La permanence des choses

Auteur(s)
Rorik Dupuis Valder pour France-Soir
Publié le 18 novembre 2024 - 12:27
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OPINION - 

Tous les jours nous sommes soumis à l’arbitraire, c’est-à-dire à des évènements — plus ou moins importants — qui échappent à notre volonté. Des évènements heureux, que nous recevons et abordons avec confiance (rencontre avec quelqu’un, découverte de quelque chose, etc.), et des évènements contrariants, qui font appel à nos peurs : peur de la mort, peur de l’exclusion, etc. En ce sens, l’on peut définir la personnalité comme la somme (évolutive) de réactions à des évènements passés, heureux et malheureux. 

En plus de la maladie, il y a au moins deux facteurs déterminants qui sont susceptibles d’affecter l’être en profondeur : la violence et la trahison (bien que l’on puisse considérer la trahison, plus largement, comme une forme de violence). La violence est physique, sexuelle, verbale, psychologique, visuelle, etc. ; tandis que la trahison relève du domaine affectif (amical, amoureux, familial, mais aussi spirituel et professionnel) et implique, symétriquement, le principe de fidélité, dont nous avons parlé dans un précédent texte. 

Soumis, inévitablement, à la peur de la trahison, l’être en vient naturellement à « se choisir des certitudes », soit des croyances — personnelles et collectives — en vue de surmonter plus facilement les conséquences douloureuses de l’infidélité lorsqu’elle survient. Les croyances, par un ensemble de rituels et des tendances à la superstition, ont une fonction rassurante et anticipative pour l’individu dans la mesure où celles-ci incluent l’arbitraire dans un système (c’est, entre autres, le concept religieux du « destin ») : elles permettent, en quelque sorte, de relativiser un malheur pour pouvoir y survivre plus confortablement, mais aussi de « justifier un bonheur ». 

Au-delà du soulagement recherché à travers le rituel, l’on pourrait situer les origines de cette peur de la trahison dans la peur infantile d’être abandonné de ses parents. Car les parents sont les premières personnes auxquelles l’être est amené à s’attacher. Puis celui-ci nouera des amitiés, des amours, des collaborations, multipliant les probabilités de trahison mais renforçant par là même ses certitudes : il s’agit là de l’expérience normale de tout individu engagé dans la vie en société. Nous nous construisons non seulement par notre capacité à nous émerveiller (héritage de l’enfance), mais aussi par notre disposition à apprendre de nos erreurs et de nos conflits (position adulte). 

Face à la peur de la trahison, que j’associerais à une « peur de l’éphémère » (ou peur du non-durable, donc de la fin et de la mort), l’on trouve un réconfort, par compensation, dans l’idée de permanence des choses. Dans l’idée que les choses durent au-delà de soi, au-delà de sa volonté. D’ailleurs, voilà une question de métaphysique sans doute insoluble : les choses durent-elles d’elles-mêmes ? Du fait de la volonté qu’elles durent ? Ou bien du fait de la croyance en leur permanence ?… Il me semble qu’on doit, raisonnablement, conjuguer ces trois visions pour expliquer de façon juste l’harmonie de la permanence ; la science n’ayant pas complètement répondu au mystère de l’équilibre des êtres et des choses, car les scientifiques eux-mêmes n’échappent jamais aux pièges interprétatifs de l’anthropocentrisme. Mais la vie n’est-elle pas au fond qu’un chaos permanent auquel l’on s’efforce, pour sa survie et celle des autres, de donner une apparence harmonieuse ? 

La bague des mariés, la chaînette du communiant, la photo-souvenir, le livre de chevet, le disque préféré, le drapeau ou encore le tatouage, voici quelques exemples des manifestations matérielles, sociales et culturelles, de l’attachement à la permanence des choses : il s’agit d’établir en soi, par le signe, la certitude d’un choix. Un choix nécessaire — d’abord de tranquillité — devant le vertige de centaines ou de milliers d’autres choix, petits et grands, auxquels l’homme libre est confronté au quotidien et au cours d’une vie. Un choix qui répond à un besoin d’appartenance (appartenance à une famille, une âme sœur, une nation, une religion, un club de foot, un parti politique, un courant artistique, intellectuel, etc.), plus ou moins prégnant selon les individus. 

Ainsi, l’on ne choisit pas selon un volontarisme absolu (par exemple on ne choisit pas de croiser le chemin de telle ou telle personne), mais parmi ce qui nous est proposé dans un environnement immédiat et une période donnée, par la force de l’arbitraire (ou du « destin »). Le contrôle absolu des choses et des gens, auquel voudraient nous habituer les chantres de la société de surveillance techno-totalitaire, étant une illusion des plus dangereuses dans la mesure où cette vision dénature radicalement la temporalité affective des relations humaines. Voyons aujourd’hui, notamment chez les jeunes gens, les troubles provoqués par l’utilisation des outils virtuels et instantanés de communication, qui font de l’Internet un abysse de frivolité et de vulgarité plutôt qu’un espace de savoir et d’information. 

