, l'un à l'intérieur de la maison, et le second à l'extérieur, la fenêtre étant le point de jonction entre les deux d'où part la caméra à chaque fois, mais en sens inverse. 

Le premier plan séquence filme le petit Kane lançant une seconde boule de neige. Il dure 1'46'' environ. Sa mère l'a interpellé. Le plan cadrait la fenêtre à guillotine ouverte faisant croire que l'on était à l'extérieur. Erreur, car la caméra recule et nous montre les trois protagonistes de la scène : la mère (Agnes Moorehead), le père (Harry Shannon) et Thatcher (George Coulouris), l'homme de la banque, et bien sûr, le petit Kane que l'on aperçoit par la fenêtre au loin en train de jouer, présence sans cesse présente et au centre de l'image. C'est la mère qui dirige tout, c'est elle qui se dirige vers une table et s'assied. Le père tente de s'interposer, mais en vain. C'est à peine si on l'écoute. Il n'a aucun pouvoir. C'est elle qui a hérité. On pense que la mère est « odieuse » puisqu'elle « vend » son enfant à un financier. Il n'en est rien. Et elle signe. Le père se résigne et dans un mouvement va fermer la fenêtre à guillotine. 

Le second plan séquence est à peine plus long (1'56'') et commence sur le raccord de la mère rouvrant la fenêtre à guillotine. Fenêtre symbolique qui relie encore la mère et l'enfant. Et la mère est émue et appelle le petit Kane qui continue de jouer dehors avec sa luge. Elle sait qu'elle va devoir « abandonner » son enfant. Le couple et le financier sortent et rejoignent le petit Kane. Et quand on annonce à ce dernier qu'il va partir, il est inquiet. Visiblement, il souffre d'être éloigné de sa mère. On a beau lui en conter, il ne cède pas et demande à deux reprises si sa mère va venir avec lui. Quand Thatcher s'approche de lui pour lui serrer la main, le petit Kane se protège avec sa luge. Il parvient à faire tomber Thatcher. Son père lui dit alors qu'il mérite une correction. Immédiatement, sa mère protège son enfant et lâche la phrase révélatrice de toute la scène : « Voilà pourquoi je l'éloigne de toi. » Et c'est là qu'on apprend que la mère « protège » son enfant en le soustrayant à un père violent (et à mon avis passablement alcoolique). Douloureuse ironie dramatique, c'est cette « protection » qui va oblitérer tout le destin du petit Kane. 

Un plan clôt cette séquence qui est tout le moteur de cette histoire. Là où Welles aurait pu faire un mélodrame larmoyant avec ce scénario d'une mère qui se sépare de son fils, il le traite à froid. Ce plan de la luge recouverte de neige avec le temps et un bruit de train dans le lointain signifiant que l'enfant est emporté est remarquable par ce qu'il évoque : la luge abandonnée ne permet plus à l'enfant de jouer, enfant qui est loin maintenant et qui a été arraché à sa mère. Son enfance a été réduite en poudre. Tout l'univers symbolique avec son atmosphère va cristalliser et recouvrir la fracture du petit Kane comme la neige recouvre la luge. Cet épisode va tellement le marquer dans son imaginaire qu'il va tout oublier pour le redécouvrir à la fin, au moment de sa mort. Kane est amnésique de sa propre personnalité. Voilà en tout cas ce qu'on appelle un plan spécifiquement cinématographique, n'appartenant qu'au cinéma. 

Ce qu'il y a d'exemplaire, c'est que tout est sous nos yeux, et pourtant personne ne le voit comme nous-mêmes dans la vie. Notre cécité existentielle est telle que nous ne savons pas voir ou nous ne voulons pas comprendre ce qui est là, étalé sous nos regards. Et ce que nous ne voulons pas voir et comprendre, c'est notre propre mystère, notre propre secret intime. Ce n'est pas seulement celui de Kane. Car si nous le comprenions, les hommes et les femmes auraient une sagesse qui leur éviterait de passer à côté de leur vie et de juger les autres d'une façon simpliste. 

