Paondémie, et faits indésirables
TRIBUNE - « Tous admirent le paon. Alors les oiseaux disent : "Mais regardez ses pattes, et écoutez sa voix" ». Ce proverbe japonais, je ne le connaissais pas. Et j’ai beau tenter de me rappeler le contexte dans lequel ces mots se sont gravés dans mon cerveau, rien à faire. Peu importe. Ces mots suffisent pour entamer le récit de ma petite aventure.
Au risque de chiffonner les fiertés de la communauté gallinacée, avant la découverte de ce proverbe, le paon ne représentait pour moi pas davantage qu’une sorte de super coq qui déambule dans des endroits souvent charmants et dont on attend le spectacle de sa traine multicolore, dressée en arc-de-cercle – exclusivité esthétique détenue par le mâle comme souvent chez les oiseaux. La paonne (se prononce « panne »), terne créature des coulisses, n’est pas le souvenir qui squatte nos intimes projections. Un court sondage dans votre entourage vous démontrera que l’image que j’en avais est bel et bien celle de la majorité.
« ... ses pattes... ». Rien à faire, je ne parvenais pas à me les figurer. Les avais-je seulement déjà regardées, ces pattes ? Ni une ni deux, je décidai de me rendre au lac Daumesnil situé dans le bois de Vincennes. Des paons y occupent les îles. Là-bas, curieusement, comme si j’étais attendu de pattes méconnues mais fermes, j’aperçus de l’autre côté du pont qu’il me fallait traverser pour gagner l’île de Bercy, un gros volatile blanc qui me faisait face. Un gros volatile blanc immobile paré d’une traine de la même couleur. Indéniablement : un Paon blanc. Pas de ce blanc qu’on aimerait faire disparaitre comme une feuille vierge sous les rayures des crayons de couleur, non, un blanc éclatant, un blanc tout à fait suffisant. Et bien sûr, car il faut que l’histoire soit jolie au point que j’ai eu envie de vous la raconter, mon paon blanc me fit l’honneur d’une roue. Je n’étais pas seul, ni sur le pont ni aux alentours de l’animal, pourtant, je considérai cette parade exécutée à mon intention, car il me parut très sensé – pour ne pas dire certain – que personne d’autre n’avait de meilleures raisons d’être là, et ce paon d’être là, à faire la roue, pour moi. Puis ma découverte monochrome réduisit sa voilure et disparut. Un paon blanc, je ne savais même pas que ça existait. J’étais venu pour observer ses... pattes ! J’avais oublié de regarder les pattes. Les fameuses pattes ! Je me sentais victime d’une entourloupe, comme si les paons du coin s’étaient concertés pour me distraire de ma mission. Ni une ni deux, je repris une marche ferme qui ne serait interrompue que par une enquête menée jusqu’à son terme...
Comment une telle laideur avait pu ne pas me frapper les yeux auparavant ? Une paire de fourches corsetée dans de la peau de crapaud. Si la faiblesse d’Achille devint son talon car il ne fut pas baigné dans le Stix, alors on peut soupçonner la nature d’avoir tenu l’ancêtre des paons par les pattes avec cette fois la beauté et non la force pour incomplétude. Je détournais difficilement mon regard des pattes, et, quand j’y parvenais, j’y pensais de toute façon.
Pourquoi ne pouvais-je pas ignorer ces pattes ? Cette vérité brutale issue d’un proverbe anonyme et quasi inconnu méritait-elle que je m’y penchasse au point de ne plus pouvoir m’en détacher ? Pourquoi ce constat m’affectait tant et pas les autres gens ? Et si ce n’était que le début d’une remise en question plus vaste de ce que j’avais trouvé beau jusqu’alors ? Où les pattes du paon allaient-elles me conduire ?
Depuis le banc où j’étais assis avec la tête en point d’interrogation, je me mis à suivre d’un œil distrait deux paonnes flânant l’une à côté de l’autre. À leurs intentions, un mâle – toutes pattes à l’air – entama une roue. Autour, ravis de ce nouveau tour offert par dame nature, Sapiens, petits et grands, copiaient l’émerveillement qui était le mien, jadis. J’enviais ces naïfs. À tel point que je ne pus réprimer un vilain élan. À certains je lançai, un brin sarcastique : « Vous avez vu ses pattes ? ». Mais rien n’y faisait. Le proverbe n’ensorcelait que moi. Ainsi, dans l’indifférence générale, de ma vie, un pan s’écroulait. Un désintérêt qui n’avait d’égal que celui des paonnes en réaction à ce carnaval de plumes qui enthousiasmait tant ceux de mon espèce. En elles et moi avait fleuri une connivence qui fit germer une interrogation des plus logiques: pourquoi ? Il me fallait en savoir davantage sur les paons.
En savoir « davantage »... Plutôt : je découvris que j’avais tout à apprendre.
Le paon blanc n’est pas albinos comme je le croyais, mais leucistique comme peuvent l’être le lion, le chat ou le crocodile quand ils gardent les yeux pigmentés. Le paon majoritaire dans nos contrées (et nos esprits) est domestiqué depuis l’Antiquité, il vient d’Asie, il est Pavo cristatus, dit le paon bleu. Il y a aussi Pavo muticus, très proche cousin, qui a troqué l’assourdissant « Leon » pour un exotique « Ke-wo », moins criard.