La peur, comme la colère, est une énergie à canaliser, à transformer en une intention créative. Car si on la laisse dériver en soi, elle ne fera que consumer l’esprit et l’intelligence en même temps que le corps. La croyance peut être utile dans l’apaisement de soi mais elle devient un problème dès lors qu’elle entrave la pensée. Car la pensée, pour être véritablement libre, ne doit avoir potentiellement aucune limite. Et les dogmes, par leur nature restrictive et leur fonction essentialisante, discriminent. D’où l’importance de cultiver son intuition et son sens critique, ce qui exige certaines facultés d’endurance et un amour de l’indépendance affirmé. 

Prenons pour exemple celui qui perd la vue. Afin de surmonter l’épreuve de l’arbitraire (« Pourquoi moi ? »), celui-ci cherche à s’expliquer l’inexplicable, prenant douloureusement conscience de la non-permanence de sa vision. Naturellement, nous tâchons d’attribuer une origine et un sens à tout ce qui nous arrive, à tout ce que nous subissons. Car comme l’écrit Aristote en introduction de son traité de métaphysique, « tous les humains ont par nature le désir de savoir ». Et même s’il n’y a, en quelque sorte, « rien à savoir »… 

Ainsi, celui qui perd l’usage de ses yeux pourra, devant la violence de l’arbitraire, se consoler dans l’idée de destin : ce qui lui arrive prend alors un sens. C’est-à-dire que le malheur n’en est pas un : il ouvre la voie vers un plus grand bonheur. Ou comporte une fonction d’élévation alternative, comme une invitation à développer d’autres sens, une imagination supérieure, des compétences spécifiques, etc. Dans tous les cas, il est important pour le jeune aveugle de croire en lui, ce qui revient, religieusement, à croire en son destin. C’est là une question de survie devant l’injustice de la perte et la violence subie sans raison. Il s’agit d’accepter sa cécité comme un sacrifice nécessaire, un don de soi intervenant dans une temporalité personnelle déterminée, s’inscrivant elle-même dans une temporalité collective déterminée. 

Anthropologiquement, ce besoin d’autorité universelle et omnisciente, via le concept du divin, pourrait être lié au traumatisme des catastrophes naturelles endurées au fil des siècles et des millénaires (tempêtes, séismes, inondations et incendies meurtriers), dévastant arbitrairement, sans raison, l’humanité et ses créations. Encore une fois, l’on cherche mécaniquement à expliquer la violence, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la nature, celle-ci étant ce qu’il y a de plus difficilement compréhensible pour l’être sain. 

On ne peut tout prédire, tout anticiper, tout organiser. Tel est le constat, aussi frustrant que fascinant, à admettre. Car l’homme est faillible, la nature est imprévisible — pour le meilleur et pour le pire. Seule la machine est dépendante de son programme. Si la superstition est fondée ? La question honnête à poser serait plutôt la suivante : en quoi la superstition induit-elle l’évènement ? S’attendre à un évènement, n’est-ce pas déjà participer à sa venue ? Penser une chose, n’est-ce pas déjà la matérialiser ? Comment distinguer un évènement d’un non-évènement ? Cette distinction dépend-elle de la sensibilité intrinsèque de chacun ?… 

En somme : croire, c’est faire durer. Faire durer dans le bon ou le mauvais sens selon les conséquences collectives de la croyance. L’homme est un être d’habitudes. Un être d’obsessions. Par facilité, il reproduit des schémas connus, quitte à s’y perdre. L’aveugle s’habituera, coûte que coûte, au noir ou au voile monochrome, car son imagination produira, par compensation, un monde parallèle foisonnant de couleurs, de formes et de lumières, accentuées par les parfums et les mélodies perçus. Il ne demande qu’à « vivre après la catastrophe ». 

Dans le lent traumatisme du vieillissement de soi — l’esprit se devant d’être « éternellement jeune » —, la permanence affective est donc la première des nécessités. En sortant de sa solitude, en aimant et en se sachant aimé, l’homme parvient à évacuer ses peurs intérieures et prend confiance en son pouvoir de changer les choses. Pour l’être en crise — et nous sommes tous des êtres en crise dès lors que nous mettons à profit notre machine à penser —, l’amour reçu et l’amour donné sont les seules voies de la tranquillité. 

Et souvenons-nous : il n’y a aucun malheur personnel qui vaille, dans la mesure où tout malheur est une invitation à la créativité. Point de fatalité si l’on croit en la volonté. Et point de volonté si l’on croit en la fatalité. En prenant conscience de son imperfection, de sa vulnérabilité — en un mot, de sa mortalité —, l’on parvient à déceler et révéler les forces des autres. Ainsi fonctionne l’humanité : par l’échange — de sentiments, d’idées et de compétences. Pour la complémentarité idéale des êtres. Alors, ne cessons jamais de nous émerveiller ! Créons. Soignons. Admirons. 

 

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