Pourtant, tout est révélé au fur et à mesure tel un rébus ou un puzzle, comme celui que possède Susan vers la fin. C'est pour cela que le film passe d'un interlocuteur à un autre en pensant trouver la clef de l'énigme. Même la mémoire des proches ne parvient pas à comprendre car Kane n'est vu qu'à travers eux. Si l'on assiste à l'ascension de Kane par flash-backs interposés, ses mariages, ses méthodes au sein des journaux, on n'apprend toujours rien à propos de Rosebud, maître-mot qui court tout au long du film. Orson Welles n'hésite pas à faire des sauts dans le temps, passant du petit Kane à l'homme d'âge mûr dans ce plan séquence magistral où Bernstein lit un contrat qui dissimule un moment Thatcher. Puis on voit Kane surgir de la droite, aller jusqu'au fond de l'écran avant de venir s'asseoir à la table avec les deux hommes pour signer le contrat où il renonce à ses journaux. Pourtant, Kane dit touchant à son secret : « Ma fortune m'a handicapé. Vous savez, M. Bernstein... Sans cette fortune... J'aurais pu devenir un grand homme. » Thatcher lui demande alors : « Qu'auriez-vous aimé être ? » et Kane réplique : « Tout ce que vous détestez. » Mais voilà sa fracture l'a fait dévier. 

Après Thatcher, le journaliste rencontre Bernstein (Everett Sloane) qui lui aussi évoque l'ascension fulgurante de Kane. Notamment le rachat du journal L'Inquirer où Kane impose les méthodes de la presse à scandales à son ancien dirigeant, vieillot et dépassé, mais intègre. Kane n'hésite pas à racheter les journalistes du Chronicle dès qu'il peut se le permettre, comme s'il s'agissait de bonbons (allusion à l'enfance) comme il le dit lui-même. Moment où le personnage bascule dans la démesure et où il commence à acheter des centaines d'objets. Au début avec Thatcher, il se faisait social, attaquait les puissants, mais il a vite changé d'avis. Orson Welles n'est pas tendre avec les méthodes de la presse. Même problème de nos jours. 

Bernstein touche du doigt le secret de Kane sans le relier à lui d'une façon directe quand il évoque une femme en robe blanche qu'il a croisé sur un bateau. « Mais pas un mois, depuis lors, je n'ai pas pensé à elle. » L'imaginaire... Il ajoute plus tard : « Ce n'est pas sorcier de gagner de l'argent quand on ne désire que cela. Ce que voulait Kane, ce n'était pas l'argent. » Il a raison. On assiste au début de la rencontre de Kane avec sa première femme, Emily Monroe Norton (Ruth Warrick), la nièce du Président des États-Unis. La soif de pouvoir ne fait que ronger Kane pour mieux préparer sa chute et le ratage total de sa vie. La faille. 

Ensuite, le journaliste va voir Leland (Joseph Cotten), l'ami et le plus proche collaborateur de Kane, dans un hospice. D'emblée, ce dernier révèle une information importante : Kane veut être aimé de tout le monde, mais il a peu d'amour à donner, caractéristique classique d'un ego obèse. L'épisode cocasse en plans successifs avec sa femme où tous les deux sont à table et échangent des propos tantôt drôles tantôt acerbes se termine sur le fait que chacun ne se parle plus et lit le journal. « Bien sûr, il aimait Charlie Kane. Très profondément. Et sa mère. Il a dû toujours l'aimer » dira ironiquement Leland. 

