Guerre au Yémen : l'Etat islamique profite du conflit pour s'implanter

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Matteo Puxton, édité par Maxime Macé
Publié le 06 juin 2018 - 14:49
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Un djihadiste de l'Etat islamique au Yémen.
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Un combattant de l'EI lit l'hebdomadaire al-Naba, son fusil d'assaut AKMS posé à côté de lui (14 mai).
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La violence et la complexité de la guerre civile au Yémen, ainsi que l'intervention de nombreux acteurs extérieurs, a permis à l'Etat islamique de s’implanter dans le pays. Matteo Puxton, spécialiste des questions de défense et observateur de référence de l'organisation terroriste, fait le point en partenariat avec "France-Soir, sur la présence des djihadistes de l'EI au Yémen.

L'Etat islamique (EI) parvient à s'implanter au Yémen à l'automne 2014, après ses victoires retentissantes en Syrie et en Irak. Les premières défections de cadres intermédiaires d'al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), alors pressé par les Houthis (rebelles chiites) et les forces armées yéménites, surviennent en novembre 2014, comme celle de Mamun Hatim, un clerc respecté d'AQPA, qui amène avec lui son réseau.

Abou Bakr al-Baghdadi, calife autoproclamé de l'EI, annonce alors que des serments d'allégeance à sa personne ont été prêtés au Yémen. Bilal al-Harbi, un Saoudien, a été dépêché par l'organisation djihadiste dans ce but au Yémen, dès septembre 2014, et il est en communication avec la tête du groupe en Syrie et en Irak. Des combattants syriens et irakiens sont probablement venus l'épauler. Daech commet son premier attentat en mars 2015, ciblant deux mosquées de la capitale Sanaa, qui seraient fréquentées uniquement par des chiites zaydites, alors qu'en réalité elles accueillent aussi des sunnites de confession shafite.

Lire aussi - Yémen: l'Etat islamique revendique le triple attentat-suicide qui a fait 142 morts

Assassinat ciblé par les cellules de l'EI à Aden (27 mars).

Le but de l'EI est de provoquer des tensions sectaires, sur le modèle de ce qui a été fait en Syrie et en Irak. Mais au Yémen, cela ne fonctionne pas: le chiisme zaydite est beaucoup moins éloigné du sunnisme shafite que le chiisme duodécimain. L'attentat détourne le peu de soutien dont bénéficiait l'Etat islamique parmi les salafistes locaux. L'organisation terroriste parvient toutefois à s'implanter dans la province du Hadramaout, affrontant AQPA. Mais l'offensive dirigée par la coalition menée par l'Arabie saoudite en mars 2015 accapare les Houthis, et AQPA peut s'élancer à l'assaut du sud du pays. En avril 2015, les combattants d'Al-Qaïda s'emparent du port d'al-Mukallah, capturant d'énormes quantités d'armes, de munitions, et d'argent, plaçant ceux de l'Etat islamique sur la défensive. Ce dernier opère toutefois dans au moins huit provinces en 2015.

Voir - Yémen: une coalition menée par l'Arabie saoudite intervient contre les rebelles houthis

En 2015-2016, Daech continue de mener des attentats en milieu urbain, ciblant en particulier les anciens soldats cherchant à obtenir leur pension ou leur paie à Aden, au sud du Yémen. La branche yéménite d'Al-Qaïda condamne violemment ces attentats qui font des dizaines de morts. Contrairement à AQPA, l'Etat islamique ne modère pas son discours et n'essaie pas de coopter les acteurs locaux. En outre, la branche yéménite de l'organisation comprend des étrangers, et en particulier des Somaliens: les Yéménites acceptent mal d'être sous l'autorité de telles personnes.

Tir de roquette Grad avec un lanceur artisanal dans le secteur de Qifa (17 mai).

En 2016, seules quelques provinces de l'EI au Yémen restent actives, celles en particulier qui étaient nées de ralliements d'AQPA à l'origine. Des critiques se font jour contre le wali (gouverneur) de l'Etat islamique au Yémen, un Saoudien, comme beaucoup de cadres, et qui est donc mal accepté par les Yéménites. En outre le groupe ne paie pas mieux qu'Al-Qaïda qui bénéficie alors de davantage de ressources.

Daech s'est pourtant implanté en 2015 à Aden: sa wilayat a mené une opération spectaculaire en utilisant quatre véhicules kamikazes le 6 octobre 2015, puis a assassiné le gouverneur en décembre, visant ensuite le chef de la police. L'EI cherche à empêcher le gouvernement appuyé par l'Arabie saoudite de s'installer dans la plus grande ville du sud du pays. A partir de mars 2016, la wilayat Aden commence à utiliser des assauts plus complexes mêlant véhicules kamikazes et inghimasiyyi, à l'image de ce qui se pratique sur le théâtre syro-irakien. En 2016, la wilayat Hadramaout cible également les forces régulières yéménites et le port d'al-Mukallah avec des attaques kamikazes.

