Va-t-on achever la liberté d'instruction sur un funeste amalgame ?
Le 2 octobre 2020, les Français ont entendu que 50 000 enfants étaient déscolarisés, que ces milliers d’enfants étaient privés d’enseignement, d’éducation à la citoyenneté, de socialisation, que ces enfants étaient embrigadés, enfermés. Nos concitoyens ont entendu que l’islamisme radical se logeait, entre autres, dans l’instruction en famille (IEF). Et nous avons appris de la bouche du Président de la République que « dès la rentrée 2021, l’instruction à école sera rendue obligatoire pour tous dès 3 ans. L’instruction à domicile sera strictement limitée, notamment aux impératifs de santé ».
Emmanuel Macron qui emploie le futur de l’indicatif, semble avoir oublié qu’il évoquait seulement un projet de loi. Aujourd’hui les faits rattrapent Emmanuel Macron et ce dernier doit se rendre à l’évidence que sa parole ne peut, à elle seule, promulguer des lois.
La semaine dernière, le Conseil d’Etat a exprimé des réserves : « Il n'est pas établi, en particulier, que les motifs des parents relèveraient de manière significative d'une volonté de séparatisme social ou d'une contestation des valeurs de la République. Dans ces conditions, le passage d'un régime de liberté encadrée et contrôlée à un régime d'interdiction ne paraît pas suffisamment justifié et proportionné. » Et voilà Jean-Michel Blanquer contraint de revoir sa copie pour ne pas perdre la face.
Nous sommes les heureux parents de deux enfants épanouis et instruits en famille et en l’absence de données objectives, devant ce qui, pour nous, est une injustice, nous avons cherché à comprendre et analyser sur quoi se basait cette obligation de scolarisation, décision que le Président qualifie lui-même d’ « une des plus radicale depuis les lois de 1882 » lorsque l’instruction est devenue, avec Jules Ferry, obligatoire en France.
Nous commencerons par citer, à l’instar du Président, lors de l’hommage à Samuel Paty dans la cour de la Sorbonne, Ferdinand Buisson :
« Pour faire un républicain, il faut prendre l’être humain si petit et si humble qu’il soit […] et lui donner l’idée qu’il faut penser par lui-même, qu’il ne doit ni foi ni obéissance à personne, que c’est à lui de chercher la vérité et non pas à la recevoir d’un maître, d’un directeur, d’un chef quel qu’il soit. »
Notre démarche est celle de citoyens républicains libres en recherche de sens car nous ne saurions nous résoudre à accepter des décisions sans les comprendre.
Rappelons d’abord que les enfants en IEF sont déclarés chaque année à l’Education nationale ainsi qu’au maire de la commune où ils résident. Les enfants sont ensuite contrôlés chaque année par des représentants de l’Education nationale et tous les deux ans par les services sociaux. Dans ce cadre légal, la progression des acquis de nos enfants est donc contrôlée, mais c’est aussi leur ouverture, leur bien-être et leur épanouissement qui sont surveillés.
Pratiquer l’instruction en famille, ce n’est donc pas faire ce que l’on veut de ses enfants. Ce n’est pas non plus faire ce que l’on veut avec ses enfants. C’est simplement faire au mieux pour ses enfants.
Le 18 juin 2020, Jean-Michel Blanquer, devant les sénateurs, se félicitait du renforcement des contrôles et du cadre législatif entourant l’IEF. Il affirmait ne pas penser qu’il faille interdire ou conditionner davantage l’IEF : « il faut appliquer les règles que nous avons établies dans la loi de 2019 […] sur le plan juridique, je crois que nous sommes parvenus à un bon équilibre ». Le ministre de l’Education - docteur en droit constitutionnel - affirmait, devant cette même commission le 18 juin 2020 que l’instruction en famille était une liberté au fondement constitutionnel puissant.