Au moment de sa rencontre impromptue avec Susan qui se sent seule, car elle connaît peu de monde, Kane répond : « Moi, j'en connais trop et je suis seul aussi. » Il révèle quelque chose de crucial à sa future femme. Il allait à l'entrepôt de Western Manhattan, à la recherche de son enfance et récupérer les meubles de sa mère morte. Un voyage sentimental. Juste après, Susan révèle que sa mère voulait faire d'elle une cantatrice et dit, ce qui ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd : « Vous connaissez les mères ! » « Oui » répond Kane qui, à ce moment-là, adopte Susan corps et âme pour en faire l'instrument de son fantasme. Kane lui demande de jouer au piano et de chanter. Détail révélateur pour Kane que ce rêve d'une mère envers sa fille, lui qui cherche vainement la sienne, la voix enchanteresse de la sirène qui séduit et envoûte. Le charme entre les deux personnages est flagrant, attirés l'un par l'autre en fonction de leur rêve déchu. La situation est terrible au fond, car Kane se méconnait et s'ignore. Il cherche un amour dont on l'a amputé et il en écrase les autres. Voilà en tout cas une connaissance cruciale pour se connaître et connaître les autres. Sauf que l'on ne s'en sert jamais. Leland dira justement de Kane telle une maxime de La Rochefoucauld : « Tu ne t'intéresses qu'à toi. Tu persuades les gens de ton amour pour les obliger à t'aimer en retour. Mais tu veux l'amour à ta façon. C'est un petit jeu dont tu arrêtes la règle. » 

Ce n'est pas la seule phrase révélatrice si la chose ne paraissait pas claire : « Tu parles des gens comme si tu les possédais. Comme s'ils t'appartenaient. Tu parles toujours de leur donner des droits, comme si tu pouvais leur offrir la liberté comme récompense de leurs services » lui dira encore Leland. Welles couple ici faux amour et rhétorique des discours en faveur des travailleurs et des peuples pour montrer qu'il s'agit du même mensonge. La grande force du film est de n'être pas contaminée par l'esprit de propagande. Il cherche à comprendre même lorsqu'il s'agit d'un personnage détestable, vaniteux, arrogant, écrasant tout le monde. 

Citizen Kane est aussi une œuvre sur l'Amérique, sur toutes les histoires de scandale qui agrémentent les rumeurs et les potins. On pense à Trump ou à d'autres. En voulant devenir gouverneur, Jim Gettys, le rival de Kane en politique, le met à terre en révélant à la presse (l'instrument de l'ascension sociale de Kane) qu'il trompe sa femme, Émilie (Ruth Warrick), avec la cantatrice, Susan avec qui il se mariera plus tard. « Je suis Charles Foster Kane ! » clame-t-il en vain à la face de Gettys. En fait, il ne sait pas vraiment qui il est. Son nom recouvre un vide. 

On comprend en quoi le capitalisme opère une destruction systématique (le manque d'éducation et de culture, la ruine de tout contexte familial structurant) pour plonger les individus dans une frénésie d'achats et combler leur blessure narcissique en faisant croire qu'ils peuvent se composer une identité à la carte, une flexibilité favorable au Marché. L'homme doit être dépossédé de tout univers stable dans son rapport au monde pour migrer la conscience hors de l'homme. Le capitalisme tient donc à faire régresser les individus dans cette sphère infantile au point où ils auront bien du mal à atteindre l'état adulte (les « adulescents »). L'état de l'enfance est celui d'un être capricieux. Il doit pour évoluer apprendre à limiter son ego pour devenir responsable, non ancré dans une image de soi narcissique et vorace, et faire du monde un caprice permanent où la réalité ne peut que s'opposer à son principe de plaisir infantile ou à son éternelle adolescence. Ces fractures existentielles et anthropologiques créent des individus égoïstes qui vampirisent le monde par leur quête de pouvoir et de célébrité délirante à travers les médias, dans une accumulation prédatrice sans fin où tout le monde est en rivalité avec tout le monde. 

Pour le dire autrement, Kane échoue par sa propre personnalité qui l'a fait monter, mais qui le fera descendre tout aussi sec. En le laissant seul, rongé par la déréliction. La fracture de Kane est le secret de la voracité logée à la base du capitalisme, l'état cellulaire du mythe de self-made-man qui n'est qu'un individu nanti d'un égoïsme infantile carabiné, dictant sa loi. Le « rêve américain » ou l'homo economicus (une carte montrera la progression de son empire). D'un côté, il y a l'acteur solitaire, égoïste, en quête de la meilleure affaire, guidé par le « choix rationnel », soucieux de ne devenir la proie d'aucune émotion défiant le transfert en gains monétaires, et peuplant un univers rempli de personnages partageant ces mêmes vertus.  De l'autre, il y a le consumériste, seul personnage reconnu en tant que tel par les idéologues du marché – l'acheteur atomisé, préoccupé par lui-même, recherchant la meilleure affaire comme traitement contre la solitude, le vide intérieur de soi (les deux d'ailleurs pouvant se conjuguer). Orson Welles met à mal ce rêve en toc. 