Secteurs où l'Etat islamique est actif au Yémen.

A partir de 2017, c'est la wilayat al-Bayda au Yémen qui occupe le devant de la scène, combattant contre les Houthis dans cette province assez montagneuse au nord/nord-est d'Aden. L'Etat islamique est implanté en particulier dans le nord-ouest de la province. Cette wilayat a publié trois vidéos longues l'an passé, et déjà une en cette année 2018. En octobre, les Américains frappent deux camps d'entraînement du groupe djihadiste, puis les positions du groupe dans la province d'al-Bayda. Pour les Américains, l'EI au Yémen serait dirigé depuis mars par Abou Sulayman al-Adani. Ils reconnaissent pourtant que malgré la multiplication des frappes, la branche yéménite de l'organisation aurait doublé en taille (!) en 2017.

Secteur de Qifa, la wilayat Bayda tire avec un canon sans recul SPG-9 sur un véhicule adverse (19 mai).

La vidéo la plus récente de la wilayat Bayda date du 17 mai 2018. La vidéo précédente de la wilayat remontait à septembre 2017, pour l'Aïd; et la dernière vidéo militaire au mois d'août 2017. L'ampleur chronologique de cette vidéo court de juillet 2017 à mai 2018, mêlant des images anciennes à d'autres très récentes, d'ailleurs. Dans la province de Bayda, l'Etat islamique s'affronte essentiellement aux Houthis. Les combattants du groupe djihadiste sont retranchés sur les hauteurs, et mènent une guerre de positions statiques, faite de harcèlement avec les quelques moyens d'appui, et de raids parfois nocturnes. On note tout de même la présence de quelques technicals et d'un fusil d'assaut AK-103.

Poster en forme d'hommage posthume à Abou Saïd al-Taizi, combattant de la wilayat Bayda tué (3 juin).

La vidéo frappe par l'éloge posthume à de nombreux tués ces derniers mois: 17 en tout, si l'on compte l'orateur décédé. Visiblement les frappes aériennes américaines de l'automne 2017 n'ont pas été sans effet (les drones survolent toujours les positions de l'EI...) sur un groupe déjà pas particulièrement conséquent, même s'il est résilient, puisqu'encore actif. Suffisamment pour mettre en scène dans la vidéo une exécution de prisonniers; par ailleurs certaines images datent de quelques jours à peine avant la mise en ligne de la vidéo.

Si la wilayat Bayda reste d'ampleur limitée (dans les premiers mois de 2018, elle a publié plus de photos de ses décédés que sur ses opérations... mais elle arrive à recruter à Taiz, dont on voit encore un "martyr" le 3 juin, et Aden), l'EI dispose toujours de cellules actives à Aden, au sud (wilayat Adan Abyan), capables de monter à la fois des assassinats ciblés mais aussi des attaques complexes avec des kamikazes. L'émir local aurait toutefois été abattu fin avril. Le discours dans la vidéo continue d'appeler à rejoindre le djihad. A noter que parmi les décédés, on trouve plusieurs combattants étrangers venus de la Corne de l'Afrique: un Somalien (mais qui appartient peut-être à la communauté installée au Yémen), et peut-être un Ethiopien ou un Erythréen. Récemment, la wilayat Bayda a perdu l'un de ses recruteurs les plus importants: Abou Karam al-Hadrami (Ahmad bin Sa’id al-‘Amudi), un Saoudien né à Riyadh et radicalisé en prison. Il voulait faire une opération kamikaze mais l'EI le jugeait trop utile. Il a été tué par une roquette des Houthis sur le front de Bayda. Ce qui est intéressant également, c'est que les décédés annoncés par la wilayat Bayda ne sont pas des locaux, mais viennent pour l'essentiel d'autres régions du Yémen.

La branche de l'EI au Yémen n'a pas le même dynamisme que d'autres branches de l'organisation en dehors de la Syrie ou de l'Irak, comme la wilayat Khorasan en Afghanistan et au Pakistan (lire ici l'analyse sur France-Soir) ou la wilayat Sinaï en Egypte. Pour autant, en dépit des frappes aériennes américaines et des nombreux adversaires qui l'entourent au Yémen, cette branche arrive à survivre, en profitant d'un conflit qui n'en finit pas.

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