Que s’est-il passé entre juin et octobre 2020 pour que le président de la République prenne une telle décision ? Sur quels arguments s’appuie-t-il pour balayer d’un revers de main une "liberté au fondement constitutionnel puissant" ? La question reste posée car en octobre, au moment où notre gouvernement établi un lien de causalité entre l’islamisme radical et l’IEF, un document officiel émanant du ministère de l’Education nationale est rendu public et conclut que « les cas d’enfants exposés à un risque de radicalisation et repérés à l’occasion du contrôle de l’instruction au domicile familial sont exceptionnels.»
Conjointement, nos recherches nous ont amenés à faire un état des lieux des études portant sur la radicalisation islamiste chez les jeunes en âge d’être scolarisés. Il apparaît que le processus de radicalisation se fait sur fond d’échec scolaire et en rupture avec la famille . De fait, nous invitons les membres du gouvernement à lire ce rapport de 2018 explicitant les rapports complexes entre la radicalisation et la jeunesse produit par l’INJEP. Un rapport qui ne fait, à aucun moment, mention de l’instruction en famille.
En outre, les djihadistes français ayant agi sur le territoire français ont tous connu une « scolarité difficile ou, en tout cas courte ». Et nous ne parlons pas ici d’une instruction en famille mais bien d’une instruction à l’école de la République. Cette même école que le président de la République désigne comme « le creuset républicain. C’est ce qui fait qu’on protège nos enfants de manière complète par rapport à tout signe religieux, à la religion », et c’est dans « ce lieu où nous formons les consciences pour que les enfants deviennent des citoyens libres, rationnels, pouvant choisir leur vie ».
Le gouvernement pense-t-il pouvoir se cacher derrière cet idéal pour se soustraire à ses responsabilités vis-à-vis d’une école publique malmenée ?
Peut-être car, dans son discours du 2 octobre, le président de la République évoque le chiffre de 50 000 enfants déscolarisés, « un chiffre qui augmente chaque année ». Mais de quels enfants veut-il parler ? L’estimation de 50 000 enfants vaut pour des enfants inscrits au CNED ou instruits en famille. Ces enfants sont déclarés et contrôlés. Ils ne sont pas hors du système, ils en font bel et bien partie. Le terme "déscolarisé" est utilisé pour évoquer des enfants qui échappent à tout suivi et à tout contrôle, pour des enfants qui ne trouvant pas leur place dans le système scolaire, finissent par en disparaître.
Nous dénonçons donc un amalgame de notre gouvernement qui confond les enfants décrocheurs du système scolaire républicain avec les enfants instruits en famille ou scolarisés au CNED. De fait, nous sommes plus que dubitatifs à l’idée que l’obligation de scolarisation puisse avoir un impact sur des enfants échappant déjà aux radars de l’Education nationale et de l’Etat.
Notre gouvernement compte-t-il se cacher derrière l’IEF pour se soustraire à ce défi, celui de donner à l’Education nationale les moyens de raccrocher des enfants en échec scolaire, des enfants qui ont perdu confiance en notre système, des enfants qui n’ont pas su trouver leur place ? Car ce sont 400 incidents qui ont été recensés dans les établissements scolaires lors de la minute de silence organisée en hommage à Samuel Paty le 2 novembre dernier. Car ce sont 200 incidents qui avaient été recensés en janvier 2015 lors de la minute de silence en hommage aux victimes de l’attentat de Charlie Hebdo .
De même, nous nous étonnons que le président de la République évoque, dans son discours du 2 octobre 2020, la fermeture mensuelle d’établissements clandestins. Après des recherches, en trois ans, nous comptons trois fermetures d’établissements illégaux. Parallèlement, trois établissements hors contrat ont également été fermés dans ce même laps de temps, ce qui n’a pas conduit le chef de l’Etat à proclamer leur interdiction mais un contrôle renforcé, le ministère les invitant, comble du paradoxe ce 10 novembre, à développer leur offre afin d'accueillir les élèves issus de l'IEF .
Le gouvernement compte-t-il convertir une liberté qui échappait jusqu’alors au système économique, en un bien marchand ?