Kane a accumulé toutes sortes d'objets dans son palais pour combler son vide impossible à combler. Kane est bien un Américain comme il le dit lui-même. L'époque de Welles est certes totalement dépassée, mais possède la même dynamique sans fin. Xanadu est symptomatique du monde actuel et de tous ces petits self-made-men avec leur petit ou grand empire qui partent à la conquête du monde (les start-up à l'ère numérique) ordonnant de régler celui-ci sur une recomposition narcissique de leur désir infantile. Le mot capitalisme est inexact, car il s'agit d'une étrange volonté humaine qui dépasse un simple système politique ou économique. 

Kane est un personnage balzacien tel Raphaël de Valentin, dans La Peau de chagrin, dévoré par son envie de posséder, recherchant le comblement dans un désir d'absolu impossible à réaliser (La Recherche de l'absolu). Balzac écrira aussi César Birotteau sur l'apparition du capitalisme. Welles nous fait saisir un processus existentiel plus qu'il n'attaque un personnage. La leçon est importante, car l'on pourrait prendre n'importe quel homme politique sur tout l'échiquier par exemple que l'on déteste personnellement et tenter de saisir ce qui le motive intérieurement. Et nous ne serions pas très étonnés de constater que chacun d'entre eux est taraudé par le même genre de faiblesse intime, comme nous-mêmes bien évidemment. Car il est facile dans notre jugement lapidaire de « charger » telle ou telle personne, mais nous sommes dans cette zone où l'esprit de propagande règne en maître sans rien nous faire comprendre. 

Après avoir échoué politiquement, Kane se marie avec Susan. Il fait bâtir un opéra pour elle et la fait jouer dans un rôle-titre. Susan a été illusionnée par sa mère alors qu'elle ne croyait pas elle-même en son talent. Non seulement, Kane croit former l'opinion publique par ses journaux, c'est-à-dire l'adapter à sa distorsion, mais il veut transposer son rêve d'enfant déchu dans quelqu'un d'autre et contre lui. Mais les rêves sont des désastres ou des cauchemars quand on veut les faire accéder à la réalité. Ils font rêver, mais anéantissent les individus. Le jeu de Susan est désastreux et un plan célèbre lui est associé : comme la voix défaillante de la cantatrice s'élève, la caméra suit le chant en montant dans les tréfonds du décor jusqu'à deux machinistes dont l'un porte une main à son nez pour signifier le ratage total. 

Le soir, Leland doit en faire la critique, avec lequel Kane ne parle plus ou presque depuis des années. Et quand Kane lit le papier de Leland qui, passablement saoul, s'est endormi sur sa machine à écrire, il le réécrit et licencie Leland. Bref, son mariage avec Susan est un échec et la carrière de celle-ci est tout aussi désastreuse. Plus la faille de Kane reste méconnue à ses yeux et plus il sombre dans un gigantisme effréné tout en le recouvrant du visage de l'amour. Comme le dira Susan : « Il a tout voulu... Sauf mon départ. » Welles analyse lucidement le mécanisme de cet amour mensonger qui, en réalité, n'est pas un intérêt envers autrui, mais fait de l'autre une duplication de son ego avide et fracassé. 