Plus éloigné, je trouvai un autre cousin, Afropavo dit paon du Congo, nomade dont la traine est bien plus courte, et qui préfèrerait vivre avec le même partenaire sa vie entière, partenaire avec qui on l’entend parfois chanter en duo le soir et les nuits de pleine lune (si si). Je fus lassé d’être surpris quand j’appris que monsieur Cristatus perd les célèbres plumes de sa traine à chaque fin de saison des amours, et qu’ainsi, plusieurs mois durant dans l’année, sa parade n’est plus qu’un souvenir ou une aspiration, selon comme on voit les choses. Mais je m’éloignais encore une fois de mon but, mon pourquoi mesdames Cristatus et Muticus dédaignaient la roue n’avait toujours pas de réponse. À force de fouiller, j’accédais à plusieurs études dont il me fallut déchiffrer le jargon scientifique, quand une seule phrase peut occuper le temps de lecture d’une page rédigée dans un langage plus quotidien. L’une d’elles révèle, capteurs de mouvements oculaires à l’appui, que la paonne, trois fois sur dix, ignore totalement le paon lors de sa parade. Quand elle condescend à y jeter un œil, c’est le bas de son corps et notamment les pattes qu’elle observe plutôt que le reste car, d’un simple balayage en largeur, elle pourrait estimer l’âge du prétendant, juger de sa force, évaluer son immunité, et même savoir si il est infesté ou non de parasites. La Paonne n’a donc que faire de mon proverbe japonais. La vidéo d’une autre étude montre au ralenti comment les ocelles (taches ayant l’apparence d’un œil sur les plumes) restent immobiles alors que le reste des plumes vibrent, produisant ainsi un effet d’une grâce hypnotique. D’ailleurs, plus le mâle fait cliqueter ses plumes, plus l’attention de la femelle augmente.
Mais puisqu’elle la regarde si peu cette traine, à quoi bon cette chorégraphie de plumes ?
Car, tel un instrument à cordes, les plumes du mâle, par vibration dans l’air, émettent un son que la femelle capte à l’aide des petites plumes de sa crête, devenue antenne. Finalement, Darwin qui confia que la vue d’une traine de paon le rendait malade, tant il l’estimait encombrante et contre-productive, n’avait pas tant à s’en faire. Surtout quand de sérieuses observations permettent de certifier qu’en aucun cas la traine ne ralentit ou ne gêne le paon quand il doit s’envoler ou courir pour, par exemple, échapper à un prédateur, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, d’un point de vue d’Homme, aussi savant qu’il prétend être, à priori. Ce qui me fascinait, c’est que chaque article ou chaque étude générait autant de savoir que de curiosité.
Cependant, je me suis déjà beaucoup épanché, et il n’est plus temps de réclamer davantage votre attention pour vous raconter que les oiseaux perçoivent une couleur de plus que l’Homme, que chaque année dans le district de Burang au Tibet est célébrée une princesse millénaire qui se serait muée en paonne puis envolée, ou pour revenir sur le poème de La Fontaine relatant la plainte d’un paon à Junon... Non, non, non. Point trop n’en faut.
À ce stade, vous pourriez vous dire « à quoi bon cet article, puisqu’à la fin on ne sait toujours pas pourquoi la paonne ignore plus souvent la parade qu’elle ne la regarde ? ». Tout à fait, on ne sait pas exactement pourquoi mais n’en savons-nous pas davantage pour se faire une idée ? Au moins admettre qu’on ne savait rien, et qu’en cherchant, nous pouvons au moins en parler bien plus éclairés qu’auparavant ?
Ce que j’ai raconté jusqu’ici n’a pas grande importance. Toutes ces informations sur le paon ne sont pas fondamentales pour bien vivre en France en 2022. Alors pourquoi ai-je ressenti le besoin farouche de vous en faire part ? Parce que je ne pense pas un mot des deux phrases qui devancent la question précédente. Pas un !
Si, comme le disait Nietzsche – sans directement faire allusion à la religion – le diable est dans les détails alors on peut spéculer que Dieu l’est aussi. Un proverbe raconté dans un contexte que j’ai zappé, un détail percutant dans un flot de probables banalités. Se dire: qu’en fais-je de ce détail marquant ? J’en reste là ou, tiens, si j’allais les regarder, ces pattes ? Rester fidèle à la majorité béate devant la parade ou en savoir plus au risque d’être déçu ? Que de choix ! Puis constater que ce proverbe est bel et bien une réalité, que les pattes sont laides. S’en vouloir d’être déçu d’avoir trop désirer savoir. Se dire que ça ne sera plus jamais comme avant, plus jamais comme les autres, plus jamais avec les autres, et donc renoncer à faire partie de la majorité. En rester là, à se lamenter, ou dépasser cet état ? Chercher, apprendre et découvrir. Se cultiver. En savoir plus. Accepter le changement de perspectives, de vision, par la quête d’informations, la volonté de combler le vide, de dépasser les idées reçues et sortir du confort de la pensée commune.
Il s’agit du paon comme il s’agit d’à peu près tout, et, persuadé que vous l’avez compris, je n’éprouve pas le besoin d’aller plus loin que le titre de ce billet.
Je dédie ce billet aux enfants qui sont et aux enfants qui restent.
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