Quant aux restrictions de l’accès à l’instruction en famille aux stricts impératifs de santé, nous nous interrogeons. L’un d’entre nous est médecin et il rappellera au gouvernement la définition de la santé de l’OMS adoptée par la France en 1946 :
«La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité».
Si nous nous appuyons sur cette définition de la santé, il nous semble très difficile voire impossible, d’un point de vue éthique, de déterminer des « stricts impératifs de santé » dans la mesure où cette définition prend en compte le ressenti personnel et toujours unique de la personne dans son environnement.
La santé est un droit pour tous. Ce droit est contenu dans le préambule de la Constitution de 1958, et dans la Déclaration des droits de l’enfant de 1959.
L’école de la République est une chance pour beaucoup d’enfants mais la liberté d’instruction est aussi une chance pour tous les enfants qui, pour des raisons diverses souffrent dans cette même école, parce qu’ils y sont harcelés, parce qu’ils présentent des difficultés d’apprentissage, parce qu’ils n’y trouvent pas leur place ou simplement parce qu’ils sont différents. Dans son préambule du 22 janvier 1946, l’OMS affirme : « Le développement sain de l'enfant est d'une importance fondamentale » et nous sommes certains que l’IEF est une liberté qui y participe.
Nous demandons à nos dirigeants, s’ils pensent que c’est en coupant les ailes d’enfants ouverts sur le monde et heureux en IEF, qu’ils concourent à leur état de complet bien-être physique, mental et social. En décrivant l’IEF comme un espace clos, refermé sur lui-même dont l’enfant serait prisonnier et en présentant l’instruction à l’école comme le prolongement de l’intérêt supérieur de l’enfant, seule capable de lui offrir cette dimension de socialisation, nous voyons que notre gouvernement n’a aucune idée de ce qu’est l’IEF.
Non, nous ne restons pas enfermés chez nous. Nous n’aimons pas plus la consanguinité intellectuelle que la consanguinité de pratiques et fréquentons avec nos enfants des personnes de tous horizons. Oui, l’IEF est une école hors les murs, c’est une école de l’ouverture, une école de la vie avec ses hauts et ses bas, ses déceptions, ses joies et ses surprises. Et oui, les enfants en IEF sont socialement intégrés, ils sont épanouis, ils sont curieux et enthousiastes. Il n’y a pas que leurs parents qui le disent, des études en font également état. Dans certains pays, comme les Etats-Unis, les enfants instruits en famille sont activement recherchés par de grandes écoles comme Harvard ou le MIT.
Et ce n’est pas l’IEF qui a des murs mais bien l’école que notre gouvernement veut pour demain et où il souhaite contraindre nos enfants à se rendre. Et nous ne disons pas ces mots contre l’école de la République ni contre ceux qui y travaillent car nous les respectons. Nous le disons pour faire comprendre à nos détracteurs que l’IEF n’est pas une prison où l’on embrigade mais bien un espace de liberté pour apprendre et aimer apprendre.
Allons-nous rompre avec une tradition républicaine et avec des engagements internationaux sous des prétextes fallacieux qui s'appuient sur des chiffres approximatifs ?
Le gouvernement peut-il interdire une liberté très encadrée, sans données objectivables ?
Promulguera-t-on, en France, des lois ayant pour seul étayage la vague idée que se font nos dirigeants d’une situation?
Car si cet article de loi passait, ce serait la première fois que la stigmatisation, les fantasmes et les amalgames feraient l’histoire de l’éducation en France.
Comme Ferdinand Buisson, qui s’exila en Suisse car il refusa de prêter serment au nouveau pouvoir, serons-nous contraints de quitter notre pays pour vivre en accord avec nos valeurs alors même que celles-ci sont celles du fondement de notre République ?
M. Darmanin a dit « l’école n’est jamais une punition » mais il s’avère qu’une privation de liberté sans fondement en est une.
L’IEF est un des visages de l’éducation, un des visages de la liberté, un des visages de la République.
Adeline, diplômée d'un master en sciences de l'éducation, et Romain, docteur en médecine générale,
parents de deux enfants épanouis en IEF.
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