Le journaliste retourne voir Susan qui ne le renvoie pas cette fois-ci. Elle lui raconte son supplice à une scène de répétition. Devant le maître de chant qui désespère devant la médiocrité du chant de Susan et ce qui adviendra de sa réputation à lui, Kane lui lance : « Vous vous souciez de ce que pensent les gens ? Je vais vous expliquer. L'opinion publique, je la forme... Dans mes journaux. » Puis comme le chant reprend, Kane ajoute : « J'étais sûr de vous convaincre. » Effectivement, Welles montre comment les journaux mentent sciemment sur le chant de Susan. Là non plus, de nos jours, rien n'a changé quand les journaux sont dirigés par de tels individus. Kane recompose le monde à son image et son mécanisme de déni est si puissant qu'il sera le seul à applaudir à la fin d'une représentation de Susan envers et contre tous. La vanité fait illusion quelque temps, mais s'évente vite. Et Welles a une idée de génie en conjuguant fin du chant défaillant et extinction du filament d'une ampoule qui se clôt sur un fondu au noir et débouchant sur la tentative de suicide logique de Susan face à une telle distorsion existentielle. Le plan est connu. Il s'agit de celui où Susan agonise au premier plan tandis que Kane tente de forcer la porte d'entrée. Le verre est net au premier plan et quand Kane entre dans la pièce, il est tout aussi net, malgré la profondeur de champ, plan impossible à réaliser sans trucage. 

À force, Susan veut partir. Kane la supplie pour ne plus être seul. Là encore, il se ment. Puis elle comprend l'enjeu dont elle est victime, toujours le même amour mensonger, quand il lui dit : « Tu ne peux pas me faire ça. » « Il s'agit encore de toi, non de moi... Ni de mes sentiments. Je ne peux pas te faire ça ? Si, je peux. » Et elle s'en va. Kane reste seul. Il faut dire que le personnage est horripilant et émouvant à la fois et c'est cette complexité qui est enrichissante, car elle indique bien qu'un tel homme aussi surpuissant et odieux soit-il est déterminé par quelque chose qui l'a aiguillé à son insu. 

Le journaliste ira interroger l'intendant de Xanadu qui lui racontera la suite de l'histoire. Après le départ de Susan, Kane saccage sa chambre dans une rage destructrice enfantine. Et c'est alors qu'il tombe sur la boule à neige et qu'il comprend. Le plan de son visage défait indiquant toute sa ruine intérieure est bouleversant. Il a accédé enfin à sa vérité, mais il est trop tard. Il est vieux et ne peut pas refaire sa vie. Il est seul et son palais s'écroule symboliquement comme un château de cartes. Un plan le montre à la fin, déambulant dans son palais devant un miroir qui reflète son image à des dizaines d'exemplaires. Symbole d'une solitude abyssale où les autres n'étaient qu'une doublure de lui-même. 

Cette épiphanie finale, procédé classique en littérature où le personnage saisit ce qui l'a obsédé toute la vie sans le comprendre, est révélatrice. Welles montre une immense salle, accentuée par la courte focale, encombrée d'objets de plus ou moins grande valeur au point que personne n'y prête attention. « Je ne crois pas qu'un mot puisse expliquer la vie d'un homme » dira le journaliste. Et comme pour le démentir, la caméra parcourt cette impressionnante montagne d'objets au moment précis où deux ouvriers jettent la luge où est inscrit : Rosebud. Après la neige, le feu. Le secret restera secret. Personne n'a rien vu et n'a rien compris. 

Voilà ce qui fait de Citizen Kane un film essentiel. On ne sera pas surpris qu'Orson Welles se place sur le même plan que son maître, William Shakespeare, dont il adaptera avec moins de talent Othello. Œuvre majeure et mature réalisée par un jeune homme de 24 ans. Elle révèle la fracture qui nous constitue et nous aveugle, échappant à la conscience. Fracture que l'on tente d'effacer comme une mauvaise image de nous-mêmes, qui nous humilie et que l'on veut combler en vain, mais qui réclame sans cesse des combustibles de sa bouche avide. Kane aurait pu trouver le repos dans l'amour, mais il ne serait pas devenu ce qu'il est devenu. Le film le malmène pour arracher cette connaissance et la livrer au spectateur. Car c'est ce secret qui est le plus important en réalité, secret que personne ne découvre dans le film pour la simple raison qu'il nous échappe sans arrêt dans notre propre vie même alors que nous l'avons sous les yeux chaque jour, alors que nous pensons être si lucides et si conscients de nous-mêmes. Il y a ceux qui le savent et ceux qui l'ignorent et ratent donc leur vie. L'histoire de Kane est bien entendu la nôtre. On pourrait l'appeler le syndrome de Kane.

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